L’Europe était la chance d’une agriculture française largement pourvue en terres arables dans un ensemble de pays fortement peuplés et déficitaires en produits agricoles et alimentaires. Elle est accusée aujourd’hui de créer plus de problèmes que d’en résoudre. Le doute s’installe et les producteurs de lait ou de porcs qui voient leurs prix s’effondrer accusent Bruxelles. Il est indispensable de prendre un peu de recul pour voir quelles sont les marges de manœuvre. Reste ensuite à avoir la volonté politique de les utiliser.
La PAC est-elle à bout de souffle ?
La PAC fait figure d’exception dans la construction européenne. C’est encore aujourd’hui la seule politique économique concertée de l’Union européenne. À la différence de ce qui s’est fait pour le reste de l’économie, un vaste marché unique grâce à la suppression des droits de douane intérieurs, la PAC repose sur un budget. Cela veut dire un mécanisme de mutualisation dans lequel les pays acceptent un principe de solidarité.
C’est ce financement de la solidarité qui est la véritable originalité de la PAC.
Il s’agit là en effet d’un exemple à peu près unique dans le monde de coopération pour la mutualisation de la gestion des crises. C’est d’ailleurs le principe de ce budget qui fait l’objet des plus vives attaques contre la PAC. Ces attaques sont d’autant plus faciles que la PAC est une des seules dépenses. Dire que les dépenses agricoles de l’Union européenne constituent actuellement 40 % des dépenses totales européennes n’a pas grande signification puisque le budget européen est ridiculement faible pour un ensemble de pays qui réalisent le PIB le plus important de la planète. En limitant les dépenses communautaires à 1 % du PIB, l’Union européenne a environ vingt fois moins de moyens à sa disposition que le budget fédéral américain !
La France est le premier pays agricole de l’Union européenne avec 18 % du chiffre d’affaires total. Notre pays est celui qui reçoit donc le plus d’aides agricoles. Mais cela ne nous empêche pas de faire partie, comme l’Allemagne, des pays contributeurs nets, c’est-à-dire les pays qui donnent plus qu’ils ne reçoivent. Il est possible que cette situation de contributeur net alimente dans notre pays un sentiment anti-européen.
La crise de 2008 a changé la donne
Avant la flambée des prix des produits agricoles et la crise financière de 2008, il était de bon ton de penser que la PAC n’était plus nécessaire dans la mesure où « le Brésil pouvait nourrir le monde » et que l’on trouverait toujours des produits agricoles en abondance à importer. La crise de 2008 a prouvé que ce n’était pas évident et que la sécurité alimentaire restait un objectif sur lequel l’Union européenne n’avait pas intérêt à réduire son effort. Il est vrai que cet ensemble compte désormais plus de 500 millions d’habitants. Cela explique probablement pourquoi, aussi bien en 2008 qu’en 2013, les critiques contre la PAC se soient tues et que celle-ci ait été reconduite jusqu’en 2020 sans changements fondamentaux.
Il est vrai qu’à l’échelle du monde, la PAC n’a pas démérité. Suite à la crise économique, les dépenses pour subventionner la consommation alimentaire ont explosé dans de nombreux pays en voie de développement et même aux États-Unis. Ce sont presque 40 millions de personnes qui en sont bénéficiaires dans ce dernier pays pour un budget qui dépasse celui de la PAC avec plus de 80 milliards de dollars par an. En Chine le budget agricole dépasse désormais celui de la PAC. Dans ce concert inflationniste des dépenses agricoles ou alimentaires, l’Union européenne fait exception. Le budget n’a pas augmenté depuis 1994 malgré l’entrée des pays d’Europe centrale. Autrement dit, avec deux fois moins de terres arables que les États-Unis, l’Union européenne parvient à nourrir 200 millions d’habitants de plus et à exporter autant que les États-Unis, soit environ 10 % du marché mondial sans augmenter ses dépenses agricoles depuis vingt ans. On comprend mieux pourquoi cette politique a pu être reconduite jusqu’en 2020.
Les Etats ne veulent plus intervenir sur les marchés des produits agricoles
Ce n’est pas parce que les autres font moins bien que la situation est satisfaisante pour autant. Dans les dernières années, les mécanismes qui visaient à régulariser les marchés, que ce soit par des mécanismes de stockage ou par des restrictions obligatoires de production, ont été progressivement supprimés. Même les quotas laitiers, qui empêchaient quasiment toute augmentation de la production de lait, ont été supprimés en 2015. Le résultat est clair. Dès que la production dépasse les besoins de la consommation, les prix s’effondrent. C’est une loi « naturelle » de ce secteur que l’on connaît depuis trois siècles !
