Le Président de la République est la « clef de voûte » de nos institutions. Cette formule du général de Gaulle, prononcée en 1962 pour justifier son élection au suffrage universel direct, est bien connue. Elle signifie que le régime de la Cinquième République est présidentiel. Ajoutons qu’il l’est même dans le cas où la majorité parlementaire est contraire à la majorité présidentielle, et plus encore s’il n’y en a aucune.
La cohabitation, telle que François Mitterrand l’a voulue par deux fois, telle que Jacques Chirac l’a pratiquée à sa suite, est une hérésie constitutionnelle. « Vous me voyez choisir comme Premier ministre un chef de l’opposition ? » confiait le même De Gaulle à Alain Peyrefitte à la veille des élections législatives de 1967. « Vous me voyez installer Mitterrand à Matignon ? Ça voudrait dire que la légitimité du gouvernement reposerait, non sur celle du Président de la République, mais sur celle de l’Assemblée ! Ça voudrait dire qu’on retournerait à la IVe ! Non, non ! »
Et il ajoutait : « Si nous n’avons pas de majorité à l’Assemblée, nous nous en passerons ! À condition évidemment que nos troupes ne soient pas complètement écrasées. Cette Constitution a été faite pour gouverner sans majorité. »
Le Président doit gouverner, quelle que soit la composition du Parlement.
Il est vrai que les constitutionnalistes disent plus volontiers que nos institutions sont « semi-parlementaires ». Mais ce qualificatif ne signifie pas qu’elles sont tantôt pleinement présidentielles, tantôt complètement parlementaires. Si le camp présidentiel perd les élections législatives, le Parlement n’est pas, et ne doit pas être, tout puissant.
Le Président ne doit pas disparaître du jeu politique.
Notre tradition républicaine, paradoxalement héritée du système monarchique anglais, a longtemps ancré dans nos esprits l’idée que l’Assemblée seule exprime la volonté du peuple, comme si, face à elle, il y avait encore un roi, non un Président directement issu de la souveraineté nationale. Plus ou moins consciemment, de ce biais nous sommes encore victimes. Il faut nous en libérer.
Il faut que, peu à peu, tous finissent par accepter de raisonner comme on le fait outre-Atlantique, dans cette république plus que bicentenaire fondée sur un régime présidentiel intégral, où jamais aucun Américain n’oserait imaginer que le Congrès puisse imposer au Président son équipe gouvernementale : d’un côté, un exécutif homogène, gage d’efficacité, et non pas divisé contre lui- même, Président et ministres réunis ; de l’autre les chambres, avec lesquelles ceux-ci doivent composer, gage de démocratie.
Aussi Emmanuel Macron a-t-il eu raison, en 2022, après sa victoire personnelle et l’échec de ses troupes, de s’entourer de ministres fidèles s’appuyant sur une minorité de l’Assemblée, qualifiée alors de « majorité relative ». Il n’y avait là rien que de constitutionnellement normal et de conforme à l’intérêt national, rien de contraire aux règles démocratiques.
Le Gouvernement doit trouver pour lui la voie des compromis avec le Parlement.
Après les élections de juillet, il aurait pu en être de même. Chercher, dans un réflexe parlementaire, à constituer une coalition majoritaire n’était pas l’option la meilleure. François Bayrou, en cette circonstance, a proposé une solution bien plus gaullienne : que le chef de l’État place librement à Matignon un homme disposant de sa totale confiance, sincèrement déterminé à obéir à son impulsion, et tout autant résolu à s’entendre avec le Parlement, aussi difficile puisse être cet exercice ; autrement dit maintenir en 2024 la pratique constitutionnelle inaugurée deux ans plus tôt.
Une telle formule n’est pas nouvelle. Déjà au dix-neuvième siècle, sous le règne de Louis-Philippe, aux adeptes du régime parlementaire intégral qui préconisaient que « le roi règne mais ne gouverne pas », d’autres, plus avisés, répondaient : « Le trône n’est pas un fauteuil vide. » Aujourd’hui, nous pourrions dire : « L’Élysée n’est pas une maison vide ».
Selon cette conception, le rôle du gouvernement n’est pas de se soumettre humblement aux injonctions du Parlement en ignorant les préoccupations du chef de l’État, mais de trouver la voie étroite qui permet de les accorder. Il n’est pas de rechercher un compromis entre ce qu’il est convenu d’appeler « les trois blocs » mais entre ces trois blocs et le Président. Il est de trouver au cas par cas des « majorités d’idées », selon le mot d’Edgar Faure, et s’il n’y parvient pas, de proposer l’arbitrage du peuple par référendum comme la Constitution lui en donne le pouvoir.
Et pour que le Président reste la clef de voûte, pour qu’il y ait unité de vue et d’action au sein de l’exécutif, le chef du Gouvernement ne doit pas se considérer comme l’arbitre suprême, imposant des compromis de son crû tantôt au Parlement, tantôt au chef de l’État, à la manière de Michel Barnier rendant ses oracles, mais plus modestement comme celui qui par ses conseils aide le Président à trouver ce chemin étroit, qui bâtit patiemment avec lui ce compromis, qui le met en œuvre en loyal second.
Pour cela, un nouveau sacre présidentiel est nécessaire.
Reconnaissons toutefois que maintenir ainsi le Président en première ligne suppose qu’il ait objectivement le poids politique lui permettant de le faire, autrement dit que sa légitimité démocratique soit intacte. Or elle ne l’est pas.
En décidant de provoquer des élections législatives sitôt connu le résultat de l’élection européenne, Emmanuel Macron l’a lui-même anéantie en considérant qu’elle venait d’être détruite et qu’elle devait être retrouvée dans les urnes. Il aurait pu, comme on s’y attendait, nier qu’on fût en droit de tirer quelque conséquence majeure de ce scrutin secondaire, pas plus qu’on n’en eût tiré d’élections régionales, départementales ou municipales. Et on l’aurait suivi. Mais il ne l’a pas fait.
Et, comme le dit encore le fondateur de la Cinquième République, lorsque les élections ont lieu après une dissolution, à la différence de celles qui se déroulent à leur date normale, c’est une question de confiance que le Président pose au pays. « Alors, si le Président est désavoué par le peuple, il doit évidemment s’en aller, qu’il l’ait ou non annoncé. »
Et s’il le doit, ce n’est pas seulement parce que c’est un devoir démocratique de se retirer quand le peuple vous rejette, c’est parce que, de fait, il n’est plus l’incarnation légitime de la volonté nationale, qu’il n’a plus la force politique nécessaire pour exercer pleinement son rôle. Il n’y a plus de Président, seulement un « locataire de l’Élysée », un locataire à qui son congé a été signifié. Le palais présidentiel ne peut plus être autre chose qu’une « maison vide ».
Or sans clef de voûte, l’édifice constitutionnel s’écroule, le monde politique, toutes tendances confondues, est frappé d’impuissance. La crise est là. Ce qui importe n’est donc pas de se demander s’il faut chasser du pouvoir un vaincu des urnes, mais de retrouver à la barre un Président ayant l’appui explicite du peuple souverain et qui par cela seul, quel que soit l’équilibre des forces au Parlement, et grâce à notre judicieuse Constitution, soit en capacité de gouverner.
Pour cela, il faut un nouveau sacre populaire, une nouvelle élection présidentielle.
Francis CHOISEL
Historien, auteur de Comprendre le gaullisme (L’Harmattan)