Pour le Conseil constitutionnel dans les années 1980, comme pour le Conseil d’État aujourd’hui, la liberté de communication doit être contenue lorsqu’elle est exercée par un groupe privé véhiculant des contenus non conformes aux canons de la bien-pensance. Hier Hersant, aujourd’hui Bolloré.
Se prononçant le 19 février 2025 dans l’affaire du non-renouvellement de la fréquence TNT de C8 par l’Arcom, le Conseil d’État juge que, pour délivrer des autorisations d’usage de ressources radioélectriques pour la diffusion d’un service de TNT, il incombe à l’Arcom de choisir, à l’issue de la procédure d’appel à candidatures prévue par la loi, « les projets qui contribuent le mieux à la sauvegarde du pluralisme des courants d’expression socio-culturels, lequel participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme des courants de pensée et d’opinion (…) ».
Pierre Lelouche a plaisamment dénoncé ce « charabia » à l’antenne d’Europe 1 le 25 février. Mais ce « charabia » n’est pas l’habillage d’une décision de circonstance. Il ne date pas d’hier et a une portée prescriptive bien précise : la liberté de communication doit être jugulée lorsqu’elle est exercée par un groupe privé susceptible de véhiculer des contenus non conformes aux canons de la bien-pensance. Hier Bouygues et Hersant, aujourd’hui Bolloré.
La formulation qualifiée de charabiesque par Pierre Lelouche apparaît pour la première fois en 1984 à propos de la presse (n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, cons 38) : « Considérant que le pluralisme des quotidiens d’information politique et générale auquel sont consacrées les dispositions du titre II de la loi est en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle ; qu’en effet la libre communication des pensées et des opinions, garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s’adressent ces quotidiens n’était pas à même de disposer d’un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents ; qu’en définitive l’objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire l’objet d’un marché …. ». Mais c’est en matière de communication audiovisuelle que le « charabia » atteint son paroxysme.
Ce « charabia » est issu d’une jurisprudence cristallisée il y a quarante ans par le Conseil constitutionnel, sous la présidence de Robert Badinter. Ses prémices semblent indiscutables : le « pluralisme des courants d’expression socioculturels » est en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle ; le respect de ce pluralisme est une des conditions de la démocratie. Mais attention, la liberté de communication ne se réduit pas, comme un vain peuple pense, à celle de l’émetteur : « La libre communication des pensées et des opinions, garantie par l’article 11 de la Déclaration de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s’adressent les moyens de communication audiovisuels n’était pas à même de disposer, aussi bien dans le cadre du secteur privé que dans celui du secteur public, de programmes qui garantissent l’expression de tendances de caractère différent dans le respect de l’impératif d’honnêteté de l’information. En définitive, l’objectif à réaliser est que les auditeurs et les téléspectateurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 précité soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire les objets d’un marché » (n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, cons. 11 ; n° 93-333 DC du 21 janvier 1994, cons. 3 ; n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000, cons. 9, etc.).
Autrement dit, la liberté de communication audiovisuelle est moins celle des antennes de radio et de télévision privées – vulgaires entreprises – que celle des innocents « destinataires » de la liberté de communication. La loi doit les protéger contre l’emprise des groupes de communication à laquelle ils se soumettraient trop facilement s’ils étaient livrés à eux-mêmes…La régulation doit façonner l’offre de programmes, car elle sait mieux que le public ce qui est bon pour le public.
Faute de comporter toutes les règles permettant, selon le Conseil, de satisfaire à ces exigences, la loi examinée le 18 septembre 1986 est censurée. La décision (cons. 31 à 33) comporte, à l’adresse du législateur, une multitude de « consignes » précises tendant à promouvoir le pluralisme et à limiter les concentrations.
On les énumérera ci-dessous, au risque de lasser le lecteur, pour bien faire comprendre combien, dès 1986, c’est le juge qui fixe la norme.
