Entre la politique identitaire des extrêmes droites et la politique des identités qui se prétend à l’extrême gauche, voire simplement à gauche, des convergences aussi surprenantes qu’insistantes méritent l’attention. La situation actuelle aux USA dramatise évidemment des affrontements entre les deux camps, mais elle ne saurait voiler leurs analogies idéologiques. Par exemple, au slogan Make America great again, répond ainsi le Make America trans again, de Paul Beatriz Preciado.
I/Comment perdre une élection
Le 12 mars 2021, Sandra Laugier, naguère responsable des sciences humaines au CNRS et créatrice de la Cité du Genre, publiait dans Libération une tribune intitulée « Intellectuels de tous les pays, dé-trumpez-vous », et qui dénonçait « la détestation que tentent de susciter les penseurs conservateurs envers les concepts critiques de genre, race ou d’intersectionnalité ». L’à-peu-près dans le titre évitait de répondre sur le fond, toute critique étant censée venir de l’alt-right. Récurrent, ce procédé commode fut repris par l’illustre Judith Butler en 2024 dans Qui a peur du genre ?, où elle ne théorise le genre qu’en listant ses adversaires, du Pape à Trump.
Or voici que dans son discours d’investiture, le 20 janvier 2025, Donald Trump déclara gravement : « As of today, it will henceforth be the official policy of the United States government that there are only two genders, male and female. » Applaudie à tout rompre, cette formule sidéra l’univers, comme si un truisme pouvait devenir une révélation.
La force de l’idéologie intersectionnelle restait telle que le Président employa le mot gender, cet euphémisme victorien pour désigner le sexe devenu un fétiche universel de l’idéologie intersectionnelle. Promulguée le soir même, la directive officielle rectifiaainsi : «These sexes are not changeable and are grounded in fundamental and incontrovertible reality», et ajouta : «’Sex’ is not a synonym for and does not include the concept of ‘gender identity’. »
Beaucoup s’insurgèrent depuis contre des thèses « d’extrême-droite ». Si toutefois le constat d’une réalité biologique, qui n’est pas limitée aux USA et reste commune à des millions d’espèces, passe pour « d’extrême-droite », est-ce à dire que le déni de réalité devient d’extrême gauche ? Trump se garde de dire que la Terre est ronde, parce que les platistes votent pour lui ; mais pourquoi la réalité serait-elle de droite ou de gauche ?
Les facteurs de la défaite démocrate sont évidemment multiples, mais les positions intersectionnelles de Kamala Harris ont sans doute découragé bien des électeurs. Répondant à un journaliste, elle affirmait à la télévision, sur un ton plaisant qui ne trompa personne : « On n’est jamais assez woke. ». Ses adversaires eurent alors beau jeu de rappeler que quelques années auparavant, alors qu’elle était procureur en Californie, elle demandait la gratuité des opérations de changement de sexe pour les détenus qui le désiraient. Dans un pays où le moindre accouchement est facturé 12.000$, ce privilège compassionnel semblait exorbitant. Et le slogan républicain « Kamala Harris is for they/them, President Trump is for you » eut des effets d’autant plus dévastateurs.
Ainsi l’idéologie intersectionnelle est-elle devenue une providence pour toute l’extrême droite internationale, Poutine compris, qui en fait un épouvantail d’autant plus commode que des thèmes sociétaux, comme le transactivisme, font oublier les crises sociales et les guerres, quand ils ne les justifient pas.
II. La rivalité mimétique entre « wokisme » et « trumpisme »
La défaite démocrate fut d’autant plus pathétique que l’idéologie intersectionnelle avait pavé la voie au trumpisme et accrédité ses principaux ressorts.
De la post-vérité au totalitarisme
Les « faits alternatifs » qu’évoquait jadis Kellyane Conway pour justifier les milliers de contre-vérités que Trump débitait jour après jour lors de son premier mandat sont à présent quelque peu oubliés.
