« Quand on voit des hommes cultivés rester indifférents devant l’oppression et la persécution, on se demande ce qu’il faut mépriser davantage – leur cynisme ou leur myopie. »
George Orwell, La Littérature encagée, 1946.
L’otage Boualem Sansal n’a pas de chance. Vraiment. Non seulement parce qu’il a été séquestré le 16 novembre dernier à Alger par des policiers ou militaires de style barbouze pour être maintenu incomunicado. Non seulement parce que sa séquestration, tenue secrète, puis révélée par quelques entrefilets, a été revendiquée le 22 novembre dans un communiqué paranoïaque et ignoble de l’agence officielle APS – Agence Presse Service (celui faisant mention de « la France Macronito-Sioniste » et dont la première phrase était : « L’agitation comique d’une partie de la classe politique et intellectuelle française sur le cas de Boualem Sansal est une preuve supplémentaire de l’existence d’un courant ‟haineux” contre l’Algérie »). Mais surtout parce qu’un coup décisif, le premier coup médiatique, lui fut porté deux jours après le communiqué algérien, quand le 24 novembre, sur le plateau de France 5, il fut labellisé « d’extrême-droite ». C’est ce qu’on appelle dans le jeu d’échecs First Move Advantage ou avantage du trait – l’avantage inhérent à ceux qui bougent les premiers, soit avantage aux Blancs car, aux échecs, les Blancs ouvrent la partie. Il paraît que les statistiques depuis un siècle et demi au moins, prouvent que le joueur Blanc, favorisé par ce premier mouvement, gagne dans une proportion oscillant entre 52 % et 56 %, car, maîtrisant l’ouverture, il commande la stratégie.
Venant derrière le communiqué de l’Algérie, ancienne colonie, cet attribut « extrême droite » lancé à la volée contre le captif sur le petit écran d’une chaîne publique eut pour effet de tétaniser à gauche. Dans la tête de ceux qui prononcent les mots, en effet, c’est déjà une justification du sort fait à Sansal. S’insinua donc l’idée que Boualem Sansal n’était pas un ange. (Mais qui le prétendrait ? Sansal se déclarant athée militant – cela d’ailleurs lui est aussi reproché, tel un blasphème, car l’Algérie est perçue comme un pays naturellement musulman, en plus d’avoir l’islam constitutionnellement institué en religion d’État. Et vous n’allez pas donner de leçons sur la séparation de la religion et de l’État, vous, les anciens coloniaux !) Pression des mots. Et puis, pour ajouter au tableau, il y a les vociférants : « Nous ne voulons pas la guerre avec l’Algérie, c’est clair ? Ce sont nos frères, nos sœurs, nos tantes, nos grands-parents, nos amis. Y’en a assez de ce vocabulaire ! Assez de dire : ‟Nous allons riposter”. Quoi riposter ? Et qu’est-ce que tu racontes ? » Un morceau de bravoure fulminé devant son public par un chef à voix tonitruante, forme impérative de consigne aux militants qui s’y plièrent assurément et aisément. Car il paraîtrait que ceux qui s’émeuvent de la séquestration d’un écrivain et le font savoir seraient de foutus fauteurs de guerre, des zélateurs de la colonisation.
Ainsi, par intimidation, le silence s’installe autour de Sansal. Tendez l’oreille gauche !
Mais si d’aucuns s’accordent sans souci pour accoler à Sansal l’épithète « d’extrême droite », comment les mêmes caractérisent-ils le régime policier implacable qui le détient et l’enferme ? « La Mecque des révolutionnaires et de la Liberté » ? (Cela, sans rire, a été dit et proféré). Quant à la liberté, même sans majuscule, le peuple algérien sait à quoi s’en tenir, et son président pareillement, puisqu’élu à 94,65 %, score admirable, signe incontestable de liberté. Il semblerait donc que, dans l’affaire de l’emprisonnement de Boualem Sansal, la gauche ait perdu, à la manière faustienne, les débris de son âme.
Cela ramène loin en arrière.
