A l’occasion des 150 ans de la proclamation de la République, l’Observatoire de la vie politique et parlementaire et le Comité Carnot, avec la participation de l’Observatoire des institutions, administrations et collectivités, ont rédigé un « cahier républicain ». La Revue Politique et Parlementaire a décidé d’en publier les contributions. Aujourd’hui « L’actualité de la loi Tréveneuc du 15 février 1872 confiant des pouvoirs exceptionnels aux conseils départementaux en cas d’empêchement de l’Assemblée nationale » par Géraldine Chavrier.
Si le 4 septembre 1870 marque le retour définitif de la France à la République, cette proclamation a rencontré un obstacle surprenant : le peuple qui, par sa clameur républicaine, a empêché le corps législatif de siéger au palais Bourbon. « C’est comme représentant de la Révolution française que je vous adjure d’assister avec calme au retour des députés français sur leur banc ! » crie Gambetta1. Impuissant, face au tumulte populaire, c’est finalement à l’hôtel de ville, où il s’était retranché, que la République sera proclamée, non sans qu’il ait été souligné que « Le Peuple a devancé la Chambre (…) il a mis ses représentants non au pouvoir mais en péril. »2.
Cet événement a joué un rôle majeur dans l’adoption de la loi Tréveneuc du 15 février 1872 relative aux pouvoirs exceptionnels des conseils généraux -devenus récemment départementaux – en cas de dissolution illégale de l’Assemblée nationale ou d’impossibilité de cette dernière de se réunir librement.
La lecture des débats parlementaires ne laisse subsister aucun doute : le 4 septembre y est relaté sans cesse, avec amertume, par de nombreux députés, à l’image d’Henri Brisson qui expliquait : « Je ne blâme point ce peuple d’avoir renversé l’Empire ; je le blâme d’avoir saisi des mains de la Chambre (…), quelques instants avant l’heure où elle allait le prendre légitimement, le pouvoir, la souveraineté nationale ».3 Le représentant des Côtes-du-Nord à l’Assemblée, Henri de Tréveneuc – qui avait également vécu l’envahissement du Palais Bourbon, le 15 mai 1848, par des manifestants (en refusant de quitter son siège), s’empressait alors de rappeler que tel était bien le constat effectué par Gambetta ce jour-là, tandis que le rapporteur du texte, prenant un peu de hauteur, finit par expliquer :
« Le but de la loi est, avant tout, l’affirmation du principe de la souveraineté nationale s’exerçant par les représentants élus du pays. Ce que nous voulons, c’est de rendre le principe représentatif impérissable en faisant en sorte que si jamais la représentation était vaincue au centre, elle pût immédiatement renaître sur un autre point du territoire »4.
En supprimant toute référence directe à la crainte d’un soulèvement populaire légitime, puisque républicain, cette présentation abstraite a facilité le ralliement de ceux qui pouvaient en être choqués mais qui disposaient d’autres arguments : le départ de la chambre à Versailles, sous la pression d’une garde-mobile en état de quasi insurrection, le « péril des coups de main, des surprises tentées par un usurpateur », dans un pays ébranlé par « l’anarchie »5, ou encore, de façon très exceptionnelle et accessoire, l’élan décentralisateur, commencé l’année précédente avec la loi départementale du 10 août 1871 : « nous voulons que la vie nationale ne se concentre pas tout entière à la tête et au cœur ; nous voulons que le sang circule dans le corps entier de la France ; nous voulons tous également raviver la vie aux extrémités, dans toutes les parties de la nation. Nous avons commencé, l’an passé, par la loi départementale ; nous allons continuer par la loi municipale, à organiser les conditions normales de la liberté dans nos départements et dans nos communes. Aujourd’hui, l’on nous propose d’aviser aux conditions extraordinaires du salut public dans des cas exceptionnels, extrêmes, qui, je l’espère fermement comme vous, ne se présenteront pas, mais qui peuvent se présenter en des jours d’orage. On nous propose de déléguer des pouvoirs d’exception à ces corps départementaux que nous venons de reconstituer hier ». Ce dernier argument a néanmoins été vite affaibli par toutes les craintes habituelles de transformation de corps administratifs en corps politiques, d’incapacité de la multitude d’opinions des conseils généraux à se prononcer d’une voix, et tous autres arguments opposés traditionnellement aux réformes décentralisatrices.