Toutefois, l’idéologie intersectionnelle ne fait pas plus de cas de la réalité, quand Butler nie par exemple le dimorphisme sexuel, ou quand Mona Chollet, auteur d’un best-seller consacré aux sorcières, publie La Tyrannie de la réalité (Folio, 2006). Pour la déconstruction « de gauche » ou pour la dérégulation « de droite », la réalité apparaît en effet comme l’ultime norme oppressive, puisqu’elle fait obstacle au solipsisme et au sentiment de toute-puissance.
Les billevesées connues sous le nom de bullshit seraient sans conséquence si l’on ne cherchait pas à les imposer. « Que vous viviez à Téhéran ou à Washington, le totalitarisme commence par des mensonges » remarque Azar Nafisi, auteur de Lire Lolita à Téhéran. Or la caractéristique majeure du totalitarisme n’est pas le mensonge mais son imposition forcée. Ainsi, pour avoir conseillé la vaccination, le docteur Anthony Fauci fut menacé de mort par les antivax trumpistes, et Trump s’empressa dès sa seconde investiture de supprimer sa protection policière. De même, dans un tout autre contexte, la romancière J.K. Rowling fut menacée par des transactivistes pour avoir rappelé l’existence de deux sexes.
Gênantes par leur indifférence au bon plaisir, les sciences sont exclues par les deux camps : les militants intersectionnels tablent sur la déconstruction pour répéter avec Heidegger puis Derrida que les sciences « ne pensent pas », et qu’elles ne sont que des « constructions sociales » reflétant diverses dominations ; le camp des tyrannies en fait également fi en propageant des thèses climatosceptiques et antivax.
Faute d’ancrage dans la rationalité, l’explication ultime de la réalité reste alors celle du complot. Le complot trumpien de l’État « profond » comme celui de la sourde discrimination « systémique » renvoie à un imaginaire victimaire, commun, on le sait, aux totalitarismes, du nazisme au stalinisme jusqu’à l’islamisme contemporain.
Le monde apparent ne serait donc qu’illusion et montage malveillant, et il importe de s’éveiller à la vérité cachée par des forces malignes : ce thème est commun à la mouvance intersectionnelle (« woke » signifie « éveillé » en argot afro-américain) comme aux bornagain évangéliques qui soutiennent Trump. De même pour l’image partout reprise des pilules rouges qui, dans Matrix, permettent de parvenir tout d’un coup à la révélation.
La sexualité comme métapolitique
La confusion du politique et du sexuel reste une constante des tyrannies. On met en scène la masculinité du leader, et par exemple, Mussolini s’exhibait torse nu tout comme Poutine à sa suite. Les barbes spectaculaires de Ben Laden et de Al Bagdadi, aujourd’hui des officiels talibans et de Khamenei, jouent un rôle d’affirmation virile, qui s’accompagne de multiples vexations à l’encontre des femmes.
Il ne s’agit pas que d’une séduction populiste, mise en scène par divers caudillos de gauche, comme Maduro ou Ortega, ou de droite comme Bolsonaro ou Milei. Le culte de la force justifie en effet la dérégulation qui la libère. Après avoir annoncé le licenciement des modérateurs sur ses réseaux sociaux (Facebook et Instagram), Mark Zuckerberg déplore ainsi que « le monde de l’entreprise a été presque émasculé (neutered) », regrette le manque « d’énergie masculine » et prône une culture qui « célèbre l’agressivité ». Il scelle ainsi son ralliement au nouveau régime.
La sexualisation de la politique fut exemplairement illustrée par les Lois de Nuremberg réglaient la filiation et l’alliance pour « la santé héréditaire du peuple allemand ». Les lois islamistes ne sont pas moins strictes et punissent de mort les femmes jugées adultères. Une réaction reste toujours possible dans les démocraties « illibérales », comme en témoignent la Pologne sous le PIS, la Hongrie sous Orban, et le récent décret de Trump pour restreindre le droit à l’avortement.
