« Si vis pacem, para bellum », « Si tu veux la paix, prépare la guerre » ! Plus que jamais, la célèbre maxime romaine semble d’actualité, 80 ans après la capitulation du IIIème Reich ( le 9 mai par les Russes). Le 8 mai 1945, l’Europe et les Alliés célébraient la fin d’un cauchemar. Les armées nazies capitulaient et les peuples pouvaient enfin se relever.
La Libération, outre le fait de constituer un immense événement militaire, se voulait porteuse d’un renouveau incarné par des acteurs qui défendaient, une conception de la démocratie, du droit et de la souveraineté populaire. Une certaine idée de la dignité humaine en était la clé de voûte, quoi que l’on pense du passif de l’ex-URSS qui néanmoins paya un très lourd tribut (27 millions de morts) dans le combat contre l’Allemagne hitlérienne, à partir de juin 1941.
Le monde, et plus encore avec la capitulation du Japon le 2 septembre 1945 à la suite des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, aspirait à connaître enfin, une paix durable affirmée sur des principes régis par une gouvernance internationale représentée par la nouvelle Organisation des Nations Unies.
À la sortie de la guerre, l’Europe, avec le soutien des Etats-Unis, se reconstruit et tente de conjurer le passé par l’action. La Communauté économique du charbon et de l’acier CECA (1) instituée en 1951, visait à rendre impossible le retour d’un conflit entre la France et l’Allemagne. L’esquisse de la Communauté économique européenne (CEE) née en 1957, était engagée. Par ailleurs, les institutions internationales se multiplient : les accords de Bretton Woods de juillet 1944, posent les bases du système financier international. L’Organisation des Nations unies (ONU) créée le 24 octobre 1945 fait oublier l’inefficace Société des nations (SDN) fondée en 1918.
Les fondements d’un monde meilleur étaient-ils solides ? Las. Moins de deux ans plus tard, en 1947, l’avènement d’un « Rideau de fer » (2) devait rebattre les cartes en créant une nouvelle bipolarité mondiale marquée par une rivalité idéologique, militaire et technologique, mais aussi par des affrontements dits « périphériques », créant ainsi un conflit d’un nouveau genre : la guerre « froide ». Elle restructura la scène internationale et devait reléguer au second plan l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui ne pouvait pas, dans ces conditions, devenir le cadre régulateur de cet affrontement.
-
L’illusion de la « fin de l’Histoire » (3)
La Chute du Mur de Berlin en 1989, la disparition du Pacte de Varsovie en 1990 et celle de l’URSS le 26 décembre 1991 devaient créer un nouvel espoir avec l’abandon de la bipolarité Est-Ouest. On crut alors que les principes de la Charte des Nations Unies pouvaient résolument pour ne pas dire totalement, animer les actions des grandes puissances. La première guerre du Golfe devait le démontrer. Les germes d’un sentiment aujourd’hui répandu d’« un poids, deux mesures » étaient posés. Ils devaient apparaître notamment dans l’émergence d’un « Sud global » (4) certes disparate , mais uni par la volonté de transformer la gouvernance mondiale née de 1945.
Les désillusions devaient s’imposer. Les conflits en ex-Yougoslavie, les attentats du 11 septembre 2001, la guerre en Irak débutée en 2003 et la montée des mouvements islamistes, devaient en témoigner. La notion de démocratie est elle-même, sous pression, affaiblie par des guerres d’un nouveau type, celles de la désinformation. La désillusion conduisant au repli identitaire et à une nouvelle violence politique parait s’étendre. Les conflits se sont transformés en devenant de plus en plus asymétriques et fragmentés.
Des zones de guerre régionales rappellent ces conflits qualifiés de « périphériques » pendant la Guerre froide: les tensions indo-pakistanaises, le Moyen-Orient et le conflit israélo-arabe (depuis 1948), dont la guerre contre le Hamas constitue la dernière forme. Les frictions récurrentes en Mer de Chine et autour de la péninsule coréenne et les attaques des alliés non étatiques (les fameux « proxys ») d’un Iran qui continue de se rêver en puissance nucléaire, deviennent le nouveau quotidien stratégique d’un monde en ébullition.
