« Les hommes se sont toujours naturellement massacrés (…). Croyez vous (…) que les éperviers aient toujours mangé des pigeons ?(…) Eh bien ! (…) si les éperviers ont toujours eu le même caractère, pourquoi voulez vous que les hommes aient changé le leur ? » (Candide, Voltaire)
« L’état est un être énorme, terrible, débile, cyclope d’une, puissance et d’une maladresse indigne, enfant monstrueux de la force et du droit. Si l’Etat est fort il nous écrase, s’il est faible nous périssons » (Regard sur le monde actuel, Paul Valery)
Voici ainsi résumé en ces deux citations l’objet de nos propos. Que nous disent-elles ?
D’une part que l’homme, contrairement à ce qu’affirmait Rousseau est fondamentalement mu par la violence. D’autre part la présentation par Paul Valery d’un Etat cyclope, un être tout à la fois maladroit et puissant mais le plus souvent très efficace ; un enfant monstrueux de la force et du droit. Malheureusement cet être semble aujourd’hui affaibli. Ses murailles protectrices semblent ébranlées au gré des actes de violences qui se sont même immiscés ces derniers temps au sein de l’institution la plus sacrée de la République, la chambre basse du Parlement.
La violence peut se présenter sous diverses formes ; Elle peut être physique, verbale, sexuelle, psychologique. Toutefois la violence s’est « invitée » dernièrement de façon plus insidieuse au Parlement.
Un parlement dont les membres ne se parlent même plus
En ce sens, au-delà de la violence des propos qui relèvent du lieu commun dans l’hémicycle pour quiconque a déjà assisté aux débats parlementaires, cette violence s’est manifestée récemment sous une forme symbolique au sein de l’hémicycle en mai 2024, sous la forme du brandissement d’un drapeau étranger. La police de l’Assemblée a certes sanctionné cet acte sur la base de l’article 52 du règlement de l’Assemblée Nationale et de l’article 9 de l’instruction générale du Bureau. Toutefois cette sanction fut à nos yeux plus symbolique que dissuasive si l’on prend en compte le prononcé de décision à savoir l’exclusion temporaire de quinze jours.
Une autre manifestation de cette violence symbolique a été fort justement relayée par l’ensemble des media, ainsi que par le Président de la République, par le refus de certains élus de serrer la main comme le veut la tradition républicaine au benjamin de l’assemblée. Cette violence s’est même manifestée voire sous une forme posturale quand le même député, au demeurant doté d’un gabarit imposant, et qui avait été précédemment sanctionné en mai 2024, a rompu la distance dite « intime » au sens éthologique du sus-dit benjamin en charge du bon déroulement du scrutin. Une attitude fréquente lors de la présentation au public des combats de MMA qui confronte deux adversaires et non deux ennemis…
Mais ce qui interpelle le plus ici et qui nous semble encore plus symbolique de l’affaiblissement de nos institutions c’est le refus exprimé par un membre démissionnaire du gouvernement de serrer elle aussi la main. Cet acte remémore en nous La formule de Plaute dans la pièce « L’Asinaria (La comédie des ânes), écrite vers 195 avant Jésus Christ :
« Lupus est homo homini, non homo, quom qualis sit non novit »
Quand on connaît les gens ils sont un peu moins agressifs…Ne pas les reconnaitre c’est donc les ignorer Transposer au niveau législatif, ne pas serrer la main à un député lors d’un acte ritualisé c’est l’ignorer dans sa dimension de représentant du peuple et donc dans sa légitimité de député.
Ainsi lors de son allocution du 23 juillet le Président de la République a cru bon de préciser qu’il n’existait pas de « sous-députés »… le mot fait peur…
La violence est inhérente à l’homme.
Dans « Le Principe de Lucifer », Howard Boom apporte une vision très éclairante sur la place centrale qu’occupe la violence dans la Nature. Faisant appel à une multitude de disciplines humaines et scientifiques il démontre avec brio comment les émotions et les passions procèdent du processus évolutionniste.
L’image du « bon sauvage » chère à Michel de Montaigne et que popularisa avec succès Jean Jacques Rousseau dans ses principaux ouvrages est loin de refléter la réalité à l’aune des découvertes scientifiques mettant à mal les assertions de la Déclaration de Séville qui affirmait que la violence n’était pas le résultat de notre héritage évolutionniste ni inscrite dans nos gènes…
Rousseau était d’ailleurs allé encore plus loin dans son analyse en affirmant que l’homme naissait naturellement bon mais qu’il était corrompu par la civilisation et ses institutions.
