En avril 1933, Charles de Gaulle expose ses conceptions de la guerre mécanisée et d’une armée de métier. Pour le plus grand nombre des Allemands, la route de la France passe par la Belgique, comme le chemin de fer Berlin Paris. Le fameux plan de Schlieffen reposait sur des réalités puissantes et nouvelles. Quel traité de neutralité aurait pu détourner vers Nancy un peuple que sa masse sollicite vers Charleroi ?
Demain peut jouer le même destin.C’est dire que la protection de la France sur la voie la plus dangereuse dépend de la Belgique. […]
Ces conditions imposent au système initial de notre défense, c’est-à-dire à la « couverture », un caractère particulier. […]
Aujourd’hui, les forces dont l’Allemagne dispose, elle ne laisse pas de les dresser en vue d’une irruption rapide. Il nous faut, dès les débuts, des soldats en éveil, capables de déployer toute leur force au premier choc. Encore cette avant-garde doit-elle être rompue non seulement à la défensive, mais bel et bien à la manœuvre. […]
Mais alors, quel outil de choc faudrait-il avoir forgé ? Le matériel, dans l’espèce, va dicter ses conditions. Des troupes, aujourd’hui, ce sont des machines conjuguant leurs effets et des équipes formées pour leur service. Pour qu’un instrument militaire soit susceptible de développer un efficace et rapide effort, il n’est que de le mettre à même d’employer au mieux et au plus vite un outillage perfectionné.
Or, la technique militaire ne cesse pas de se compliquer, elle embrasse aujourd’hui un nombre immense d’objets. Il faut à l’infanterie et à la cavalerie quinze armes très différentes, à l’artillerie soixante-huit modèles de pièces, au génie seize catégories d’unités. Le ballon, l’avion, les gaz, le char ont pris leur place dans ce concert. La moindre affaire ne va plus sans télé- mètres, photographies, plans et compas. Point de liaisons satisfaisantes, sauf par réseaux superposé de fils, de rayon et d’ondes.
À mesure que s’accroît la précision de tant d’instruments, leur maniement se fait aléatoire. La mitrailleuse loge en quelques instants une masse de balles dans un cercle étroit ; son efficacité est donc terrible ou nulle suivant la façon dont on l’a pointée. De son avion, l’observateur peut éclairer l’action dans les détails ; s’il se trompe, quelles suites en- traînera l’erreur ! Un jeu merveilleux de commandes, fait, en trente secondes, plonger le sous-marin, mais une manette tournée à contre-temps envoie le navire par le fond. Enfin, l’interdépendance des engins s’est resserrée à ce point qu’on n’en peut employer utilement aucun sans le conjuguer avec d’autres. […]
L’armée, jusqu’au plus modeste de ses membres, subit la loi du progrès en vertu de laquelle tout perfectionnement qui grandit la puissance des hommes, en fait multiplie leur labeur. Rien n’annonce, bien au contraire, que doive se ralentir cette rapide transformation. […]
Et voici que les chars qui partout entrent en service laissent bien loin les formes frustres qui furent celles de leurs débuts. À présent, sur chaque engin, de trois à quinze soldats, que ne peuvent atteindre sous l’acier que les coups au but de projectiles gros ou moyens, tenus à l’abri des gaz dans leur blockhaus hermétique, en mesure de se cacher dans les nuages artificiels, liés par ondes avec l’arrière, les voisins, les avions, parcourent tous terrains à telle vitesse qu’il leur plaît jusqu’à trente kilomètres à l’heure et en tirant sous tous les angles. Si Darius choisissait avec soin les cochers de ses chars à faux, Pyrrhus les cornacs de ses éléphants, si les institutions du Moyen Âge concouraient à faire des chevaliers les plus forts et habiles des hommes d’armes, le cuirassé du sol, qui restaure la manœuvre, conduit nécessairement à la sélection.
Les conditions modernes de l’action militaire réclament donc des guerriers une habileté technique croissante. Ce matériel, que la force des choses interdit dans les rangs, exige le don, le goût, l’habitude de le servir. Il y a là une conséquence de l’évolution, inéluctable au même titre que la disparition des chandelles ou la fin des cadrans solaires. Voici venu le temps des soldats d’élite et des équipes sélectionnées. […]
C’est par là que la technique moderne rend à la qualité, par rapport au nombre, l’importance qu’elle avait perdue. Il est de fait, dorénavant, que sur terre, comme sur mer et dans les airs, un personnel de choix, tirant le maximum d’un matériel puissant et varié, posséderait au début d’un conflit une supériorité terrible. C’est alors qu’on pourrait voir, suivant Paul Valéry, « se développer les entreprises de peu d’hommes choisis, agissant par équipes, produisant en quelques instants à une heure, dans un lieu imprévus, des événements écrasants ». […]
Dès lors, cette force, immédiatement capable de prévenir et de riposter, qu’impose à la France sa « figure », c’est une armée de métier qui la lui donnera. Tout ce qui tient. […] Tandis que le machinisme porte l’ordre militaire à créer pour les premiers chocs un instrument spécialisé, il semble que l’orientation politique du monde ne laisse pas d’y pousser aussi. […]
Il est vrai que l’instinct de conservation, l’horreur des récentes hécatombes, un certain sentiment d’interdépendance ont décidé les nations à s’associer pour chercher en commun les moyens d’assurer la paix. Effort grandiose, honneur d’un temps cruel, conformes par excellence au génie de la France et à ses intérêts, mais qui conduit tout droit aux armées à carrière.
Car, si l’ordre international doit quelque jour s’établir, ce ne peut être, évidemment, sans le concours, au moins statique, de la force. Nous le savons mieux que personne, nous Français qui, seuls entre tous, avons proposé à Genève la création de forces internationales comme complément nécessaire de l’organisation de la paix. Or, des troupes de ce genre, que seraient-elles si- non professionnelles ? […]
Ainsi, les nécessités de la couverture, les exigences de la technique guerrière, l’évolution internationale s’accordent pour nous dicter une réforme militaire profonde. Le moment semble venu d’ajouter à notre armée de cadres, de réserves et de recrues, élément principal de la défense française, mais lente à réunir, lourde à mettre en œuvre, et dont le gigantesque effort ne saurait correspondre qu’au dernier degré du péril, un instrument d’élite, apte à frapper à toute heure, en tout lieu, en toute occasion. À ce corps de choc, riche- ment pourvu de matériel, motorisé pour une bonne part, progressivement cuirassé, on donnerait, pour commencer, un effectif d’une centaine de mille hommes. Tel est celui de la Reichswehr, dont la puissance relative serait, de ce coup, compensée. Telle est, d’autre part, la force minimum d’une « armée », organisme capable d’agir isolément et dont les stratèges admettent – à titre d’ordre de grandeur – qu’il peut mener de bout en bout des opérations offensives jusqu’à une distance de sa base et sur un front actif d’une cinquantaine de kilomètres […]
Charles De Gaulle
Commandant