Lorsque Alexandre Soljenitsyne fut honoré du prix Nobel de littérature, en 1970, il se trouvait en fâcheuse posture. La Pravda ne le ménageait pas. La Pravda – en français La Vérité –, journal auquel, en Union soviétique, pas une personne censée ne prêtait créance. Mais ça ne l’empêchait pas de clouer l’écrivain au pilori : « Migrant spirituel de l’intérieur », « étranger et hostile à toute la vie du peuple soviétique »… « Voici le bourbier fangeux où a roulé Soljenitsyne, exclu de l’Union des écrivains d’URSS et condamné pour son attitude indigne par l’opinion soviétique », redoublait la Pravda. Il y avait alors en Occident pas mal de gens pour acquiescer, hocher la tête, battre des mains. Soljenitsyne n’a au fond que ce qu’il mérite. On lui colla sur le râble le qualificatif de renégat, d’instrument des « menées de l’impérialisme ». Tel n’était pas l’avis, cependant, du philosophe Georg Lukács, le Hongrois dont les gens de gauche un peu âgés se souviennent comme d’une figure tutélaire, un théoricien comme il n’en n’existe plus depuis belle lurette. Pas de ceux qui marmonnent sur le mode du mantra cinq mots creux de vocabulaire nouveau inventés sur les campus. Le marxiste Lukács, en 1969, ne tarissait pas d’éloges pour le dissident soviétique Soljenitsyne : « Les deux romans qui viennent de paraître représentent en effet un sommet de la littérature universelle de ce temps. » Ancien officier de l’Armée Rouge dans la Seconde Guerre mondiale, ancien déporté des camps staliniens, mis à l’index sous Brejnev, Alexandre Soljenitsyne adressa en 1967 une lettre à l’Union des écrivains : « Tant de leçons nous apprendront-elles enfin qu’il ne faut pas arrêter la plume d’un écrivain tant qu’il est en vie ? Pas une seule fois cela n’a embelli notre histoire. » On connait la suite.
Après bien des tribulations, Alexandre Soljenitsyne, accusé de haute trahison, fut banni, expulsé d’Union soviétique en 1974, à 56 ans. Son ouvrage majeur L’Archipel du Goulag, paru à Paris, se vit taxé de « diffamation malveillante contre notre État socialiste » : « L’auteur de cette œuvre respire une haine pathologique contre le pays où il est né », glapissait-on à Moscou-la-gâteuse. Les disciples français de Brejnev, voyaient en l’auteur pas encore tiré d’affaire « non seulement l’écrivain, mais encore le pamphlétaire, l’adversaire du socialisme, le chantre d’une ‟Sainte Russie” à jamais révolue et démesurément enjolivée ». Craignant d’indisposer ses proches alliés, le Parti socialiste se contenta d’un constat : « Il reste difficile en URSS d’être un intellectuel non conformiste. » Pour le moins. Mais le nouveau Prix Nobel se montrait indocile : « Malheur au pays dont la littérature est menacée par l’intervention du pouvoir ! » prophétisait-il. Faisandée de l’intérieur, il restait à l’URSS quinze années à vivre.
Deux ans après l’exil forcé de Soljenitsyne eut lieu l’échange de la honte. Boukovski contre Corvalan. Détenu pour détenu. Luis Corvalan, secrétaire du Parti communiste chilien, contre Vladimir Boukovski, écrivain longtemps interné en hôpital psychiatrique spécial « en conformité exacte avec le Code criminel » article 70-1 (agence Tass). L’idée de ce sordide échange était sortie du cerveau vicieux de Pinochet, le général aux lunettes noires, Augusto Pinochet, artisan du coup d’État sanglant contre Salvador Allende au Chili. L’échange se déroula un jour de neige et de brouillard, le samedi 18 décembre 1976, à l’aéroport de Zurich-Kloten. Boukovski atterrit vers midi à bord d’un avion Tupolev de l’Aeroflot (on lui avait ôté les menottes à l’embarquement). Corvalan atterrit à 12 h 25 à bord d’un appareil de la Lufthansa en provenance de Santiago du Chili. Une automobile diplomatique attendait au pied de la passerelle, précédée d’une voiture de la police helvétique, pour parcourir les cinq cents mètres séparant les deux appareils. Corvalan fut chargé dans l’avion soviétique tandis que Boukovski en descendait. Le Tupolev décolla à 13 h 16 pour Moscou. Corvalan avait 60 ans, Boukovski 34. Au diapason de l’opinion, Georges Marchais jugea ce marché « lamentable ».
Avec Sansal et l’Algérie, nous sommes rendus aux temps maudits de la persécution sommaire et exemplaire des écrivains, à l’ère des marchandages lamentables. Et pour corolaires les silences coupables, une couardise considérable, la médiocre cuisine casuistique. Si cela n’est pas nouveau, en vérité les leçons d’autrefois demeurent. Georges Orwell les avait tirées après-guerre : « Rappelez-vous que la malhonnêteté et la lâcheté doivent toujours se payer. Alors ne vous imaginez pas que vous pouvez vous faire pendant des années le propagandiste lèche-bottes du régime soviétique ou de n’importe quel autre régime, et puis tout à coup retrouver un état de décence mentale. Putain un jour, putain toujours. » Certes, cette conclusion manquait d’élégance, mais elle va à l’essentiel.
Boualem Sansal n’a pas 34 ans, ni 56, ni 60. Il aurait, selon les variantes d’un état civil incertain, entre 75 et 80 ans. C’est dire combien l’avenir se joue à temps court. Cela ne rend que plus exécrable le mutisme et la passivité de ceux dont la vocation, le devoir, l’honneur, est de parler et d’agir.
Philippe Videlier
Ecrivain et historien,
Auteur de Rendez-vous à Kiev et de Quatre saisons à l’Hôtel de l’Univers (Gallimard)