Les producteurs laitiers européens ont cru que les débouchés étaient de plus en plus importants. En 2014, 2015 et au premier trimestre 2016, ils ont augmenté leur production de 12 millions de tonnes, soit 20 % du marché mondial, et pendant le même temps les importations chinoises baissaient suite au ralentissement de la croissance. Les prix sont donc trop bas et ils peuvent le rester longtemps.
Dans le secteur des céréales, la récolte mondiale est à des niveaux records pour la quatrième campagne de suite. Les États-Unis affectent à la production d’éthanol 160 millions de tonnes de maïs chaque année alors que le total du marché mondial ne dépasse pas 130 millions. Il suffirait d’un changement minime de la politique américaine de l’énergie pour provoquer un tsunami.
La PAC est-elle encore pertinente ?
Depuis la réforme de la PAC de 1992, l’Union européenne accorde des aides directes aux agriculteurs pour compenser les baisses de prix dues à l’alignement sur ceux du marché mondial et le coût des normes environnementales plus strictes, imposées aux producteurs européens. Mais ce système a des limites car les aides sont fixes quel que soit l’état des marchés. Elles sont inutiles quand les prix sont élevés et insuffisantes quand les prix sont bas. De plus ces aides sont considérées comme un avantage acquis et se transforment petit à petit en rentes foncières. Les terres avec primes se vendent plus cher ! Plus une exploitation a d’hectares, plus les aides sont importantes. C’est un signal clair pour encourager les agriculteurs à s’agrandir. Dans un contexte de crise économique qui voit l’endettement public se creuser et le chômage augmenter, comment justifier un système d’aides directes qui accroît la dette publique et qui diminue l’emploi ? Donner les mêmes aides à tous les agriculteurs n’est en rien une incitation à mieux produire ou à commercialiser plus efficacement.
Par ailleurs, de nombreux pays, et en particulier l’Allemagne, ont refusé que l’Union européenne s’engage dans une politique d’aide alimentaire aux consommateurs les plus démunis. Quand il y avait des stocks publics, les organismes tels les Restaurants du cœur ou les banques alimentaires pouvaient bénéficier de ces dégagements de stocks. Maintenant que ces stocks ont disparu, l’Union européenne s’honorerait de mettre en place une politique de dons au moment où se produit un afflux de réfugiés politiques. Mais l’Union européenne s’honorerait aussi de reconstituer des stocks stratégiques en période de cours bas pour les restituer aux pays les plus pauvres en cas de disette. Ces politiques ne coûteraient pas excessivement cher si elles étaient anticipées et gérées adroitement.
La France a-t-elle encore intérêt à la PAC ?
Le réflexe est classique. Tous les gouvernements ont utilisé ce stratagème. Quand il y a une crise dans un secteur, il est commode d’accuser les « technocrates de Bruxelles ». Ils servent de boucs émissaires. Mais il ne faut pas oublier que notre pays reste le premier producteur européen de produits agricoles. Il serait étonnant qu’un pays de cette importance ne parvienne pas à faire entendre sa voix. De fait, deux ministres de l’Agriculture de notre pays ont demandé des marges de manœuvre pour modifier la répartition des aides de la PAC que l’on croyait intangible. À chaque fois cela a été possible et aussi bien Michel Barnier que Stéphane Le Foll ont pu changer de destinataires environ un milliard d’euros d’aides directes. À chaque fois, les résistances étaient franco-françaises et non bruxelloises. Il est trop commode d’accuser « Bruxelles ». La question essentielle est de savoir quelle stratégie choisissons-nous ?
Une ambigüité fondamentale
On entend souvent dire que l’alliance franco-allemande de l’après-guerre, qui sera le fondement du Marché commun, reposait sur le postulat d’une complémentarité « naturelle » entre une France agricole et une Allemagne « industrielle ». C’était en fait la conception hitlérienne de la spécialisation qu’il se proposait d’imposer par la force, conception non dénuée de mépris pour le travail de la terre. Fort heureusement pour notre pays, nous avons échappé à ce destin que l’on peut qualifier de malédiction de l’Argentine. Aucun pays développé n’a jamais pu devenir une grande puissance en se spécialisant sur les matières premières.
Jusqu’en 1945, notre pays avait pris un retard important sur le développement industriel. Mais il a rattrapé ce retard en quelques décennies dès que les gouvernements qui se sont succédé ont mis en place les instruments d’un développement industriel qui a permis à la France de continuer à être une grande puissance.
Si notre pays reste encore aujourd’hui la sixième économie du monde, mesurée par son PIB, ce n’est pas grâce à sa production agricole qui ne pèse désormais que moins de 2 % du PIB national.
La France a su développer dans les domaines de l’aéronautique, du nucléaire et de l’automobile pour prendre les exemples les plus connus, mais aussi dans beaucoup d’autres secteurs, des positions mondiales de premier plan.