L’année 2022 constitue-t-elle un tournant ? La diversité des enjeux révèle des formes graduées de la guerre. La basse intensité n’est plus la règle comme le rappelle au quotidien le conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine depuis le 24 février 2022. On croyait que l’on agissait par le truchement de milices ou de guérillas : on découvre que deux armées nationales peuvent s’affronter dans un schéma classique d’un affrontement militaire. Les termes de « front », de « tranchées », occupent de nouveau le vocabulaire militaire conventionnel, complété par la dimension cyber.
Ce sont bien les « bases » de cet ordre international, né sur les fonts baptismaux de l’adoption de la Charte des Nations Unies en 1945 qui sont fortement contestées. Jamais depuis 1945, cet objectif n’est apparu avec autant d’acuité tant les conflits paraissent s’étendre. L’intangibilité des frontières est à nouveau mise en cause de manière « musclée », certains Etats se cachant à peine de vouloir étendre leur zone d’influence, quitte à intervenir dans un État voisin. On notera que la problématique des Etats faillis, qui n’ont pas retrouvé la pleine souveraineté sur leur territoire, encourage ces remises en cause.
Les coups de boutoir ne sont plus seulement militaires : l’« ordre international » est de plus en plus soumis aux pressions de la réalité commerciale, technologique et démographique.
Cette situation est un facteur d’incertitude pour l’Occident, qui ne présente plus un front uni. Elle est le signe d’une dynamique offensive pour tous ceux qui veulent le renverser. Le G7 qui pendant des décennies, représentait les deux tiers du PIB mondial, se voit désormais concurrencé par les membres des BRICS+ (4). L’Afrique va compter dans les vingt prochaines années, plus de 2 milliards d’habitants. Et pourtant, elle n’est représentée dans aucune des instances dirigeantes des organisations internationales. Cette absence n’est-elle une anomalie qui illustre le prisme d’une « forme de déterminisme étatique » » contre lequel s’insurge le « sud global » (5) ? Ses revendications semblent, depuis les capitales occidentales, désarticulées et constitutives d’une somme des contraires. Elles sont fondées sur le postulat d’une libération en réponse à une « imposition d’une oppression » d’un ordre établi par les vainqueurs de 1945 désormais remis en question. Les clivages et les fractures n’en sont que plus profonds et menaçants.
Plus que jamais dans ce contexte, la commémoration de la Victoire alliée de 1945 rappelle que la France est aujourd’hui sur le devant de la scène en termes de sécurité. Elle l’est évidemment par son statut : puissance nucléaire (6), membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, elle compte le deuxième espace maritime au monde : plus de 11 millions de km2 (pour rappel, les États-Unis couvrent 11,3 millions de km2).
La France est présente sur l’ensemble des océans, lui conférant de facto une présence internationale, aujourd’hui, source de nouvelles tensions, comme le démontrent par exemple les soupçons d’ingérence de l’Azerbaïdjan en Nouvelle Calédonie (7). La coopération et les alliances de défenses, éprouvées notamment dans le cadre de l’opération Barkhane depuis 2014 (8) a été démantelée à partir de 2022 tandis que de nouveaux régimes tel ceux du Niger, du Mali ou du Burkina Faso s’engagent dans un basculement d’alliances aux enjeux régionaux évidents. Le trafic de drogue, particulièrement celui lié à la production de cocaïne (9), utilise des voies de « commerce » impliquant notamment le Golfe de Guinée et une partie de l’Afrique saharienne avant d’atteindre l’Europe. La France y réalise un travail de veille et de prévention, montrant une nouvelle fois, les différentes facettes d’une présence militaire accrue.
-
Quel message pour la victoire de 1945 ?
La célébration de la Libération n’est pas seulement un hommage historique.
Dès lors, que commémorons-nous en 2025 ? Le souvenir d’une victoire alliée contre le IIIème Reich qui non seulement avait placé, par l’usage des armes, une grande partie de l’Europe sous sa coupe, mais avait établi une action coordonnée et structurée visant à l’extermination du peuple juif et de nombreuses communautés considérées comme inférieures ? Sans aucun doute.
Nous célébrons aussi une certaine idée de la Liberté. Certes, elle est sans cesse remise en question par le réel et les rapports de force qui ne cessent d’évoluer et de transformer les équilibres mondiaux. Telle une boussole, elle rappelle l’essentiel dans la conscience des Hommes.
Commémorer les 80 ans de la Victoire, permet de rappeler que les promesses de la liberté restaurée en 1945, au prix de dizaines de millions de victimes et du cauchemar de la Shoah, ne sont pas vaines.
Cette commémoration s’inscrit dans un temps particulier, en 2025, qui exige de comprendre les fondamentaux d’une menace permanente sinon existentielle. Autant de crises et de dangers nouveaux qui rendent le souvenir de la Victoire de 1945 plus que jamais emblématique et porteur de sens.
Célébrer la Victoire, c’est aller bien au-delà de la seule dimension militaire. Il s’agit de s’interroger sur nos valeurs, sur notre identité. Dans ce contexte, la mémoire de la Libération ne peut pas être un simple hommage figé par l’Histoire. 80 ans après, c’est ne rien oublier des mécanismes qui peuvent conduire à la déflagration.
Plus que jamais, ce message est d’actualité : les tensions, le retour du fait militaire dans le quotidien de nos sociétés rappellent non seulement le combat sans cesse renouvelé, pour la dignité humaine, le droit et le courage collectif, appelant au sursaut mais également au sens de la responsabilité. C’est dans ce cadre que nos forces armées sont sur le devant de la scène. Le constat est simple : la guerre est possible. Plus que jamais, il faut se tenir prêt. Terrible défi pour nos sociétés démocratiques et libérales. La « résilience », pour l’Armée de Terre, joue un rôle particulier en lien avec sa présence territoriale. Elle n’est pas un vain concept. Il s’agit bien d’un principe qui peut aider notre pays et l’Europe à traverser une situation incertaine.
La Libération renvoie à notre Armée et à l’âme d’une Nation
La commémoration de la Libération de 1945 s’inscrit dans la construction d’une nouvelle union nationale au sein de laquelle les forces armées, longtemps victimes d’un désarmement engagé après la chute de l’ex-URSS, redeviennent essentielles à la Nation. Paradoxe de l’histoire contemporaine ? 1945 avait notamment, placé l’Armée de terre au centre d’une guerre qui était géographique mais également politique. La conquête ou la libération des territoires, annonçaient un modèle de société aux conséquences économiques, culturelles, sociales et politiques. Depuis lors, au fil du temps, les concepts de « lignes de fronts », « guerre de tranchées » avaient cédé le pas aux opérations ou projections extérieures. On s’interrogeait même sur la pertinence du char Leclerc, au motif qu’il était conçu pour une guerre conventionnelle que l’on pensait désormais écartée ad vitam aeternam.
Aujourd’hui, avec le conflit ukrainien, le char retrouve avec les drones, une place centrale dans les opérations. Seuls quelques pays, parmi lesquels la France, tout comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, sans oublier la Russie ou potentiellement la Chine, pouvaient agir sur des théâtres distants de milliers de kilomètres, constituant autant de défis matériels, logistiques, en encadrement humain et en commandement.
Plus que jamais, l’Armée de Terre et les composantes air et marine, doivent intégrer à la fois le concept traditionnel du conflit, rappelé en Ukraine depuis 2022, mais également son caractère asymétrique que la technologie ou l’idéologie ont contribué à renforcer.
Dans ce cadre, la tactique de la « guérilla » redevient d’actualité : associée à un projet politique, elle conduit à déstabiliser des régimes, pouvant provoquer de nouvelles alliances, accélérant la mise en place de points de tensions à fronts renversés. Les évènements en Afrique de l’Ouest le démontrent.
À l’ombre des conflits persistants et des nouvelles formes de menaces, la promesse de 1945 est largement mise à l’épreuve en 2025. Mais pour comprendre cette tension entre mémoire d’une libération fondatrice et réalité d’un monde instable, il existe ce lien à approfondir et à perpétuer entre « la France et son armée » (10), par exemple en développant « l’esprit de défense » au sein de la population. Plus que jamais, dans un monde sous tensions, probablement en train de vivre une nouvelle bascule, commémorer la capitulation du IIIème Reich, rappelle que les victoires appartiennent à celles et à ceux qui savent concilier l’usage, parfois nécessaire de la force et de la résistance, avec la conscience d’un devoir moral qui en nous transcendant, nous plonge dans l’âme d’un peuple, d’une Nation et plus encore, de l’humanité.
Pascal Drouhaud et Henri Jozefowicz
Source : lev radin / Shutterstock.com
———-
Notes
Pascal Drouhaud est spécialiste des relations internationales, auteur de nombreux articles sur l’actualité internationale notamment dans la « Revue « Défense nationale ». Il est président de l’Association Latfran / France-Amérique latine (www.latfran.org) et chercheur associé auprès de l’Institut Choiseul. Ancien auditeur de la 54ème session nationale de l’IHEDN.
Henri Jozefowicz est docteur en droit public, chargé de cours à l’Institut catholique de Paris (ICP) et auteur de nombreuses publications, notamment dans les questions relatives au droit constitutionnel. Il est également conseiller du 15èmearrondissement de Paris, délégué à la précarité, aux affaires juridiques et administratives et à l’enseignement supérieur.
Le Cercle Fontenoy a été créé par l’Armée de Terre. Il rassemble des spécialistes en relations internationales, en droit public, des journalistes et officiers supérieurs de l’Armée de Terre. Il constitue un « think tank » dont le but est de réfléchir aux enjeux internationaux, stratégiques et organisationnels auxquels est confrontée l’Armée de terre. Animé par le Pôle de rayonnement de l’Armée de Terre (PRAT), il est placé sous l’autorité directe du Chef d’Etat-major de l’Armée de Terre, le Général d’Armée Pierre Schill.
- CECA: La Communauté européenne du charbon et de l’acier a été créé le 18 avril 1951. Elle est entrée en vigueur le 23 Juillet 1952. Elle visait à « soutenir massivement les industries européennes du charbon et de l’acier pour leur permettre de se moderniser, d’optimiser leur production et de réduire leurs coûts, tout en prenant en charge l’amélioration des conditions de vie de leurs salariés ».
- Rideau de fer : Ce terme a été utilisé pour la première fois par Winston Churchill lors d’une conférence à l’Université de Fulton aux États-Unis. Il représentait la rupture idéologique autour de l’URSS et des États-Unis.
- « La Fin de l’histoire et le Dernier Homme/ The End of History and the Last Man» est un essai du politologue américain Francis Fukuyama publié en 1992 au sortir de la fin de la guerre froide. Cette idée est devenue un concept géopolitique qui devait marquer les années 1990 et l’analyse des relations internationales .
- Brics + : Alliance de pays aux économies émergentes initialement créée par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine. L’Afrique du Sud a complété cet ensemble qui s’est élargi en janvier 2024 à l’Iran, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie et l’Éthiopie pour former les BRICS+. Ils représentent près de 35 % du PIB mondial et la moitié de la population de la planète. Le projet économique avec une portée politique, est de créer une monnaie commune, qui permettrait de contrebalancer le dollar.
Laïdi Zaki, « Sommet des BRICS : “Une fois les récriminations anti-occidentales exprimées, chacun déroule son propre agenda” », Le Monde, 22 août 2023. Semo Marc, « L’élargissement des BRICS va-t-il créer un Sud global, contrepoids à l’Occident ? », Challenges, 31 août 2023 (https://www.challenges.fr/). Bulard Martine, « Quand le Sud s’affirme », Le Monde diplomatique, octobre 2023, p. 11.
- Sud global : il s’agit d’un concept géopolitique, socio-économique désignant un ensemble de pays ayant une volonté de construire un nouvel ordre mondial.
- Pascal Drouhaud, « La dissuasion nucléaire de la France et l’environnement international », Guerres mondiales et conflits contemporains, N°223, Juillet 2006, p 127-140.
- Le Monde, 25/01/2025: https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/01/25/outre-mer-manuel-valls-denonce-les-ingerences-de-l-azerbaidjan_6515805_823448.html
- Opération Barkhane: https://www.defense.gouv.fr/operations/bande-sahelo-saharienne/operation-barkhane .
- Pascal Drouhaud, « Amérique latine– L’Équateur et le défi du trafic de cocaïne en croissance », Revue Défense Nationale, N° 863 Octobre 2023 – p. 115-119
- Charles de Gaulle, « La France et son armée », Plon 1938.