Ainsi réuni autour de la défense du système représentatif, quelles qu’en soient ses menaces identifiées, le corps législatif a finalement adopté la loi, le 15 février 1872. Celle-ci a été publiée au journal officiel de la République française du 23 février 1872 … et demeure aujourd’hui dans l’ordonnancement juridique (I). Certes, sa constitutionnalité semble aujourd’hui bien improbable mais sa mise en œuvre pourrait néanmoins produire les effets recherchés, le temps d’une éventuelle censure constitutionnelle (II)
Le maintien en vigueur d’une loi accordant aux conseils départementaux le soin de prendre des mesures exceptionnelles en cas d’empêchement de l’Assemblée nationale
La loi Tréveneuc qui confie le maintien de l’ordre légal et la tranquillité publique aux conseils départementaux, le temps que l’Assemblée puisse se réunir de nouveau en toute indépendance , demeure un élément vivant de notre ordonnancement juridique, ce qui lui confère un intérêt particulier dans le contexte social explosif actuel
Les conseils départementaux et les mesures d’urgence visant à maintenir l’ordre et à rétablir l’indépendance de l’Assemblée nationale
L’article premier de la loi du 15 février 1872 envisage l’hypothèse suivant laquelle l’Assemblée nationale, « ou celles qui lui succéderont », serai(en)t illégalement dissoute(s) ou empêchée(s) de se réunir. Dans ce cas, « les conseils départementaux s’assemblent immédiatement, de plein droit, et sans qu’il soit besoin de convocation spéciale, au chef-lieu du département », ou si ce lieu n’offrait pas de garanties suffisantes pour la liberté de leur délibération, « partout ailleurs dans le département ». La majorité des membres doit être réunie.
Cette assemblée doit permettre aux départements de prendre, d’urgence, pour leur propre territoire, toutes les mesures visant à assurer « le maintien de l’ordre légal et la tranquillité publique » (art.2). Il s’agit, pour chacun des départements, de prendre les décisions qui leur semblent nécessaires pour « organiser une résistance locale »6 contre les factions, les individus, qui tenteraient une révolution populaire, contre un parti ou un homme seul qui tenterait un coup d’État, voire une agression étrangère, et qui auraient empêché l’Assemblée nationale de se réunir. L’histoire en avait déjà donné l’exemple : le conseil général du Finistère s’était réuni de façon extraordinaire à Quimper, après l’attentat du 2 décembre, pour protester contre le coup d’État, en faisant « afficher cette protestation dans toutes les villes et dans toutes les communes du département » afin d’éveiller les consciences et la résistance contre cette action7. Le conseil général des Côtes-du-Nord s’était également réuni8. Les mesures prises visent ainsi à faire échec au soulèvement, à l’empêchement de l’Assemblée, par diverses mesures laissées à l’appréciation des départements : direction des forces publiques ou constitution de forces locales armées, fermeture de certains lieux, autorisation de pénétrer dans des lieux privés et d’arrêter les individus concernés.
De façon plus audacieuse encore, et plus discutée sur les bancs du Palais Bourbon, la réunion des départements est organisée pour leur permettre d’agir sur tout le territoire, dans l’idée de substituer partiellement le corps législatif : « une assemblée composée de deux délégués élus par chaque conseil général, en comité secret, se réunit dans le lieu où se seront rendus les membres du Gouvernement légal et les députés qui auront pu se soustraire à la violence ». En vertu de l’article 3 de la loi, la moitié au moins des départements doit s’y trouvée représentée. Il s’agit alors bien de composer une assemblée « qui représente l’opinion de la majorité de la nation » ainsi que l’expliquait le rapporteur du texte9. Transcendant les divisions politiques et territoriales des départements isolés, cette assemblée « pourrait alors agir avec plus d’autorité, parce que là, il y aurait une majorité, comme il y en a dans toutes les assemblées, qui saurait faire respecter la loi, ainsi qu’elle doit l’être, par la minorité. La résistance qu’opposerait cette assemblée serait d’autant plus forte que les décisions qu’elle prendrait seraient rendues, non pas au nom d’un département, mais au nom du pays »10.
En vertu de l’article 4 de la loi, cette dernière serait alors « chargée de prendre, dans toute la France, les mesures urgentes que nécessite le maintien de l’ordre et spécialement celles qui ont pour objet de rendre à l’Assemblée nationale la plénitude de son indépendance et l’exercice de ses droits. Elle pourvoit à l’administration générale du pays ». Il s’agit cette fois-ci d’organiser une résistance nationale, à partir de mesures identiques sur tout le territoire, qui visent encore à faire échec au projet illégitime, en assurant la continuité des institutions et en travaillant prioritairement sur les conditions permettant le rétablissement de l’Assemblée.
Lorsque l’Assemblée nationale est « reconstituée » par la majorité de ses membres, « sur un point quelconque du territoire », l’Assemblée du département doit alors « se dissoudre » (Art.5).
De façon assez irréaliste, la loi dispose cependant qu’en cas d’incapacité de la chambre à se reconstituer « dans le mois qui suit les événements » (l’impossibilité de se réunir ou la dissolution illégale), l’assemblée des délégués doit décréter un appel à la nation pour des élections générales puis se dissoudre lorsque l’Assemblée qui en résulte est constituée (art.5)
Enfin, afin de donner autorité à cette assemblée qui pourrait être contestée compte tenu de son caractère exceptionnel et inédit, la loi dispose que « les décisions de l’assemblée des délégués doivent être exécutées à peine de forfaiture, par tous les fonctionnaires, agents de l’autorité et commandants de la force publique ».
Les départements, autorités décentralisées, seraient ainsi érigés en garants de la représentation nationale et, ainsi de la démocratie représentative. Certes, la décentralisation limitée de ces organes, à l’époque, pourrait permettre de relativiser la confiance ainsi accordée à des autorités locales, cependant il convient de préciser que les débats sur la loi envisageaient un scenario catastrophique par lequel non seulement l’Assemblée mais également le gouvernement et les Préfets de la République, alors exécutifs des départements, seraient hors-jeu11.
Le maintien en vigueur de la loi dans un contexte social agité
Ces dispositions tout à fait surprenantes peuvent, à la lecture, paraître totalement surannées et inapplicables. Tel n’est pas le cas, en dépit de prises de positions passées en faveur de son abrogation implicite par les lois de 187512 ainsi que l’explique, Eugène Ménier : la loi demeure en vigueur, « Qu’un général criminel, qu’un prince apocryphe, qu’un parti plus ou moins sérieux, qu’une bande de forcenés légitimistes, royalistes, bonapartistes ou démagogues tentent de commander sans droit au pays et de porter atteinte à la souveraineté du suffrage universel, la loi Tréveneuc entre en action. Elle seule, dès lors, est loi de l’État »13.
Certes, elle n’a jamais été appliquée à ce jour, encore que le général de Gaulle ait songé à elle en 1940, ainsi que des élus des Antilles, puis le général Giraud en Algérie14. Certes encore, elle peut sembler de peu d’intérêt, notamment au regard des dispositions de l’article 16 de la Constitution15, ainsi que le rappelle, dans une réponse ministérielle de 1981 (Rep. min n°1290. JO. Sénat, 15 sept. 1981, p.1471), le ministre de l’Intérieur. Toutefois, ce dernier précise bien que cette loi n’a pas été explicitement abrogée.
La proposition de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit, déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale en 2009, avait d’ailleurs prévu de procéder à cette suppression de l’ordre juridique, ce qui fut discuté par les deux chambres. Toutefois, le rapporteur de la commission des lois du Sénat ayant considéré qu’elle dépassait le cadre d’une loi de simplification, en dépassant celui « d’un simple toilettage des textes »16, le projet avait été abandonné.
Finalement, la preuve irréfutable de sa vigueur résulte de la loi n°2013-403 du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires et modifiant le cadre électoral, laquelle a modifié la référence faite par la loi Tréveneuc aux conseils généraux, pour y substituer les mots « les conseils départementaux », « conseiller départemental » et « conseillers départementaux ».
