La crise sanitaire a bouleversé toutes nos certitudes. De notre modèle économique de consommation de masse importée depuis l’autre bout du monde à notre rapport au vivant, tout a changé. Seulement 5 ans après le début de la crise sanitaire, certains effets sont encore présents pour une société qui a survécu, mais qui reste en souffrance après l’acception de mesures exceptionnelles. Surtout, un nouveau paradigme a émergé puisque les principes d’efficacité ont primé sur ceux de la démocratie et de la liberté.
Les «Gaulois réfractaires» ont accepté des mesures exceptionnelles.
Jamais depuis 1945, un tel niveau de privation de libertés n’a été consenti. Introduit par la loi du 23 mars 2020 et codifié aux articles L. 3131-12 du Code de la santé publique, l’état d’urgence sanitaire a imposé le confinement ou la mise en place de quarantaines ou d’isolement assorti de sanctions lourdes (jusqu’à six mois de prison pour les personnes récidivant en moins de 30 jours). Une situation paradoxale alors que, quelques mois plus tôt, les Gilets jaunes, considérés comme les «Gaulois réfractaires au changement», s’étaient mobilisés massivement contre la taxe carbone portée sur les énergies fossiles.
Malgré cela, les «Gaulois réfractaires» ont accepté les privations de libertés. 93 % des Français ont accepté le confinement prononcé par Emmanuel Macron le 16 mars 2020 selon un sondage réalisé au lendemain de l’allocution présidentielle. Trois facteurs cumulatifs expliquent cela: les confinements, méthode pourtant moyenâgeuse, restent dans l’imaginaire collectif les seuls remèdes efficaces pour lutter contre la propagation d’un virus (1); les expériences chinoise puis italienne dans un monde ouvert ont renforcé cette légitimité (2); enfin, la peur reste dans toute société le motif ultime justifiant la privation de liberté (3).
Même en fin de crise, 50 % des Français vivant en zone rurale acceptent l’idée d’un troisième confinement en mars/avril 2021.
Une société qui a survécu mais en souffrance
La crise sanitaire a dévasté nos liens sociaux en accentuant les inégalités. Sur le plan de l’école, les élèves français ont vu s’accroître les inégalités scolaires selon l’origine sociale. En effet, 14 % des élèves issus de milieux défavorisés ne sont pas du tout aidés, contre 7 % pour les élèves issus de milieux favorisés, soit le double. Sur le plan du travail, les travailleurs français ont différemment vécu la crise sanitaire selon l’âge (junior ou senior), le lieu d’habitation (urbain ou rural) ou le type de métier (manuel ou de bureau). Si, dans les métiers de bureau, cela a conduit à une autonomisation du salarié vis-à-vis de son employeur par le télétravail et à une forme de recul de l’autorité, les métiers de proximité (services publics, services à la personne, ouvriers, etc.) ont constitué l’armée livrant bataille au virus, créant une France «à deux vitesses».
La société a survécu à la crise sanitaire, mais souffre. Selon l’OMS, les troubles de santé mentale (anxiété, dépression, etc.) ont augmenté de 25 % dans le monde pendant la pandémie. La France n’est pas à l’abri puisqu’en octobre 2020, la prévalence des troubles anxieux a atteint 27 % de la population (+10 points par rapport à 2017), les états dépressifs 10 % (+5 points) et les pensées suicidaires 10,5 % (+6,7 points). Trois publics ont été particulièrement fragiles: les jeunes, tant les mineurs que les étudiants, avec le passage au téléenseignement, les femmes, notamment les plus précaires et monoparentales, et enfin, les seniors avec la mortalité du virus. À tel point que la consommation de médicaments psychotropes de type anxiolytiques augmente de +1,1 million de boîtes entre mars et octobre 2020 par rapport à la même période en 2019.
Un nouveau paradigme démocratique?
Plus que notre société, la crise sanitaire a accentué la guerre des modèles. Sur le plan extérieur, une opposition s’est démarquée entre les modèles autoritaires (Chine), illibéraux (pays est-asiatiques) et démocratiques libéraux. Les deux premiers privilégiant l’efficacité de la gestion de la crise (mesures disproportionnées, etc.) sur la protection des libertés. Les démocraties libérales ont cherché à concilier l’efficacité de la gestion de crise avec la protection des libertés par les campagnes de vaccination de masse. Seulement, les désorganisations, les injonctions contradictoires auprès des populations et le coût humain et sanitaire similaire n’ont pas démontré une supériorité du modèle libéral, qui souffre parfois de la critique de l’impuissance publique sur différents sujets.
Sur le plan intérieur, la crise sanitaire a posé une incertitude sur le «cercle de la raison» face aux populismes. Si le cercle de la raison prend très vite au sérieux la crise, les populistes (Trump, Johnson, Bolsonaro) rejettent la gravité du virus, par défiance envers les institutions et les élites scientifiques. Cette attitude a été sanctionnée par les électeurs. Trump a perdu face à Biden en novembre 2020 après avoir perdu les électeurs âgés, Bolsonaro a été battu en 2022 par Lula, et Johnson a été contraint à la démission à l’été 2022 après le Partygate. Or, après la parenthèse de la Covid-19, nous observons un retour des populismes (Trump, Meloni, Milei), malgré ces échecs factuels.
Cette poussée s’explique par le fait que le paradigme autour des attentes des citoyens occidentaux a changé. Ceux-ci privilégient un modèle hybride, difficile à tenir, qui préserve et met en avant les libertés publiques (liberté d’expression, de mobilité, d’entreprendre), mais dans le cadre d’un projet collectif (solidarité à l’égard des métiers de première ligne), ce même projet qui est préservé et protégé (protection hobbesienne par un État fort). Sans compréhension de comment la crise sanitaire a bouleversé les aspirations des citoyens occidentaux, le cercle de la raison est condamné à être balayé aux prochaines échéances électorales.
William Thay, président du thinktank Le Millénaire, spécialisé en politiques publiques, contributeur au rapport Quel modèle démocratique post-Covid?
Matthieu Hocque, directeur adjoint des études du Millénaire, co-auteur du rapport Quel modèle démocratique post-Covid?