Corrélativement, sous l’ample pavillon du genre, la sexualité reste un produit d’appel de l’idéologie intersectionnelle. Il ne s’agit aucunement de licence puisque cette idéologie participe à sa manière d’une contre-révolution sexuelle en opposant radicalement hommes et femmes—tout en dénonçant le binarisme (voir par exemple le Manifeste contra-sexuel de Paul Beatriz Preciado, 2000). En revanche, par une casuistique élaborée sur les campus occidentaux, il s’agit de régler les rapports sociaux par une étiquette fondée sur la hiérarchie des « genres », des préférences sexuelles et des pronoms préférés, qui sont arborés sur des pins, multipliés sous les signatures, et même requis sur divers formulaires administratifs.
Le « mégenrage », ou simplement la mention d’un prénom témoignant du sexe de naissance (le deadname), sera considéré comme une offense susceptible de poursuites allant jusqu’au licenciement, voire, pour un facteur californien qui s’opposait à la transition de sa fille, à une peine de prison.
Si l’on revient du genre au sexe, et de l’euphémisme à la réalité, on constate que dans le camp des tyrans, le « mégenrage » sert également à insulter. Quand en 2022 Poutine, lors d’une conférence de presse avec Macron, s’adresse à Zelensky en disant « Que ça te plaise ou non, ma jolie, il va falloir y passer », il présage ce que le 8 janvier 2025 Musk lança à Trudeau, perplexe devant les projets d’annexion de Trump : « Ma fille [Girl], tu n’es plus le gouverneur du Canada » (mis au lieu de premier ministre le titre de gouverneur faisant du Canada un État des USA parmi d’autres).
Bref, les deux camps adoptent des figures contrastées mais fondamentalement analogues, et le sexe prend une dimension métapolitique car il paraît dicter la politique nationale et internationale.
La haine de la culture
Comme on sait, les « guerres culturelles » théorisées par l’idéologie intersectionnelle et qui ont divisé en premier lieu la société américaine se réduisent à des guerres contre la culture.
Partageant les mêmes préjugés identitaires, le même littéralisme, la même crainte de la liberté d’expression (pour leurs adversaires), les deux camps s’affrontent en purifiant les bibliothèques et sur ce point la cancel culture semble faire l’unanimité.
Par exemple, en 2019, en Ontario, trente responsables de bibliothèques scolaires détruisirent 5.000 ouvrages jugés offensants, de Tintin à Astérix. Des bûchers de livres furent édifiés : les cendres du premier servirent à fumer un arbuste, « pour tourner le négatif en positif », avec l’intention pieusement écologique de revenir de la culture à la nature. Des esprits chagrins se souvinrent alors de précédents ; par exemple, en 1933, le recteur Martin Heidegger présida un bûcher de livres, jugés juifs ou enjuivés, et prononça une allocution exaltant le feu et commençant par ces mots de Hölderlin : « Jetzt, komme, Feuer ! ».
Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions et voies de fait que perpétuent les « cultural wars » et la « cancel culture » touchent la plupart des pays démocratiques, sans pourtant avoir été imposées. Que s’est-il passé ? Comment la détestation populiste de la culture, qui n’a rien à envier à celle des trumpistes, est-elle devenue pour une prétendue extrême-gauche une vertu politique parée des atours de la justice sociale ?
La volonté d’expurgation s’est étendue dans les milieux intellectuels. Par exemple, en France, des candidates aux concours en Lettres ont mené campagne contre un sonnet de Ronsard accusé de propager la culture du viol, car il mettait en scène Danaé, pourtant fort consentante. Une pâle églogue de Chénier qui montrait en guise d’oaristys une bergère négociant son contrat matrimonial connut le même sort. Une illustre collègue vingtiémiste s’est félicitée sur France Culture de n’avoir pas à enseigner les grands écrivains du XIXe parce qu’ils propageraient « des valeurs extrêmement normatives », indignation morale qui suffit à les discréditer. La suspicion s’étend à toute l’histoire de la culture.