La loi appartient donc toujours à l’ordonnancement juridique et elle est disponible sur Legifrance avec la mention « version en vigueur » à la date de sa consultation.
Cela n’est pas dénué d’intérêt pratique quand on se souvient que la loi a été votée avec, à l’esprit, le souvenir encore vif de la puissance du peuple en colère : la période actuelle est précisément à la dénonciation de la démocratie représentative considérée comme spoliatrice de la souveraineté populaire. Plusieurs fois, depuis 2019, on a lu et entendu l’intention de prendre le pouvoir par la rue. On ne peut donc s’empêcher de penser à ce qu’il serait advenu si les gilets jaunes avaient poursuivi avec âpreté cette volonté et s’ils avaient tenté et réussi à empêcher l’Assemblée de se réunir. L’article 16 de la Constitution aurait évidemment été plus adapté, même si on peut se demander si, en une telle situation, le Président de la République aurait été en mesure de respecter la Constitution en consultant le Président de l’Assemblée nationale. On peut également souligner, en imaginant un scenario extrême au point d’en sembler fantaisiste, que si le Président avait parallèlement été empêché, arrêté, s’il avait fui, s’il n’avait pas été en mesure de déclencher l’article 16 pour des raisons de santé, cette loi aurait trouvé ou trouverait une occasion de s’appliquer, aussi irréalistes que nous semblent les conditions de cette mise en œuvre.
En tout état de cause, cette loi a bien été pensée pour « des cas exceptionnels, extrêmes »17.
La présence d’une seconde chambre, le Sénat, ne constitue en aucune façon un obstacle à l’application de la loi Tréveneuc, qui ne réserve pas son application au maintien d’un Parlement monocaméral, pas plus d’ailleurs que l’existence de l’article 16 de la Constitution n’en constituerait un autre.
Enfin, concernant cet inventaire des contextes d’application de la loi, n’oublions pas que si une révolte populaire permettait à un tribun, ardent défenseur de la démocratie directe ou simplement dictateur, de prendre la tête de la nation, il pourrait alors dissoudre illégalement l’Assemblée (l’illégalité résultant de l’intention de ne pas provoquer de nouvelles élections pour constituer une nouvelle chambre), sans que l’article 16 de la Constitution puisse constituer un quelconque secours puisqu’il n’aurait aucune raison de l’actionner en réaction à sa propre décision (à supposer qu’il reconnaisse la Constitution).
Cette loi est donc applicable, et utile dans des hypothèses aussi irréalistes qu’aurait pu nous sembler l’idée d’un confinement national de la population il y a encore quelques mois. Son application surviendrait alors au moment où les collectivités territoriales demandent à ce qu’on les considère comme relevant de la puissance publique et participant à la vie de la nation. Il y aurait, il est vrai, une certaine incongruité à ce que cette Assemblée soit composée des seuls départements au regard de la richesse du paysage institutionnel local actuel, encore que la pandémie a montré que cette subdivision territoriale demeure un réflexe en cas de crise.
La question demeure en revanche de savoir si cette application serait conforme à la Constitution de la cinquième République.
La valeur législative du dispositif de sauvegarde de la démocratie représentative par les conseils départementaux et sa confrontation à la Constitution
La loi du 23 février 1872 est parfois présentée comme une loi constitutionnelle dès l’origine, alors que, si tel avait été le cas, elle aurait été abrogée implicitement par les lois de 1875 ou plus sûrement par la Constitution de 1946. La question semble en tout état de cause résolue depuis sa modification par la loi ordinaire n°2013-403 du 17 mai 2013.
En revanche, certains ont pu se demander, au début des années quatre-vingt, si elle ne pourrait pas porter un principe fondamental reconnu par les lois de la République, ce que l’étude juridique ne confirme pas Dans la mesure où la loi de 1872 est bien de valeur législative, il convient alors de la confronter à la Constitution de la V° République
La loi Tréveneuc, un principe fondamental reconnu par les lois de la République ?
Le Conseil constitutionnel a été saisi, sur le fondement de l’article 62 de la Constitution, d’une demande d’examen de la conformité de la loi portant adaptation de la loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, départements, et des régions, à la Guadeloupe, à la Guyane, à la Martinique et à la Réunion.