Ces consignes ressortent en creux des lacunes relevées par le Conseil dans le dispositif qui lui est déféré : la loi n’interdit pas à une même personne d’être titulaire d’une participation pouvant aller jusqu’à 25 % du capital de plusieurs sociétés privées titulaires chacune d’entre elles d’une autorisation relative à un service de télévision par voie hertzienne desservant l’ensemble du territoire métropolitain ; elle n’édicte aucune limitation quant à la participation d’une même personne au capital de sociétés titulaires d’autorisations de service de télévision par voie hertzienne sur des parties du territoire ; elle ne limite pas l’octroi à une même personne d’autorisations concernant la radiotélévision par câble ; elle ne prend pas en compte, dans les limitations qu’elle édicte, la situation des personnes titulaires d’autorisations de radiodiffusion sur les grandes ondes ; elle ne limite pas davantage la possibilité pour une même personne d’être titulaire, simultanément, d’autorisations d’usage de fréquences pour la diffusion de services de radiodiffusion sonore par voie hertzienne terrestre et d’autorisations pour l’exploitation de services de télévision diffusés par voie hertzienne ; en ce qui concerne les services de télévision par voie hertzienne, elle se borne à prohiber le cumul par une même personne de deux autorisations dans une même zone géographique, sans faire obstacle à ce qu’une même personne puisse éventuellement se voir accorder, dans le même temps, une ou plusieurs autres autorisations permettant la desserte de l’ensemble du territoire, soit au titre d’un service national, soit par le biais d’un réseau de services locaux…
Comblant une par une les nombreuses lacunes ainsi relevées, le législateur suivra fidèlement les instructions du Conseil constitutionnel (loi n° 86-1210 du 27 novembre 1986 complétant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication). Soit dit en passant : comment nier que, dans une telle affaire, le juge de la loi se soit comporté en législateur ?
Ce que M. Badinter, suivi par la majorité de ses collègues, comme toute l’intelligentsia de l’époque, avait en tête dans les années 80, c’était en effet le groupe Hersant.
C’est lui dont il fallait limiter la présence dans les médias.
Quarante ans plus tard, le droit de l’audiovisuel, ou du moins sa composante jurisprudentielle, est habité par la même obsession : contenir la progression d’un groupe privé véhiculant des contenus conservateurs. Peu de choses ont changé. Simplement, le groupe Bolloré va remplacer le groupe Hersant dans le rôle de l’intrus à tenir à distance et le Conseil d’État prendre le relais du Conseil constitutionnel pour opérer juridiquement cette contention. Sous son égide, l’invocation du pluralisme va resservir en se raffinant. À l’exigence du pluralisme externe va s’ajouter celle du pluralisme interne.
C’est de cela qu’est morte C8 et c’est cela qui menace Cnews.
Comment la référence au pluralisme peut-elle se retourner contre la liberté d’expression ? Parce que, selon la vision qu’on en a, l’impératif de pluralisme amplifiera ou restreindra la liberté d’expression au sens usuel du terme : celle de l’émetteur du message.
Dans le silence des textes (Constitution, loi, traités) sur le contenu précis de la notion de pluralisme de l’information ou de pluralisme des courants de pensée et d’opinion (s’apprécient-ils globalement ou service par service ?), on ne peut exiger de chaque service de communication audiovisuelle, sauf s’il s’agit d’une chaîne de service public, que ses programmes reflètent toute la diversité des courants de pensée et d’opinion. Ce serait une interprétation trop restrictive pour la liberté de communication, que l’on se place du point de vue d’une radio ou d’une télévision déterminée (pourquoi lui serait-il interdit d’être une radio ou une télévision d’opinion, comme il existe des journaux d’opinion ?) ou du point de vue des auditeurs et téléspectateurs (désireux de trouver, dans un éventail d’offres d’information suffisamment ouvert, de quoi satisfaire leurs attentes et leurs sensibilités).
Ce que la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, complétée par les conventions conclues avec les opérateurs, impose à chaque service en matière d’information, ce sont des exigences particulières : exactitude des informations diffusées, équité dans le traitement des campagnes électorales, temps de parole équilibrés des personnalités politiques invitées à l’antenne, attention minimale accordée à certains sujets, respect des grands principes inscrits dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse… C’est déjà contraignant, difficile à contrôler et mal supporté par les professionnels. Mais le pluralisme interne ! Ce serait une gageure.
