Le jugement du tribunal administratif de Toulouse rendu le 27 février dernier a brutalement stoppé la construction de l’A 69. Qu’elle réjouisse ou désole, la décision est remarquable à plus d’un titre.
Ce projet est déjà plus que trentenaire, puisqu’il faut se référer à une décision du ministre de l’équipement, des transports et du tourisme du 8 mars 1994, et ce n’est que le 19 janvier 2018 que la « déclaration d’utilité publique » (DUP), a été reconnue au projet par décret du Premier ministre.
Sur le plan du droit, la décision du 27 février rendue par le tribunal administratif de Toulouse a la particularité de remettre en cause une décision précédente rendue par le Conseil d’Etat sur le même sujet, fragilisant ainsi le principe de sécurité juridique des actes.
Il faut comprendre que notre système juridique en la matière a fait l’objet de modifications prétendument vertueuses au bénéfice du droit de l’environnement, mais que leur introduction dans le système décisionnaire trouve ici une conséquence grave dont il faut aborder les contours.
A) Une déclaration d’utilité publique exempte de tout reproche
Le système de la déclaration d’utilité publique (DUP), est une procédure ancienne qui est le socle de l’expropriation comme de la légitimation des grands projets territoriaux.
Il s’agit d’une procédure administrative complexe qui permet de réaliser une opération d’aménagement dont la réalisation se fait, précisément pour cause d’utilité publique.
Les DUP sont précédées d’une enquête publique dont la nomenclature est prévue par les textes, notamment ceux du code de l’expropriation, et intègrent obligatoirement la production d’une « étude d’impact » dont il convient de noter qu’elle prend en compte « la sensibilité environnementale de la zone susceptible d’être affectée par le projet » (C. env. art. R122-5) à travers l’enquête publique qui a été organisée à cet effet.
À l’issue de l’enquête publique le commissaire enquêteur rend un rapport motivé qui permet au préfet et au ministre de déclarer l’utilité publique de l’opération (sous la forme d’un arrêté ou d’un décret).
Formellement, l’acte administratif déclarant la DUP peut faire l’objet d’un recours en excès de pouvoir devant les tribunaux administratifs ou exclusivement devant le Conseil d’État si l’autorité est ministérielle ce qui était le cas du décret de 19 janvier 2018 puisqu’il émanait du Premier ministre.
Diverses communes et associations ont attaqué la légalité de ce décret devant le Conseil d’État qui a débouté l’ensemble des requérants par décision du 5 mars 2021.
La validité de la DUP a été confirmée par le Conseil d’État selon lequel « il ressort des pièces du dossier que l’étude d’impact présente de manière suffisamment précise le coût des mesures de nature à limiter les effets sur l’environnement » (…), « analyse précisément les incidences du projet sur le site Natura 2000 (…) indique les critères retenus pour conclure à une incidence modérée (…) présente, de manière également suffisamment précise, les mesures prises afin de préserver la loutre d’Europe.
(…)
Enfin, il ne saurait être utilement reproché à l’étude d’impact de ne pas présenter de mesures destinées à compenser les émissions de gaz à effet de serre ».
Cet arrêt, aujourd’hui définitif, a permis l’engagement des travaux et des expropriations nécessaires en faisant très certainement naître des procédures particulières limitées au seul code de l’expropriation comme cela se fait habituellement.
Mais l’entrée en vigueur des dispositions de l’ordonnance n° 2017-80 du 26 janvier 2017 le 1er mars de la même année, va entraîner les conséquences fâcheuses évoquées plus haut.
B) L’autorisation environnementale et la police des espèces protégées, où le second tour de piste
L’autorisation environnementale, délivrée par le préfet, atteste de ce qu’un projet a suffisamment pris en compte les enjeux environnementaux comme cela est exigé par les articles L.181-1 et s. et R.181-1 et s. du code de l’environnement.
Elle fait l’objet d’une appréciation et d’un contrôle tout à fait indépendant de la DUP.
Par ailleurs, de manière également distincte de la DUP, l’article L. 411 du code de l’environnement interdit, en substance, que les projets de construction dégradent l’habitat naturel et des espèces animales protégées.
Toutefois, l’article L. 411-2, 4° du même code, prévoit que l’autorisation environnementale puisse porter dérogation à cette règle si trois conditions sont réunies : 1) si le maintien des espèces protégées n’est pas menacé, 2) s’il n’existe pas de solution alternative et 3) si le projet répond à une raison impérative d’intérêt public majeur.
En l’occurrence, deux autorisations environnementales distinctes ont été respectivement délivrées par deux arrêtés préfectoraux.
- – Un arrêté interdépartemental du 1er mars 2023 portant autorisation concernant la liaison autoroutière de Verfeil à Castres.
- – Un arrêté préfectoral du 02 mars 2023 portant autorisation environnementale pour le projet de mise à 2×2 voies de l’A680 entre Castelmaurou et Verfeil, qui concerne l’aménagement de la bretelle de l’A680 entre la commune de Castelmaurou et la commune de Verfeil. Le projet s’étend sur 5 communes au sein du département de la Haute-Garonne.
Ces deux arrêtés ont fait l’objet de plusieurs recours.
D’une part des recours en référés qui ont tous fait l’objet d’un rejet par le tribunal administratif de Toulouse.
D’autre part, quatre recours au fond en annulation ont été déposés et c’est sur ces recours que le tribunal administratif de Toulouse a statué le 27 février 2025, prononçant la nullité des deux arrêtés litigieux.
Comprendre la portée de cette décision implique d’examiner les moyens auxquels elle a répondu et les motifs par lesquels le tribunal s’est déterminé à rendre cette solution. Le motif de l’annulation est simple : le projet ne répondrait pas à une raison d’intérêt public majeur.
Selon les juges en effet, il est certes « établi que le gain de temps généré par la liaison autoroutière permettra une meilleure desserte du bassin de Castres-Mazamet, ainsi qu’un gain de confort, facilitera l’accès de ce bassin à des équipements régionaux et participera du confortement du développement économique de ce territoire ».
Toutefois, « ces avantages pris isolément ainsi que dans leur ensemble, qui ont justifié que ce projet soit définitivement reconnu d’utilité publique, ne sauraient, en revanche, eu égard à la situation démographique et économique de ce bassin, qui ne révèle pas de décrochage ainsi qu’aux rapports limités du projet en termes économique, social et de gain de sécurité , suffire à caractériser l’existence d’une raison impérative d’intérêt public majeur, c’est-à-dire d’un intérêt d’une importance telle qu’il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage ».
C) Un problème, deux décisions, deux solutions
Comme évoqué plus haut, la DUP a validé la légitimité du projet.
Ce qui est annulé ici est un acte connexe à la DUP, dont la méconnaissance se confronte à l’utilité publique, laquelle était pourtant garantie par l’arrêt du Conseil d’Etat.
Sur un plan juridique, cette décision pose, à notre sens pour la première fois concernant un projet de cette importance, la question de l’indépendance des législations1, qui donne au juge le pouvoir de juger la même chose différemment selon la nature de l’autorisation contestée.
Il s’agit là d’un particularisme de notre droit.
Le juge administratif, selon les catégories d’actes critiqués, rejettera des moyens qui ne sont pas à proprement parler pertinents au regard de la légalité de l’acte dont le requérant recherche l’annulation. Ainsi lorsqu’il examine la critique d’une DUP, il se limite au cadre réglementaire qui a mené à l’adoption de cette dernière et n’accueillera pas un moyen tiré du code de l’environnement si celui-ci n’a aucune pertinence avec la motivation de l’acte déféré à sa censure.
Inversement, ce même moyen peut faire mouche s’il est dirigé contre une catégorie d’actes différents du précédent. C’est ce qui s’est passé ici.
Que deux législations différentes puissent donner deux solutions différentes, quand bien même elles sont applicables aux mêmes faits, a une certaine logique, puisque les règles contrôlées n’ont pas le même objet.
Ce qui n’est pas rationnel, c’est d’avoir plusieurs législations applicables aux mêmes faits et ayant le même objet.
Cela heurte l’impératif de sécurité juridique, qui est une garantie essentielle de l’État de droit, et qui repose en grande partie sur le caractère définitif des décisions juridictionnelles.
Ici, la validité d’une DUP et la police des espèces protégées n’ont certes pas le même objet en soi, mais dès lors qu’ont été introduites dans la première des considérations écologiques, la seconde est indéniablement redondante, serait-elle plus sévère.
Le problème est aggravé du fait qu’en plus de côtoyer des notions voisines, les deux législations s’appliquent sur des séquences différentes – ici à cinq années d’écart (2018 à 2023).
Une mise en cohérence du droit positif est urgente, soit en modifiant les textes relatifs aux études d’impact, soit en modifiant les textes organisant les enquêtes publiques ou encore en limitant le champ d’application des autorisations environnementales.
Sans cela, la sécurité juridique ne sera pas assurée, sans parler des contentieux de la responsabilité que cela fera naître.
D) Une procédure destinée à se poursuivre jusqu’au Conseil d’État
L’appel qui devrait être relevé devant la Cour administrative d’appel de Bordeaux pourrait annuler le jugement ou le confirmer.
Dans l’intervalle, pour échapper au caractère exécutoire de la décision rendue, un sursis à exécution qui « peut être ordonné à la demande du requérant si l’exécution de la décision de première instance attaquée risque d’entraîner des conséquences difficilement réparables et si les moyens énoncés dans la requête paraissent sérieux en l’état de l’instruction » (C. Just. adm. Art. R811-17), pourra être déposé aux côtés de la requête d’appel.
Le Gouvernement a d’ailleurs exprimé sa volonté de demander ce sursis.
Il pourrait être accordé ou non, la cour gardant le privilège de disjoindre la procédure de sursis de celle ayant trait à l’affaire principale.
Quoiqu’il en soit, l’octroi ou non d’un sursis à exécution provisoire ne préjuge en rien de la décision qui sera rendue sur le fond.
Quelle que soit cette dernière, il est fort probable qu’un pourvoi sera déposé devant le Conseil d’État, par la partie éconduite et c’est donc à ce dernier que reviendra la décision finale.
A charge pour le législateur de modifier le code de l’environnement et celui de l’urbanisme ; ce serait là une mesure nécessaire.
Maitre Frédéric-Pierre Vos