Le procès-verbal de la séance du 2 décembre 1982 du Conseil révèle que ce dernier a été amené à s’interroger sur la qualification de principe fondamental reconnu par les lois de la République du dispositif porté par la loi Tréveneuc, sans que cela n’apparaisse dans le corps de la décision rendue le 2 décembre 1982 (Déc n°82-147 DC). En effet, il avait été allégué que « mettre fin prématurément au mandat de conseiller général contreviendrait au principe constitutionnel qui résulte de la loi Tréveneuc », laquelle permet « le maintien des institutions en cas de dissolution injustifiée ou d’empêchement de fonctionner de l’Assemblée nationale ». De façon fort concise, les membres du Conseil ont considéré que « même si la loi Tréveneuc avait la valeur que lui accorde l’auteur de l’argument, la loi nouvelle ne créée pas un vide dans les conseils généraux puisque ceux-ci ne sont dissous que lors de la formation de ceux qui les remplacent. Au surplus, la loi Tréveneuc a été votée pour maintenir la continuité de l’État en cas d’invasion et confère ainsi aux conseils généraux demeurés libres de leurs mouvements la tâche d’assurer le maintien de l’ordre public »18.
Il n’est ainsi pas répondu frontalement à l’argument, faute de nécessité juridique à le faire.
Toutefois, l’évolution de la jurisprudence constitutionnelle ainsi que l’indice laissé en dernière phrase de l’argumentation, permettent d’affirmer aujourd’hui que la réponse est négative.
En effet, pour constituer un tel principe, ce dernier doit être issu d’une loi antérieure à 1946, pris par un régime républicain, et faire l’objet d’une application continue, sans aucune exception19. Or, si la loi est bien antérieure à 1946 et si elle a bien été adoptée dans un cadre républicain, la notion d’application continue s’agissant d’une loi qui a été adoptée une fois, puis jamais réitérée, qui a été largement oubliée au point qu’on l’a crue abrogée, que le ministre de l’Intérieur a présentée comme inutile depuis l’article 16 de la Constitution (réponse ministérielle précitée) et qui n’a absolument jamais été mise en œuvre, apparaît très inadaptée.
Certes, l’existence de loi a traversé les Républiques mais c’est bien le plus que l’on puisse en dire.
En outre, un principe fondamental reconnu par les lois de la République doit présenter une importance suffisante (déc. n°98-407 DC du 14 janvier 1999, Loi relative aux modes d’élection des conseillers régionaux et des conseillers à l’assemblée de Corse et au fonctionnement des Conseils régionaux) et porter sur l’organisation des pouvoirs publics, la souveraineté nationale, ou les droits et libertés fondamentaux (Déc. n°2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe).
Or, en l’espèce, la loi ne proclame vraiment aucun principe, elle établit un dispositif.
Certes, on pourrait la rattacher à un principe concernant l’organisation des pouvoirs publics, mais ainsi que le souligne incidemment le Conseil constitutionnel, dans le procès-verbal de la séance précité, la loi a été adoptée pour assurer la continuité de l’État en confiant aux départements la « tâche » d’assurer le maintien de l’ordre public : autrement dit, c’est un dispositif pratique qui pourrait aussi bien être modifié en confiant la « tâche » concernée à un regroupement de collectivités, ou à un conseil de sages, avec un fonctionnement entièrement différent et des « tâches » différentes, notamment plus précises, et qui a été adopté sur le fondement de principes qui existent aujourd’hui au niveau constitutionnel, qu’il s’agisse de celui de la continuité de l’État, ou de la vie administrative, ou celui de la démocratie représentative et de la séparation des pouvoirs inscrits dans la Constitution de 1958.
La loi ne porte pas un principe d’importance qui ne serait pas reconnu par ailleurs au niveau constitutionnel mais définit seulement un processus pratique de sauvegarde de principes existants aujourd’hui.
Dans la mesure où la loi du 15 février 1872 ne dispose que d’une valeur législative, elle pourrait ainsi être l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité déposée à l’occasion de sa mise en œuvre.