Pour ces censeurs, il reste cependant facile de dénoncer les comités de parents qui, au Texas ou en Floride, veulent à leur tour expurger les bibliothèques scolaires, comme de dauber sur l’inculture revendiquée de Trump, ou celle de Musk qui prend pour référence le Guide du voyageur intergalactique et se voit fièrement chargé de supprimer le ministère de l’Éducation.
La dérégulation autoritaire et compassionnelle
1/ Niant l’égalité démocratique, les radicalités identitaires prônent des communautarismes antagoniques ; et l’exécration du blanc républicain répond à celle de l’immigré mexicain.
Ce n’est pas seulement l’Autre qui est en jeu, mais une forme de haine de soi, ou du moins un renoncement à l’autonomie personnelle : chacun devrait s’identifier à sa communauté sexuelle, raciale ou nationale, et se conformer au destin déterminé par son identité, comme jadis dans la pensée nazie, la Gefolgschaft déterminait le destin (Schicksal). Les références restent communes. Par exemple, la métaphysique identitaire de Heidegger est revendiquée par des penseurs décoloniaux comme Enrique Dussel ; alors que Schmitt fut le Kronjurist de Hitler, sa théorie politique, purement agonistique, se voit revendiquée par les théoriciens décoloniaux comme Ernesto Laclauet Chantal Mouffe, inspiratrice de Podemos comme de La France insoumise.
Pour ces pensées identitaires, l’autonomie personnelle, pourtant fondamentale en démocratie, devient un leurre. Ainsi, dans La Société des vulnérables. Leçons féministes d’une crise Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l’Éducation, donnent congé à l’idéal des Lumières : « Nous vivons sur le mythe de notre autonomie et de notre indépendance—valeurs de la société moderne depuis les Lumières » (p. 7). Cet idéal serait caractéristique des « nantis occidentaux » (ibid.). Rencontre malencontreuse, la thèse que l’idéal d’autonomie est illusoire trouve d’actifs défenseurs dans les tyrannies qui s’étendent sur la planète en abominant un Occident essentialisé.
2/ Comme leur diversité autorise la séparation des pouvoirs, les institutions sont également attaquées ou asservies. Ainsi, des attaques contre les procureurs qui ont osé enquêter sur Trump et les juges qui l’ont condamné et des licenciements de hauts responsables du Ministère de la justice, promulgués le 27 janvier 2025. En France, toutes proportions gardées, les voies de fait de Mélenchon contre les auxiliaires de justice lors d’une perquisition restent en mémoire, tout comme le slogan d’Adèle Haenel : « La justice nous ignore, on ignore la justice ! ».
3/ L’attaque du Capitole en 2021 atteste que Trump a pris pour cible les institutions démocratiques. En nommant ensuite des présentateurs télé, des complotistes ou des oligarques à la tête des principaux ministères, il entend les discréditer et anticipe leur démantèlement. De fait, l’État fédéral se voit mis en coupe réglée par des oligarques, et Elon Musk a reçu mission de tarir ses financements. En quelques semaines, la dérégulation trumpiste a déjà permis d’affaiblir, voire de supprimer des agences sanitaires, les institutions de contrôle bancaire et de protection environnementale, présageant des crises sanitaires, économiques et écologiques.
La justice est particulièrement menacée. Une douzaine de procureurs, qui ont enquêté sur l’assaut du 6 janvier 2021, ont déjà été limogés. Plus de 6.000 employés du FBI qui ont participé aux enquêtes sont menacés de licenciement.
Plus profondément, la conception totalitaire de la société la réduit à une pyramide de rapports de domination. C’est la thèse de Foucault, référence indiscutée des activistes intersectionnels : il s’inspire en cela de la métapolitique nazie de Heidegger, en ajoutant que toute différence résulte d’une discrimination. C’est aussi, sous une forme moins intellectualisée, celle qui est propagée par les think tanks de l’alt-right. Tous s’opposent au principe démocratique d’une séparation et d’une régulation réciproque des pouvoirs.