Mais cette ambiguïté initiale a été relayée dans un premier temps par la nécessité de mettre fin aux tickets de rationnement créés pendant la guerre. Elle a été relayée ensuite par un discours facile sur la nécessité de faire face à la progression démographique mondiale. La France aurait vocation à « nourrir la planète » sans que l’on précise comment ce besoin bien réel peut être transformé en demande solvable, susceptible d’apporter une rémunération aux producteurs concernés. Si l’on ajoute à cela un discours paternaliste des classes dirigeantes pour expliquer aux « paysans » que leur rôle est de produire sans qu’ils aient à se soucier de la transformation ni de la commercialisation de leurs produits, le résultat est clair. Les volumes produits ont augmenté plus rapidement que les débouchés. Les prix se sont effondrés, les charges ont augmenté, la valeur ajoutée a baissé et le revenu individuel n’a pu se maintenir qu’au prix d’une diminution rapide du nombre des agriculteurs et d’une forte augmentation des aides directes au revenu. Les actifs agricoles représentaient 30 % de la population active à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ils n’en représentent que moins de 3 % aujourd’hui. Depuis le début des années 80 le chiffre d’affaires en valeur réelle de la « Ferme France » a baissé de 20 %. Le seul secteur qui échappe à la dégradation constante des matières premières est celui de la viticulture. Ce secteur a pu réaliser comme dans l’industrie une montée en gamme et il s’est spécialisé à peu près intégralement sur la carte de la qualité. Avec le même volume produit qu’en 1950, ce secteur a réussi à doubler sa part dans le chiffre d’affaires agricole et il est désormais le premier avant les céréales.
Les résultats du commerce extérieur agroalimentaire sont impressionnants. Les vins et boissons dégagent un solde positif de 11 Mds € alors que le solde global n’est que de 9 Mds. Cela signifie concrètement que, sans les vins et boissons, le solde de l’agriculture française serait négatif.
Le solde positif des céréales est insuffisant pour payer nos importations d’oléagineux et de fruits. Rappelons à propos du commerce extérieur une erreur commune d’interprétation concernant l’Allemagne. Ce pays exporte désormais plus de produits agroalimentaires que la France. Certains en ont déduit un peu rapidement que cela voulait dire que l’Allemagne produisait plus que nous. Il n’en est rien. La France assure 18 % de la production européenne et l’Allemagne 13 %. Mais cela ne veut pas dire non plus que l’Allemagne soit devenue excédentaire pour son commerce extérieur agroalimentaire. Ce pays importe deux fois plus que la France et connaît donc un déficit annuel de l’ordre de 10 Mds €. Inutile de tomber dans le déclinisme cher à ceux qui pensent qu’il n’y a pas de marges de manœuvre.
Les marges de manœuvre
Ces marges existent. L’exemple allemand est intéressant. Ce pays dispose de deux fois moins de terres arables par habitant que la France et connaît néanmoins des succès à l’exportation même sur les produits alimentaires. Avec la même PAC que nous, ce pays a réussi à maîtriser le déficit de ses échanges extérieurs et à mettre aux normes actuelles les fermes de l’ex-RDA. Cela s’est fait avec une régionalisation de la politique agricole, une utilisation au profit de l’élevage des mesures environnementales (méthanisation) et des primes à l’hectare identiques pour toutes les productions.
Pourquoi la France ne parviendrait-elle pas à mieux valoriser son potentiel ? Cela ne dépend pas de « Bruxelles » mais de la volonté politique, des objectifs que nous fixons pour ce secteur.
- Un outil d’observation efficace : Mais avant de proposer des solutions éventuelles, encore faut-il disposer d’un instrument d’observation efficace. Le secteur agroalimentaire vient de vivre, depuis les années 60, l’une des mutations les plus radicales de son histoire. Or, le système statistique n’a pas évolué à la même vitesse pendant cette période. Les outils macroéconomiques reposent sur une séparation de moins en moins pertinente entre production, transformation et commercialisation. Quant aux outils microéconomiques, ils privilégient toujours une approche par système de production qui a son utilité pour le conseil technique, mais qui se révèle moins intéressante pour les résultats économiques. Comment piloter un secteur si l’on ne dispose pas des instruments de diagnostic ?
- Convergence des aides : personne ne nous empêche de modifier la répartition des aides. Alors que la convergence entre secteurs est réalisée en Allemagne depuis de nombreuses années, nous ne la réaliserons qu’à
70 %… en 2019 ! - Régionalisation : la France est le seul grand pays de l’Union européenne à garder une gestion centralisée de ses aides. Maintenant que nous avons réduit le nombre des régions, ne serait- il pas temps de penser que celles-ci seraient plus capables que Paris d’utiliser avec pertinence les aides disponibles y compris les aides directes dites du premier pilier pour dynamiser leur potentiel agricole ?