Aujourd’hui nous pouvons postuler que la violence s’inscrit bien depuis la nuit des temps dans un processus de sélection naturelle visant. Dans une logique évolutionniste que nous partageons, la concurrence est vitale à la création de nouvelles espèces et tout est bon pour acquérir cette suprématie concurrentielle.
Cet état de nature nécessite donc d’être canalisé à défaut d’engendrer des externalités négatives autodestructrices.
Les institutions ont été « pensées » pour canaliser et endiguer la violence sous-jacente de l’être humain
René Girard dans « La violence et le sacré » a décrit merveilleusement bien les mécanismes de la violence. La violence a des effets mimétiques. Quand la violence n’est pas contenue elle se propage à la vitesse d’un feu de forêt. Le départ d’un feu est souvent insidieux car il se nourrit de quelques étincelles qui ont tôt fait de transformer en foyer puis en flammèches.
Girard nous a expliqué comment le religieux contribuait dans les sociétés primitives à endiguer et apaiser la violence, à la domestiquer, à la canaliser. Les sociétés plus évoluées ont mis en place progressivement l’institution judiciaire afin de rationaliser la violence.
Au fil de l’évolution de nos civilisations, de nouvelles institutions sont apparues permettant aux hommes d’écrire l’histoire. L’institution la plus aboutie est certainement celle de L’Etat, lui qui sut franchir les différents obstacles de l’Histoire au fil du temps.
Hobbes dans « Le Citoyen » et « Le Leviathan » montre, car chacun y avait intérêt, comment d’un état de guerre permanente où l’existence est brève, sanglante, et misérable on a débouché sur l’apparition de l’état. Par pur raisonnement rationnel en quelque sorte, même le plus fort a intérêt à se soumettre à l’état. Rien n’est plus facile que de tuer, car même le plus faible peut tuer le plus fort en s’associant avec d’autres faibles ou en attaquant par la ruse. Ainsi donc personne n’a intérêt à rester dans cet état lamentable de nature. On va donc déléguer à un état sa puissance originelle, on va limiter sa liberté maximale pour gagner en sécurité et pour allonger son espérance de vie.
Le rituel a pour fonction de purifier la violence ou à défaut de la détourner
« Le sacré, c’est tout ce qui maitrise l’homme d’autant plus surement que l’homme se croit plus capable de le maitriser (…) c’est la violence qui constitue le cœur véritable et l’âme secrète du sacré » (La violence et le sacré, René Girard).
Dans « Les formes élémentaires de la vie religieuse » Emile Durkheim, définit les choses sacrées comme « celles que les interdits protègent et isolent » des choses profanes « auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières ».
Durkheim poursuit en affirmant que le sacré ne peut être opérant que dans la mesure où « le profane » puisse entrer en contact avec lui. De fait pour que le profane puisse pénétrer dans le sacré il doit donc respecter ses rites. En agissant ainsi il devient lui-même sacré.
Les institutions existent afin que l’homme soit contraint de déposer sa propre violence hors de lui-même. En substituant la vengeance publique à la vengeance privée, les institutions ont permis de détourner la violence. La « vengeance » des urnes s’est substituée à la « vengeance » de la rue.
Le député qui entre à la Chambre Basse du Parlement passe du statut de « profane » à celui de « sacré ». Il est ainsi purifié de toute violence au sens métaphorique et symbolique du terme.
En tant que tel il se doit de respecter les règles et rituels inhérents à ce lieu hautement symbolique que nous pouvons qualifier de sacré.
Déroger aux règles pourrait donc être interprété comme un acte impur visant à désacraliser le lieu, ce qui aurait pour effet d’affaiblir l’Institution concernée.
Mais le simple fait de déroger aux règles devrait nous interpeller car cela est le signal faible d’un affaiblissement de nos institutions et donc de l’Etat.
Le paradoxe qui touche le Parlement français aujourd’hui est dangereux car s’il n’y a plus de parole entre les élus, si certains vont jusqu’à ignorer l’existence de l’autre, les pensées philosophiques de Voltaire et de Valéry seront malheureusement des prophéties en passe de devenir réalité.
Thierry Debergé, enseignant-chercheur Imagine Campus.
Frédéric Dosquet, docteur en Sciences de Gestion, directeur de thèses (Hdr), Professeur éklore-ed School of Management, Auteur de Marketing et communication politique, EMS, 3eme édition.