La loi de 1905 se situe au croisement de deux lignes de force dont la combinaison n’allait pas nécessairement de soi. D’un côté, elle clôt un processus de laïcisation des institutions publiques qui prit naissance en 1792 lorsque la République retira aux paroisses la gestion de l’état civil. Il se poursuivit notamment à travers les lois Ferry de laïcisation de l’école. Il ne restait plus qu’à mettre un terme au service public du culte en décidant que les personnels ecclésiastiques ne seraient plus des fonctionnaires. Ce qui fut fait, hormis pour l’Alsace-Moselle qui en 1905 n’était pas française.
D’un autre côté, la loi de 1905 vint clore le cycle des grandes lois de liberté que la IIIe République porta au nom des principes qui la fondèrent. Ainsi consacra-t-elle la liberté de conscience, en écho lointain à l’article 10 de la déclaration des droits de l’Homme qui interdit d’inquiéter quiconque pour ses opinions, « même religieuses ». Ces grandes lois furent le moyen grâce auquel la IIIe République inscrivit dans le droit positif des droits énoncés dans la déclaration de 1789 à laquelle elle ne jugea pas nécessaire de se référer explicitement, au nom certainement du fait que la souveraineté du peuple ne devait comporter aucune entrave.
Très tôt, à une époque où l’on ne parlait pas encore de gouvernement des juges, le Conseil d’Etat censura les municipalités qui entendaient interdire le déroulement des processions religieuses dans l’espace public. On pourrait ajouter que pendant les débats préludant à l’adoption de la loi, la gauche socialiste ne fut pas suivie lorsqu’elle proposa de supprimer les jours fériés à caractère religieux pour les remplacer par des jours fériés laïques. Il convient donc d’imputer à la loi de 1905 le respect des règles qu’elle a énoncées, sans vouloir lui demander plus que ce qu’elle est censée offrir.
Cette loi garantit en effet le libre exercice des cultes et, pourrait-on ajouter, de toutes les manifestations convictionnelles au nom de la liberté de conscience qu’elle protège. Tout cela pour rappeler que la loi de 1905 n’eut pas pour objectif de déchristianiser la France et d’effacer les attachements civilisationnels qui l’ont façonné à travers l’Histoire. Dans le monde d’aujourd’hui où les contours de ces attachements s’estompent de plus en plus, elle n’a pas pour autant vocation à façonner une société orwellienne dans laquelle les individus deviendraient des fantômes indistincts les uns des autres. L’émancipation ne saurait être un pur et simple déracinement ni déboucher sur l’émergence d’une communauté sans visage.
L’enjeu pour la laïcité de demain n’est donc pas tant d’étendre son emprise sur la société que d’être appliquée strictement dans le périmètre où elle a vocation à s’exercer.
Et cela commence par l’Ecole bien évidemment, où de renoncements en renoncements et de dénis multiples en statistiques biaisées, il est de moins en moins possible de proposer au nom de la laïcité un enseignement à l’abri des dogmes et des querelles humaines afin de placer celui-ci sous le seul empire de la splendeur du savoir et de la connaissance. Dans une société caractérisée par un enchevêtrement d’appartenances culturelles parfois très éloignées les unes des autres, permettre à chacun de mettre à distance les nombreux déterminismes qui l’enveloppent en le confrontant aux œuvres culturelles et aux réalisations humaines qui ont forgé la civilisation qui nous porte, en donnant toute sa place au pouvoir libérateur de la connaissance scientifique, doit demeurer l’ambition inflexible de toute école.
La laïcité n’est pas l’ennemie des convictions, elle a au contraire pour but de donner à chacun les moyens d’exercer, en conscience et en raison, les choix éclairés dont le bien-fondé lui appartient.
C’est donc bien en offrant à chacun les conditions d’un possible épanouissement de soi sans ouvrir sous ses pieds l’abîme de toutes les négations que la laïcité sera véritablement une école de la liberté.
On ne reviendra pas bien entendu à la période qui caractérisa le début du XXe siècle où le combat anticlérical s’embrasa sans que le socle civilisationnel légué notamment par le christianisme ne soit remis en cause. On ajoutera que la séparation du religieux et du politique put d’autant mieux se faire qu’elle faisait écho à la séparation du spirituel et du temporel que le christianisme conceptualisa le premier bien qu’il eût quelque difficulté à se l’appliquer à soi-même. Mais dans un Occident en voie de déchristianisation et dans lequel le multiculturalisme devient la règle, promouvoir la laïcité pourrait rapidement devenir une mission impossible si l’on n’oeuvre pas énergiquement à recréer les conditions de possibilité de son épanouissement futur.
Daniel Keller
Ancien membre du Conseil économique et social et environnemental