Un long cousinage
Sans multiplier les exemples et les parallèles, répondons d’abord à l’objection selon laquelle les convergences que nous venons d’évoquer ne sont qu’anecdotiques. Elles reposent vraisemblablement sur une histoire commune des courants idéologiques qui s’affrontent aujourd’hui.
Synthétisant diverses traditions ésotériques opposées à toute modernité, la théosophie, initiée par Helena Blavatsky, a fait fureur dans la période 1880-1910, si bien que cette prophétesse devint, selon William Butler Yeats, « la femme la plus célèbre du monde ». Sa théorie aryaniste et féministe liait strictement une hiérarchie des races et une hiérarchie des sexes.
Dès le début du vingtième siècle, des théosophes fondèrent des mouvements promis à un grand avenir : l’anthroposophie aujourd’hui florissante dans des milieux écologistes ; l’ariosophie qui fut le fondement ésotérique du nazisme ; enfin le New Age qui, diffusé dans les universités, notamment californiennes, a permis de fonder l’idéologie intersectionnelle qui lie aussi par principe une hiérarchie des sexes à une hiérarchie des races.
Bien entendu, les hiérarchies diffèrent et les figures idéales s’opposent, comme l’homme blond à la femme noire, nouvelle égérie intersectionnelle. Déjà Blavatsky intitulait son premier manifeste Isis Unveiled (1875), où elle invoquait en place du dieu abrahamique cette Déesse noire ; et à sa suite Frances Sweeney fonda une association féministe aussi radicale que mystique, la Ligue d’Isis.
Malgré leurs évolutions propres et tout ce qui les sépare, ces trois courants sont restés apparentés. Par exemple, le New Age ne se réduit pas à l’irénique Peace and Love du Flower Power : des sectes comme celle des Davidiens, celle de George Manson, celle de Jim Jones, propageaient des théories proches du nazisme ésotérique, comme celle de la terre creuse, et elles ont fini dans la violence armée. Manson, par exemple, portait un svastika tatoué sur le front.
L’alt right américaine se présente volontiers en héritière symbolique du nazisme : Trump par exemple déclare que Hitler « a fait aussi de bonnes choses » ; il ajoute « J’ai besoin du genre de généraux qu’avait Hitler » ; le général John Kelly, son ancien chef de cabinet, déclare même qu’il correspond à « la définition d’un fasciste » et « qu’il gouvernerait comme un dictateur si on le lui permettait ». On comprend mieux pourquoi Elon Musk a fait un salut nazi, ou du moins applaudi comme tel par les néo-nazis, devant les caméras du monde entier le jour même de l’investiture de Trump. Déjà, lors de l’assaut du Capitole en 2021, dans lequel Kelly voit un « moment Reichstag », les factieux trumpistes s’affublaient de maints symboles nazis, des croix de fer à des casques à cornes nordicistes.
Paradoxalement, des officiels trumpistes reprennent avec sérieux des superstitions New Age. Dans le rôle des Grands Anciens, les Mahatmas qui envoyaient des lettres mystiques à Mme Blavatsky ont été modernisés en bienveillants extraterrestres ; ainsi, au cours d’un entretien lunaire et même martien avec Alice Weidel, dirigeante de l’Alternative für Deutschland, Elon Musk se veut rassurant : « Des Martiens (…) viendront nous aider et nous sauver en cas d’urgence, tout comme l’Amérique a aidé à sauver le reste du monde pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, et pendant la Guerre froide. ». Il avait précisé auparavant qu’il préparait une expédition sur Mars (avec des fonds fédéraux) et que par bonheur il n’y aurait pas de démocratie sur cette planète.
Parmi ces croyances obscurantistes, c’est sur le transhumanisme que les convergences entre Musk et les militants intersectionnels restent les plus étranges. Ainsi, les transitions de « genre » constituent la première mise en œuvre d’un programme transhumaniste touchant des milliers de personnes. Pour sa part, Musk, pourtant adversaire déclaré du wokisme, développe une entreprise, Neuralink, qui a commencé à implanter des puces dans le cerveau de singes et d’humains volontaires.
Dans les deux cas cependant, une anthropologie de la déficience, caractéristiquement transhumaniste, se substitue à l’anthropologie de la finitude propre à l’humanisme.
Et l’Europe?
Dissipons l’illusion convenue que les activistes intersectionnels seraient « de gauche », alors même qu’ils ont affaibli et discrédité la gauche à l’échelon international et fait prospérer l’extrême droite qu’ils dénoncent, ne serait-ce qu’en lui fournissant un épouvantail providentiel.
Quoi qu’ils se réclament du progressisme, ils ne sont pas pour autant des alliés pour les démocrates en Europe—pas plus que les trumpistes de l’alt-right, qui s’en prennent même aux conservateurs attachés à l’état de droit, comme la sénatrice républicaine Liz Cheney.
Les catégories de l’éventail parlementaire qui vont de la droite à la gauche semblent alors devenues inadéquates, car dans les deux camps, de multiples fanatiques se placent au-dessus de toute démocratie, représentative ou non. Que les plus puissants s’en prennent à d’autres, c’est inévitable, mais non réjouissant pour autant : les ennemis de nos adversaires ne sont pas nos alliés, puisque nous sommes les prochains sur leur liste de proscription.
La Heritage Foundation, qui a largement élaboré le programme Project 2025 que Trump entend mettre à présent en œuvre, promeut Judit Varga, la ministre de la justice chargée de mettre fin à l’indépendance des institutions judiciaires hongroises. Pendant ce temps, Trump affiche sa proximité avec Orban et Musk met en scène des relations idylliques avec Meloni. Tous agissent de concert comme s’ils projetaient de détruire les démocraties européennes de l’intérieur comme de l’extérieur. Ainsi, les ingérences ouvertes se multiplient, Musk appelant à la démission du premier ministre anglais ou lançant au congrès de l’AFD, héritière morale du parti nazi, cet appel martial : « Battez-vous pour un avenir radieux pour l’Allemagne. »
Déjà menacée par la Russie qui mène contre elle une guerre hybride, l’Europe se voit à présent menacée par les USA : Trump affaiblit l’OTAN et déclenche une guerre économique. Pendant l’avancée russe en Ukraine, il ouvre un nouveau front en revendiquant le Groenland. Alors que des « petits hommes verts » sont déjà bien établis en Crimée, à présent des mystérieux envoyés, coiffés de casquettes siglées Make Greenland Great Again, distribuent des billets verts dans les rues de Nuuk.
En passe dès à présent de devenir l’ultime bastion de l’idéologie intersectionnelle, l’Europe reste menacée de l’intérieur par les lobbys éveillés qui promeuvent des réformes sociétales, orientent les politiques de recherche et favorisent les financements aux associations fréristes ou transactivistes. Ainssi, la Cour de Justice de l’Union Européenne a été saisie par une association militante qui s’indignait que les formulaires de la SNCF indiquent comme civilité Monsieur ou Madame, offensant ainsi transgenres et non-binaires. La Cour, dans son arrêt, stipule que « l’entreprise ferroviaire pourrait opter pour une communication reposant sur des formules de politesse génériques inclusives », sans corrélation « avec l’identité de genre présumée des clients ». Pendant ce temps, la justice européenne semble oublier le Qatargate comme les ingérences russes et maintenant américaines dans les élections.
Inquiets d’une vassalisation annoncée, les européens attachés à la démocratie s’avisent maintenant qu’en seulement dix ans, un milliard d’hommes supplémentaires ont été assujettis par des tyrannies.
François Rastier