On n’arrive déjà pas à y soumettre le service public, qui, pourtant, a une vocation native à le respecter !
Exiger le pluralisme interne de chaque chaîne d’information privée n’est ni souhaitable ni faisable. Ce n’est pas souhaitable, car le pluralisme suppose une diversité de chaînes d’opinion différentes plutôt qu’une même chaîne d’info neutre, clonée en plusieurs exemplaires. Ce n’est pas non plus faisable, car le contrôle d’une telle obligation exigerait de monter une usine à gaz inquisitoriale en termes de qualification des intervenants et de comptabilisation de leurs propos.
Aussi, la décision du Conseil d’État du 13 février 2024 relative à Cnews, qui impose le pluralisme interne à chaque chaîne d’information privée, ajoute-t-elle aux textes en imposant des exigences et des ingérences sans équivalent dans le monde. Cette décision du Conseil d’État de 2024, tout aussi grave par ses implications à long terme que celle du 19 février 2025 relative à C8, est singulière à plusieurs égards.
Singulière, en premier lieu, parce qu’elle condamne la doctrine appliquée depuis une quarantaine d’années par l’organe de régulation de l’audiovisuel en matière de pluralisme de l’information. Fondée sur la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, cette doctrine considère que le pluralisme de l’information, s’agissant des chaînes privées, s’apprécie globalement (pluralisme externe) : un équilibre doit être assuré par l’offre audiovisuelle dans son ensemble, de manière à ce que les auditeurs ou téléspectateurs disposent d’un éventail suffisamment ouvert et puissent librement opérer leurs choix.
C’est dans cet esprit que sont conçus les appels à candidatures pour l’usage des fréquences.
Chaque opérateur a certes des obligations propres en matière de contenus, mais elles sont principalement circonscrites à l’honnêteté de l’information (exactitude des informations diffusées, règles spéciales en période électorale, mise en valeur de certains sujets…) et à l’équilibre des temps de parole entre personnalités politiques. Il a toujours été admis en revanche que chaque antenne privée ait sa couleur propre et il n’a jamais été exigé que les animateurs, journalistes, chroniqueurs et personnalités invitées à l’antenne représentent eux-mêmes toute la diversité des points de vue politiques. Par ailleurs, l’indépendance d’un média s’entend essentiellement à l’égard de l’extérieur : il n’a donc jamais été exigé de ses actionnaires qu’ils ne pèsent en rien sur sa ligne éditoriale, comme semble le requérir la décision du 13 février 2024 du Conseil d’État. On ne peut reprocher à un investisseur de s’intéresser au devenir de l’objet de son investissement, car, si on le lui interdit, pourquoi investirait-il ?
L’arrêt va en outre à rebours d’un principe simple, dégagé par la jurisprudence européenne : plus s’exerce le pluralisme externe, moins doit être bridée la liberté éditoriale. Ainsi, dans son arrêt NIT c. Moldavie du 5 avril 2022, la Cour européenne des droits de l’homme juge que « les dimensions du pluralisme interne et externe doivent se combiner ». Dans le cadre d’un régime national de licences, un manque de pluralisme interne peut être compensé par l’existence d’un pluralisme externe effectif. C’est le cas si l’autorité de régulation fait en sorte que « les programmes offerts au public, considérés dans leur ensemble, assurent une diversité qui reflète la variété des courants d’opinion qui existent dans la société ». L’arrêt du 13 février 2024 rompt même avec la propre jurisprudence du Conseil d’État, qui combinait jusqu’ici libéralement pluralisme et liberté éditoriale, excluant par exemple d’imposer à une radio exprimant un courant de pensée particulier d’ouvrir son antenne à d’autres courants (27 novembre 2015, Radio Solidarité).
L’exigence de « pluralisme interne » est inadaptée à un environnement marqué par la multiplication des supports par voie terrestre, satellitaire et en ligne. Aujourd’hui, la pluralité des supports permet le pluralisme externe, et donc l’existence de chaînes portant un courant d’opinion comme Cnews. Dans ce nouvel environnement, on ne peut exiger de chaque service de communication audiovisuelle, sauf d’une chaîne de service public tenue par le principe de neutralité, qu’il respecte le « pluralisme interne », c’est-à-dire que ses programmes reflètent toute la diversité des courants de pensée et d’opinion.