- Politique fiscale : tous les ans, une nouvelle mesure apparaît pour encourager les investissements en matériel et en bâtiments. C’est une opportunité intéressante pour les industries concernées. Mais cela risque de conduire au suréquipement, à la progression des coûts de production et au surendettement.
- Organisation économique : maintenant que les gouvernements européens, y compris le gouvernement français, ont renoncé à intervenir sur le niveau des prix, on assiste à une volatilité excessive des prix des produits agricoles. Cette volatilité met en péril les exploitations des jeunes qui viennent de s’installer et celles qui ont investi depuis peu. Il est dommageable de laisser péricliter ces exploitations parmi les plus modernisées. Il faudrait donc permettre aux agriculteurs de trouver des moyens pour stabiliser leurs recettes. Cela passe par la possibilité de s’organiser entre producteurs et avec les acteurs d’une même filière de production pour adapter les volumes produits à la demande. Malheureusement, ces efforts d’organisation se heurtent souvent à une conception très restrictive des autorités françaises du ministère de l’Économie en matière de droit de la concurrence.
- Transmission des exploitations : nos voisins allemands ont une façon différente de régler les successions dans le secteur agricole. Les terres sont évaluées à leur valeur agricole et non à leur valeur de marché. Mais celui qui hérite ainsi de l’exploitation familiale doit s’occuper de ses parents et dédommager ses frères et sœurs s’il vend la terre pour la construction.
- Changement de destination des terres : deux fois plus de terres arables disponibles par habitant en France et néanmoins le coût du logement est plus élevé qu’en Allemagne. Notre pays a mis beaucoup de temps pour se décider à taxer cet enrichissement sans cause qui pénalise les jeunes agriculteurs du fait de l’augmentation du prix des terres agricoles, ainsi que les jeunes ménages citadins qui doivent consacrer une partie de plus en plus importante de leurs revenus au logement.
Les changements sont possibles sans renoncer à la mutualisation européenne
La PAC a été une innovation politique très originale de l’Union européenne pour améliorer la sécurité alimentaire dans le monde. Elle a résisté à l’élargissement de cet ensemble de pays passé de six à vingt-huit en quarante ans. Elle a montré sa capacité de résilience lors de la crise mondiale de 2008. L’Union européenne a été la seule des trois grandes puissances mondiales à ne pas augmenter ses dépenses budgétaires. Mais la crise actuelle dans de nombreux secteurs nécessite des changements rapides en particulier pour limiter la volatilité excessive des prix. Les aides actuelles ont pour principal effet de favoriser l’agrandissement des exploitations au détriment de l’emploi. Rien ne prouve que cela soit un gage de compétitivité dans l’avenir. Cela ne permet pas de maintenir et valoriser le potentiel de production par un encouragement à la diversification de la production, à la promotion de la qualité par des méthodes de production durables. On voit clairement, en revanche que ces aides directes et les nombreuses mesures fiscales et sociales qui vont dans le même sens bénéficient aux industries d’amont et en particulier celles du bâtiment et surtout du matériel agricole. La pression permanente sur les prix bénéficie aux industries de transformation et de la distribution. Par ailleurs les mesures de report d’annuités qui sont prises quand il y a une crise permettent de sauver la mise des banques. La PAC et les mesures nationales qui l’accompagnent sont donc très efficaces pour soutenir les industries et services autour des agriculteurs. Il serait utile de revenir vers l’objectif de base, la sécurisation de la recette des agriculteurs mise en péril par la volatilité des prix.
Cela suppose que les gouvernements français adoptent une stratégie plus volontariste et ne se contentent pas d’accompagner un opportunisme sur les hypothétiques retours budgétaires au profit de secteurs rentiers.
Il y a en France un tissu d’entreprises agricoles innovantes dans tous les secteurs et d’entreprises de transformation à la pointe du progrès technique. Ce n’est pas marginal ou passéiste. Les industries agroalimentaires restent en effet le premier secteur industriel en France et en Europe. Quant à la restauration, elle fait figure de modèle d’innovations aussi bien en France que dans le monde.
Il y a un regain de l’opinion publique pour la gastronomie, la qualité des produits, le local, les produits recommandés pour améliorer la santé. Ce serait le moment de parier sur l’accompagnement de l’innovation dans les entreprises agricoles plutôt que de rechercher une impossible compétitivité sur des matières premières mondiales toujours plus dévalorisées par la course au moins disant social et environnemental. Il ne serait pas aberrant d’adopter une stratégie aussi offensive que pour l’aéronautique pour ce secteur « de la fourche à la fourchette » qui a en outre l’avantage d’offrir des emplois peu délocalisables. Il y a une opportunité. Encore faut-il éviter de décourager les acteurs par une conception nettement plus étroite qu’aux États-Unis des doctrines libérales.
Lucien Bourgeois
Economiste, membre de l’Académie d’agriculture de France