L’apparente inconstitutionnalité de la loi Tréveneuc et les moyens de la défendre
Ainsi que nous l’avons étudié, la loi Tréveneuc confie aux conseils départementaux, en cas de dissolution ou d’empêchement de l’Assemblée nationale, la mission de se réunir sans délai afin d’assurer la continuité de la vie administrative, le maintien de l’ordre public, et de favoriser le retour des séances libres de l’Assemblée, en prenant ce faisant et suivant les cas des mesures locales ou nationales.
Dans la mesure où la Constitution de la Ve République a organisé un parlement bicaméral, ces dispositions peuvent paraître inutiles. Toutefois, cette inutilité ne rend pas nécessairement cette loi inconstitutionnelle, a fortiori dans le silence de la Constitution s’agissant du rôle du Sénat dans une telle configuration d’événements : le texte fondamental dispose que le Président du Sénat remplace le Président de la République dans les circonstances que l’on connaît, mais il ne prévoit aucune substitution de l’Assemblée nationale par celui-ci, en cas d’empêchement ou de dissolution illégale de celle-là. Or, s’il ne peut être constitutionnellement dissous, ce qui assure la survie du principe représentatif, il ne pourrait, sans disposition précise, continuer de légiférer seul et ainsi d’agir. C’est certainement une lacune constitutionnelle majeure dont la résolution donnerait un sens nouveau à l’impossibilité de dissolution de la chambre haute.
En revanche, c’est bien dans le silence de la Constitution que réside l’inconstitutionnalité probable de la loi du 15 février 1872.
Le législateur ordinaire n’est pas compétent pour fixer les règles concernant le remplacement de l’Assemblée nationale. Ce qui pouvait se comprendre après le 4 septembre 1870 et avant les lois de 1875 ne peut plus être admis juridiquement. Cette assertion mériterait bien davantage que ces quelques lignes car il est difficile de présenter le corps législatif de 1870-1872 comme constituant un législateur ordinaire. Il n’en demeure pas moins que cette loi est considérée aujourd’hui comme de valeur législative. Si tel n’était pas le cas, si le législateur de 2013 s’était trompé en croyant pouvoir la modifier, elle n’aurait alors aucune existence légale puisqu’elle aurait été abrogée implicitement par la Constitution de la 4ème République, à défaut de l’avoir été par les lois constitutionnelles de 1875.
Seule la Constitution en vigueur peut organiser les pouvoirs publics et prévoir la substitution d’un pouvoir constitué par un autre organe, ou la délégation de ses pouvoirs à d’autres autorités.
Ainsi, même si la loi Tréveneuc ne confère aucun pouvoir législatif en tant que tel à l’Assemblée constituée par les départements (puisqu’elle peut prendre des actes dans le domaine de la loi mais il n’est nulle part inscrit qu’elle adopterait une « loi »), il est possible de raisonner par analogie avec la décision n°2001-454 DC du 17 janvier 2002, Loi relative à la Corse. Celle-ci se prononçait notamment sur la possibilité conférée à l’Assemblée de Corse de procéder à des expérimentations législatives, sur habilitation du législateur, alors que la révision constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République n’était pas encore intervenue. Le Conseil constitutionnel n’a pas censuré la disposition législative sur le fondement de l’unité de l’État ou du principe d’égalité impliquant une loi unique, comme on pouvait s’y attendre. Il a en revanche fait obstacle à la mesure en citant les articles 3 et 34 de la Constitution pour en conclure que « en dehors des cas prévus par la Constitution, il n’appartient qu’au Parlement de prendre des mesures relevant du domaine de la loi ; qu’en particulier, en application de l’article 38, seul le gouvernement « peut, pour l’exécution de son programme, demander au Parlement l’autorisation de prendre des ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi » ; que le législateur ne saurait déléguer sa compétence dans un cas non prévu par la Constitution ».
On doit souligner, néanmoins, que si le Conseil constitutionnel avait l’occasion de se prononcer contre cette loi, en dehors de toute crise dramatique en France (par exemple à l’occasion d’une modification de cette loi par une autre loi), sa constitutionnalité pourrait être défendue en précisant que les missions données aux conseils départementaux ne relèvent pas des pouvoirs exclusifs de l’assemblée : les conseils départementaux ne légifèrent pas et ne contrôlent pas l’action du gouvernement puisqu’ils se bornent à tenter de faire échec à un soulèvement populaire ou à un coup d’État. Ils ne relèvent pas non plus – à tout le moins de façon exclusive – de l’exécutif dans leur dimension « maintien de l’ordre », et la séparation des pouvoirs ferait obstacle à ce qu’il soit confié à l’exécutif la mission de rétablir les conditions propres à la reformation de l’Assemblée (surtout si la dissolution illégitime de celle-ci devait motiver le recours à la loi !).
Il y aurait ainsi quelques arguments sérieux pour contrebalancer l’apparente inconstitutionnalité de la loi.
Si, à la suite de funestes événements, le Conseil devait être saisi de la mise en œuvre de cette loi par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), deux remarques s’imposeraient alors – non sans avoir préalablement précisé qu’il paraît assez improbable que, dans de telles circonstances, le cours normal des choses conduirait au dépôt d’une QPC….
– La première est que, dans une telle situation, il aurait à cœur de permettre à la loi de produire ses effets salvateurs en retenant l’argumentation précitée
– La dernière est que, si tel était le cas, et si par extraordinaire le Conseil constitutionnel jugeait en droit sans pression des événements, le temps que la mise en œuvre de la loi conduise à des actes qui seraient l’occasion de mettre en cause la validité de la loi, puis que la procédure de transmission de la QPC au Conseil l’amène à se prononcer aussi vite que possible, la loi aurait le temps de produire des effets pendant plusieurs semaines, ce qui permettrait, alors, aux conseils départementaux, de constituer le dernier rempart de la démocratie représentative.
En conclusion, sous quelque angle que l’on analyse cette loi, à savoir son contenu, sa vigueur, sa confrontation à la Constitution, et ses conditions de mise en œuvre, elle demeure un cabinet de curiosités dont on préférerait que la porte reste à jamais fermée.
Géraldine CHAVRIER,
Professeur agrégé de droit public, Université Paris I Panthéon-Sorbonne,
Directrice du département droit public (2010-2013), Directrice de la prép’ ENA Paris I – ENS (2016-2019)
Avocat, Cabinet FIDAL
- Voir le récit de Pierre Miquel, La Troisième République, Paris, Fayard, 1988, p 28 ↩
- Gambetta, Discours à l’hôtel de ville de Paris, le 4 septembre 1870 ↩
- M. Baragnon, cité par H. Brisson, séance du mardi 6 février 1872, JORF, 7 février 1872, p.878 ↩
- H. Fournier, idem, p 680 ↩
- H. Martin, idem, p.878 ↩
- Idem ↩
- M. de Pompery, JORF, 7 février 1871, p. 880 ↩
- M. Tréveneuc, idem. ↩
- H. Fournier, idem, p.886 ↩
- Idem ↩
- H. Fournier, idem, p.880 ↩
- La loi Tréveneuc ou l’improbable apothéose des conseils généraux, par Didier Guignard, in P. Delvit (Dir.), Bicentenaire du département du Tarn et Garonne : genèse, formation, permanence d’une trame administrative, Toulouse, PUSS, 2008, p.351 ↩
- Eugène Ménier, Plus de guerres civiles, La loi Tréveneuc et sa mise en application, Paris, Imprimerie de Lagny, 1877, p.22 ↩
- Idem, p.360-361 ↩
- Lamarque, La théorie de la nécessité et l’article 16 de la Constitution de 1958, RDP, 1961, p. 558 et suivantes ↩
- Rapport de la commission des lois n°341 (2010-2011), B. Saugey, 9 mars 2011, p. 71 ; O. Pluen, La loi Tréveneuc de 1872 : un régime d’exception oublié, JDA, 2016, Dossier 01 état d’urgence (dir. Andriantsimbazoniva, Francos, Schmitz, Touzeil-Divina ; art.24 ↩
- Voir note 4 ↩
- Disponible sur le site du Conseil constitutionnel ↩
- Voir, par exemple, B. Genevois, Une catégorie de principes à valeur constitutionnelle : les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, RFDA, 1998, p.477 ↩