Ce qu’impose la loi à une chaîne, c’est que l’information soit honnête (elle ne doit être ni falsifiée ni tronquée) ; que certains sujets soient traités ; que la couverture des campagnes électorales et la répartition des temps d’antenne entre personnalités politiques soient équitables. Chaque opérateur doit en outre respecter la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (qui prohibe notamment l’injure, la diffamation et l’incitation à la commission d’infractions). C’est déjà contraignant pour les opérateurs et difficile à contrôler pour l’Arcom.
Aller au-delà serait contraire à la liberté éditoriale comme à l’esprit du Media Freedom Act en cours d’élaboration à Bruxelles.
Le Conseil d’État fait preuve, en second lieu, d’une singulière légèreté à l’égard d’une autorité détentrice, en matière de pluralisme de l’information audiovisuelle, d’une expertise qu’il n’a pas. Il impose à cette autorité administrative indépendante une forme de contrôle qui non seulement contredit sa pratique éprouvée, mais encore dépasse ses ressources humaines et ses moyens techniques. Le Conseil d’État juge en effet que l’Arcom devra veiller à ce que les chaînes assurent l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinions « en tenant compte des interventions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités ». On souhaite bon courage à l’Arcom pour déférer à pareille injonction. Une chose est en effet de comptabiliser les temps de parole des personnalités politiques, spécificité française qui est déjà délicate et compliquée à mettre en œuvre, mais non impossible puisque les intéressés publient eux-mêmes leur affiliation ; autre chose serait de mesurer l’équilibre des sensibilités entre toutes les personnes (journalistes, chroniqueurs, animateurs, invités, etc.) participant aux émissions des chaînes d’information. Ce serait non seulement beaucoup plus lourd et plus coûteux, mais hors d’atteinte. Comment, en effet, apprécier la sensibilité de chaque intervenant ? Par ses attaches politiques, associatives et philosophiques ? Par ses déclarations ? Par ses fréquentations ? Et comment classifier des personnes inclassifiables ou des intervenants dépourvus de notoriété ? Comment étiqueter des positions se rattachant à des courants de pensée éclectiques ou variant selon les thématiques ?
L’Arcom serait vouée, selon les cas, à résoudre un casse-tête ou à se livrer à une inquisition impliquant un fichage matériellement, intellectuellement et moralement impraticable.
Comment expliquer les décisions prétoriennes du Conseil constitutionnel des années 80 et du Conseil d’État aujourd’hui, en matière audiovisuelle, sinon par la peur d’une certaine élite progressiste – à laquelle appartiennent, pour la plupart, les membres de ces instances – de voir ses idées ne plus exercer un magistère moral sans partage ? Même si sa part d’audience ne dépasse pas 3 % aux heures de grande écoute, Cnews dénature, selon eux, la liberté de communication en flattant les préjugés populaires et en transformant des faits divers en faits de société. Le rapporteur public du Conseil d’État évoque explicitement le spectre d’une « Fox News à la française ». Dans cette « reductio ad extremam dextram » fantasmatique, le groupe Bolloré est un diable contre lequel il est urgent de pratiquer un exorcisme.
Le droit est donc instrumentalisé pour prononcer le vade retro. Hersant. Aujourd’hui C8, demain Cnews.
Mais il y a un hic : que le public se rebiffe. Que le gouffre qui se creuse entre le peuple et les élites, dans ce domaine comme dans d’autres, atteigne son point de rupture. Que cette rupture nous contraigne, en catastrophe, à réviser de fond en comble les termes du pacte démocratique.
Dans l’immédiat, tant pour éviter de nouvelles fermetures de chaînes que pour sauvegarder la liberté d’expression et dissiper les ambigüités entourant la notion de pluralisme, il conviendrait que le législateur affirme, en l’inscrivant à la place idoine dans la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, le principe selon lequel, dans le respect de l’honnêteté de l’information, les éditeurs de services de communication audiovisuelle autres que ceux du service public choisissent librement leur ligne éditoriale et leurs intervenants.
Jean-Eric Schoettl Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel