À l’aube de l’élection présidentielle au Sénégal, en février prochain, Abou M. Moubarack Lo plaide pour une modernisation des institutions sénégalaises. Nous publions aujourd’hui la première partie de ce plaidoyer.
Un régime constitutionnel, quel qu’il soit, n’a de valeur que par rapport à son adéquation aux réalités locales et à sa capacité à améliorer la qualité de vie de la population qu’il est censé servir. C’est sous cette lumière qu’il nous faut évaluer en permanence le système républicain que nous nous sommes choisi dès le début de notre indépendance.
63 ans après, des interrogations persistent, et le maintien à l’identique des défis (lutte contre la pauvreté, renforcement de la cohésion nationale) qui se posaient à nous en 1960 est la preuve que nos institutions requièrent toujours un ajustement, bien plus profond que les réformes conduites en 1963 (instauration du présidentialisme), en 1970 (création du poste de Premier Ministre) et en 2001 (modification légère du régime présidentiel).
À l’entame du troisième millénaire, l’enjeu consiste pour notre pays à se donner des institutions modernes, à même d’accélérer son émergence économique, sociale et culturelle. Pour atteindre cet objectif, nous devons marquer un vrai tournant et inventer une autre République.
Depuis 1963, le Président de la République concentre entre ses mains l’essentiel du pouvoir de décision, tandis que le fait majoritaire rend le parlement inapte à exercer réellement sa mission de contrôle du gouvernement et que le pouvoir judiciaire a du mal à se défaire de l’emprise de l’exécutif.
La désignation d’un Premier Ministre, à partir de 1970, n’a pas fondamentalement altéré la nature présidentialiste du régime et le Premier Ministre s’est révélé, dans les faits, être plus un coordonnateur du travail des Ministres (Primus interPares) que le chef d’un gouvernement dont le socle demeure le Président de la République qui fait et défait les Ministres.
Le terme de « maître du jeu » utilisé par l’ancien Président Abdou Diouf, à l’occasion d’un retour de voyage, illustre parfaitement cette situation. Et, en vérité, le Premier Ministre n’est responsable politiquement que devant le Président, et ses relations avec le Parlement sont quasi-inexistantes puisqu’il ne s’y rend dans les faits, du moins jusqu’à aujourd’hui, qu’une seule fois pendant tout son séjour à la Primature pour prononcer son discours de politique générale.
Du point de vue de tous les analystes, les réformes constitutionnelles de janvier 2001 et de mars 2016 n’ont entamé en rien les fondements du régime présidentialiste.
Certes, un titre spécial de la Constitution a été réservé au Gouvernement, mais les articles en question n’ont fait que codifier ce que la longue pratique du présidentialisme avait fini de consacrer depuis belle lurette. Ainsi, les Premiers Ministres qui se sont succédé depuis janvier 2001 n’ont guère eu de marge de manœuvre supplémentaire par rapport à leurs devanciers.
Et, au delà des personnalités des uns et des autres, et du rapport de forces politique, c’est le texte constitutionnel qui le veut ainsi.
Un tel schéma présidentialiste possède des avantages et des inconvénients.
Au nombre des points positifs, on peut relever la désignation directe par le peuple du chef de l’exécutif à qui il pourra ultérieurement demander des comptes.
En outre, le renforcement de la cohésion de la nation et sa mobilisation autour des tâches du développement peuvent être facilitées par la concentration du pouvoir autour du président, père de la jeune nation et garant de son unité. Cela s’est révélé particulièrement vrai au début des indépendances où tout était à faire, y compris convaincre les citoyens d’adhérer à un « commun vouloir de vie commune ». Toutefois, l’expérience a montré que ces avantages attendus du présidentialisme ont rarement été opérants en Afrique et, en vérité, sauf à de rares exceptions, les présidents élus ou autoproclamés (par suite d’un coup d’État) se sont plus préoccupés à asseoir un pouvoir absolu et personnel, et à s’éterniser au sommet de l’État, plutôt qu’à s’évertuer à faire sortir leur peuple de la pauvreté. Alors que l’humanité aborde un nouveau siècle, plein de promesses, il est étonnant que cette situation persiste encore dans nombre de pays africains.
Le présidentialisme, du moins en Afrique, possède en effet des handicaps de taille qui constituent autant de contraintes dans la marche vers l’émergence économique et sociale :
- le présidentialisme ne favorise pas la transparence, puisque le Président, véritable monarque républicain, et son équipe ne peuvent être soumis à un contrôle strict de la part des contre-pouvoirs. Les rares protestations des opposants et des forces vives sont alternativement étouffées par le fait majoritaire, l’achat de conscience, l’intimidation ou la répression ;
- le présidentialisme n’encourage pas la prise de responsabilité, car, rien ne pouvant être considéré comme définitif tant que le Président n’a pas donné son onction, nul n’accepte de s’engager par peur d’être désavoué et par manque d’autorité suffisante. Le Président Senghor parlait ainsi de « ponce–pilatisme » pour désigner la tendance des uns et des autres à tout ramener à son niveau. En outre, lorsque le Président voyage à l’étranger, le travail gouvernemental ralentit, le conseil des Ministres cesse de se réunir et, les réformes doivent attendre le retour du Président ;
- le présidentialisme ne promeut guère la réforme ; le président n’ayant aucun intérêt à saper les bases de sa popularité. L’inertie, le populisme, la multiplication des promesses irréalisables et la recherche permanente du consensus deviennent alors la règle. Toute velléité de réforme est tuée dans l’œuf et reportée aux calendes grecques, sous la pression des revendications corporatistes. De son côté, le Premier Ministre ou le vice-président choisi par le Chef de l’État, se voyant en dauphin naturel du Président, fait tout pour ne pas créer de vagues et réduire son crédit politique futur. Il évite aussi de trop apparaître et d’occuper la scène, pour ne pas faire ombrage au Président, ce qui l’empêche parfois de communiquer efficacement avec les populations et de vivre concrètement leurs difficultés ;
- le présidentialisme empêche l’éclosion de la démocratie véritable. En effet, le Président, maîtrisant sa majorité et étant le chef suprême du parti majoritaire peut amener le Parlement, sans besoin de le lui demander explicitement, à jouer un simple rôle de chambre d’enregistrement plutôt que d’être une instance de débats profonds et riches. Au surplus, les partis d’opposition ont du mal à émerger et à recruter des militants de qualité, car la progression dans la carrière administrative et l’accès aux faveurs pour le secteur privé sont d’une certaine mesure liés à la proximité ou à la neutralité par rapport au régime en place. La démocratie demeure alors peu développée et l’alternance politique, par des moyens pacifiques, devient fort difficile ;
- le présidentialisme génère des relations tendues entre le Pouvoir et l’Opposition, le Président faisant tout pour s’accrocher au pouvoir et tolérant à peine qu’on daigne lui disputer son poste. L’armée devient alors très souvent la seule alternative. Les multiples coups d’État qui ont émaillé l’histoire récente de notre continent en sont des preuves tangibles. Les élections présidentielles deviennent toujours des moments de crise, le pays pouvant basculer pour un rien vers le chaos. Les tensions persistent au delà des élections, l’opposition refusant de reconnaître les résultats, ce qui pose une hypothèque sur la paix sociale et décourage les investisseurs de prendre des risques sur le moyen et le long termes.
La situation trouble qui prévaut actuellement en Côte d’Ivoire suffit comme exemple éloquent.
Ces tares du présidentialisme sont ainsi loin d’être des fictions en Afrique.
Certes, une nette amélioration a été constatée ces quinze dernières années. La démocratie progresse un peu partout. Les mandats présidentiels sont de plus en plus limités dans le temps, les nouvelles constitutions ne permettant que deux mandats au maximum, en général d’une durée de cinq ans chacun.
De même, dans plusieurs pays, l’Opposition arrive à damer le pion aux partis au Pouvoir, lors des élections municipales ou législatives, voire présidentielles.
Ainsi, le Sénégal, le Ghana, le Mali et le Kenya, ont tous connu, ces trois dernières années, des transitions démocratiques pacifiques, même si, dans trois des quatre cas, le président sortant ne se représentait pas.
L’expérience vécue en 2000 au Sénégal, où le président sortant, Abdou Diouf, a félicité par anticipation son challenger, Abdoulaye Wade, est à ce jour unique en Afrique, raison de plus pour la considérer encore comme une exception. Mais, y compris lorsque l’alternance politique se réalise, les travers relevés ci-dessus continuent d’être à l’œuvre dans beaucoup de pays du continent dotés de régime présidentialiste.
Les États-Unis possèdent aussi un régime présidentiel. Mais il a l’avantage de ne pas être présidentialiste. Car, les fondateurs de la démocratie américaine, il y a plus de deux cents ans, ont, dès le départ, veillé à mettre en place un système de « checks and balances » qui fait que le Président partage réellement le pouvoir de décision d’une part avec le puissant Congrès et la Cour Suprême, au niveau national, et, d’autre part, avec les États fédérés. Il doit ainsi constamment composer, négocier et convaincre d’autres forces politiques, y compris d’ailleurs les parlementaires issus de son parti et qui ne suivent pas toujours une logique partisane dans leur vote. Cette limitation du pouvoir d’un Président élu au suffrage universel et unique chef de l’Exécutif n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Les pays d’Amérique latine qui ont essayé d’imiter le système présidentiel américain, sans mettre en place les gardes-fous qui en sont consubstantiels, n’ont pas connu le même succès. Les crises successives en Argentine, au Pérou et au Venezuela en sont des preuves éclatantes.
La France possède également un Président élu au suffrage universel, doté de réels pouvoirs exécutifs, et un Premier Ministre, chef du gouvernement. Mais le Général de Gaule, fondateur de la Vième République avait l’habitude de dire « qu’ il ne saurait exister une dyarchie au Sommet ». Cette assertion s’est révélée vraie tant que les deux chefs de l’Exécutif étaient du même bord politique, intimement liés et fonctionnant comme un duo. C’était le cas des couples de Gaulle-Debré et Mitterand-Fabuis.
Lorsque le Premier Ministre a cherché à exprimer sa personnalité propre, le Duo s’est transformé en entente cordiale puis en séparation contrainte et forcée.
Ce fut le cas du couple Giscard-Chirac, dont les deux protagonistes appartenaient pourtant tous les deux à la Droite. Enfin, dans le scénario d’une majorité parlementaire différente de la majorité présidentielle, la France a dû recourir à la cohabitation. Cela a débouché sur des duels feutrés gérés pacifiquement mais ayant eu pour conséquence de ralentir la capacité de réforme de l’État français et à brouiller son message sur la scène internationale. Le duel Chirac-Jospin en est la dernière illustration.
Plusieurs acteurs de la vie politique française, lassés des blocages causés par l’expérience de la Cohabitation, appellent ainsi de leurs vœux le passage à une Sixième République.
En effet, comme l’a montré la crise institutionnelle intervenue au Sénégal en 1962, le bicéphalisme, s’il est mal géré, peut, surtout dans une jeune nation, provoquer un grave conflit entre les deux têtes de l’exécutif et mettre en péril la stabilité du pays.
Abou M. Moubarack Lo
Docteur en administration des affaires