Notre époque est marquée par un penchant, certes fort répandu depuis des siècles, mais dont les moyens modernes de communication facilitent et accentuent la diffusion : la capacité à ignorer ce qui s’est produit « avant que l’on soit né », comme si seuls les faits contemporains de nos courtes vies pouvaient servir à guider notre réflexion et nos comportements.
Certes, l’intérêt pour l’histoire ne se dément pas, mais l’utilisation qui en est faite ne sert pas vraiment à enrichir la raison. Il suffit de lire ou d’entendre les déclarations récentes relatives à un hypothétique retour à la période des années 1930, pour constater à quel point l’ignorance des faits ou la déformation que subit leur rappel nous fait errer entre anachronisme et uchronie. Se hasarder dans ce maquis de références plus ou moins exactes, sous l’influence d’a priori partisans, peut conduire à des erreurs d’analyse. Peut être , est-ce la raison pour laquelle si peu d’acteurs politiques osent proposer des projets au-delà de la vaine et banale question de leur réélection, comme si l’Histoire de demain pouvait en être influencée avec certitude. Combien d’entre eux « marqueront » leur temps, obnubilés qu’ils sont par la dernière réaction futile publiée sur les réseaux sociaux ?
Alors prenons le temps de relire (ou lire…) quelques documents de cette fameuse période qui précéda la Seconde Guerre mondiale. Et, pour ce faire, arrêtons-nous à deux d’entre eux, sans doute connus des historiens spécialisés, mais peu cités, voire pas du tout. Le premier, particulièrement, contredit la fable selon laquelle « on ne savait pas vraiment » ce qu’Hitler préparait. Tant de gens prétendent encore cela que la lecture de l’ouvrage Au seuil de la guerre1 devrait leur être recommandée sans délai. Son auteure, militante travailliste et journaliste en poste à Berlin en 1933, n’a même pas l’honneur que cet ouvrage soit cité dans la fiche qui lui est consacrée par Wikipedia, c’est dire… Pourtant, l’année même de sa parution en Angleterre, ce livre riche de précisions fit l’objet d’une édition en France, mais avec quel résultat ? Bien faible, semble-t-il, si l’on s’en réfère aux enseignements qui en furent tirés à l’époque. Les éditeurs français notèrent que l’ouvrage était « La première œuvre scientifique, donnant à l’aide de documents irréfutables une vue d’ensemble des préparatifs gigantesques pour la guerre de l’Allemagne hitlérienne, dont seule une petite partie était connue de l’opinion mondiale. » et qu’ainsi « grâce au grand nombre de matériaux qu’il contient, ce livre constitue un document actuel sur la question : fascisme et politique de guerre impérialiste. C’est ce qui nous décide à le soumettre au public français », conclurent-ils, sans résultat.
Effectivement, à partir d’une multitude de pièces originales, les auteurs dressaient un constat sans appel des projets nazis dans tous les domaines, qu’ils soient économiques, militaires, diplomatiques, sociaux et même psychologiques. Chiffres officiels à l’appui, la politique allemande y était présentée précisément et de la manière la plus exhaustive qu’il soit. On y trouvait aussi bien l’énoncé de la composition de la Reichswehr par catégorie de grades, que la description minutieuse des jeux de campagne destinés à la jeunesse hitlérienne en vue de sa participation aux futurs combats et jusqu’à l’emploi du temps, heure par heure, dans une caserne de la police auxiliaire de Berlin ! Certains dirigeants politiques ou administratifs d’aujourd’hui ont même peut-être fait leur les consignes données par la direction du Casque d’Acier, le 21 août 1933, relatives à l’embauchage du personnel, puisque « les autorités doivent marquer une préférence pour les combattants éprouvés » du mouvement national-socialiste, les hommes des S.A. et des S.S., les vieux adhérents du N.S.D.A.P. [le parti nazi], de même que pour les membres du Casque d’Acier (…) ». Toutefois, efficacité germanique oblige, « dans la mesure où l’on peut répondre des qualités et de la personnalité des candidats, eu égard au poste à occuper et aux règlements existants. » Nos recruteurs actuels seraient bien inspirés de ne pas omettre cette dernière mise en garde pour éviter certains choix parfois malencontreux. Le lecteur d’alors pouvait donc se faire son opinion en toute connaissance de cause sur l’ensemble de la politique de réarmement allemande et les menaces qu’elle allait faire peser sur la paix ; mais encore fallait-il qu’il l’ait voulu, ce qui, à l’évidence, fut rare.
Dans le second document, le ministère soviétique a publié après la guerre des textes officiels, souvent confidentiels lors de leur élaboration, mais qui devaient avoir été portés à la connaissance des autorités alliées à l’origine, soit parce qu’ils émanaient d’elles-mêmes, soit parce qu’un gouvernement se doit d’être bien informé en toutes circonstances. Toujours est-il que d’après la présentation qui en a été faite par les Soviétiques en 1948, ces pièces auraient dû être rendues publiques en accord avec les alliés occidentaux, ce qui ne fut finalement pas le cas à la demande de ces derniers Comme l’a pertinemment considéré Voltaire, « c’est une espèce de charlatanerie de peindre autrement que par les faits les hommes publics avec lesquels on n’a pas pu avoir de liaison. » ; justement, l’ouvrage abonde en faits et en déclarations de première main, rapportés par des témoins, voire par les acteurs qui en furent à l’origine.
Ainsi, lors de l’entretien qu’il eut avec lord Halifax le 19 novembre 1937, Hitler a exposé sans fard sa conception de la direction des États et des rapports entre eux. Selon lui, « il existe deux possibilités de régler les rapports entre les nations.
Le jeu des forces libres qui, dans bien des cas, équivaudrait à une intervention active dans la vie des peuples et serait capable de provoquer de graves bouleversements dans notre culture créée au prix de tant d’efforts. La seconde possibilité consiste à admettre, au lieu du jeu des forces libres, le règne d’une « raison supérieure » (…). Il (le Führer) s’est souvent demandé si l’humanité contemporaine est assez sensée pour remplacer le jeu des forces libres par la méthode de la raison supérieure. » Et de poursuivre en déplorant qu’en 1919, l’occasion avait été manquée d’appliquer cette nouvelle méthode au détriment d’une solution « de déraison » dans la voie du jeu des forces libres. Or, concluait-il et compte tenu des sacrifices qu’il faudrait imposer en faveur de la méthode de la raison, la balance des avantages penche à l’évidence en faveur de la « moins onéreuse », c’est -à-dire de l’autre, celle de la force. Ce à quoi Halifax répondit que son pays considérait l’Allemagne comme « un pays grand et souverain » et que, réalistes, les Anglais « sont convaincus que les erreurs du diktat de Versailles doivent être corrigées. » Toutefois, il annonçait que l’Angleterre n’exercerait son influence qu’au moyen de décisions qui excluent « le jeu des forces libres, qui, en dernière analyse, signifie la guerre. »
Mais pour Hitler, le refus des efforts qu’il avait proposés dès 1933-1934 en vue de régler les erreurs du traité de Versailles ayant été vains, « L’Allemagne ne peut attendre des autres pays la moindre concession pour satisfaire ses besoins vitaux les plus naturels, parce que dans ces pays, c’est le « Règne des partis. » En clair, son pays a des besoins irrépressibles que les démocraties étrangères ne peuvent pas satisfaire, du fait de leur régime politique. Il exposa plus précisément encore sa conception lors d’un entretien ultérieur avec l’ambassadeur britannique, en présence de von Ribbentrop, le 3 mars 1938, entretien dont le caractère confidentiel fut souligné d’entrée par le britannique en réclamant que la teneur n’en soit communiquée « ni aux Français, ni à plus forte raison aux Belges, aux Portugais ou aux Italiens. » Car la discussion concernait d’abord la question coloniale… Mais c’est à propos de la Russie que l’opinion de Hitler nous apparaît après coup plus significative encore. Estimant que l’Allemagne devait être prête à toute éventualité vis-à-vis de l’URSS, il considéra que « le problème est particulièrement compliqué, étant donné qu’on peut compter, quand il s’agit du respect des traités, sur une formation barbare comme l’Union soviétique à peu près autant que sur la compréhension d’un sauvage quand il s’agit de formules mathématiques.
C’est pourquoi des accords avec ce pays n’auraient, à proprement parler, aucune valeur. Il ne fallait pas laisser la Russie soviétique s’introduire en Europe. À l’époque, il avait, lui, le Führer, envisagé dans ses propositions de grouper l’Europe sans la Russie. » Il est aisé pour le lecteurs du XXIᵉ siècle de dénoncer la perversité du propos quand on sait ce qu’il en advint les années suivantes, mais à l’époque que devait-on croire ? Qui devait-on croire ? Et que penser aussi de cet échange intervenu peu de temps après, soit le 28 avril de la même année, entre Chamberlain et Daladier au cours duquel le premier considérait qu’« il est impossible de calculer les désastres qui résulteraient pour la France et l’Angleterre d’un conflit, et il est douteux que les deux pays soient suffisamment puissants pour imposer leur volonté à l’Allemagne, fût-ce au prix de souffrances et de pertes terribles. Le Premier ministre ne croit pas, pour sa part, que la France et l’Angleterre soient assez fortes actuellement pour y arriver ; il est d’accord avec ce que M. Daladier a dit hier sur le pouvoir croissant de la défensive, qu’une époque peut venir où il sera possible de résister dans de meilleures conditions. Mais à l’heure actuelle, l’opinion britannique n’accepterait point de prendre de telles responsabilités, et il ne serait pas sage pour le gouvernement d’aller au-delà de ce que l’opinion peut accepter. » Et la conférence de Munich n’allait se tenir que cinq mois plus tard…
Conférence qu’Hitler ouvrit, le 29 septembre 1938, en déclarant que « L’existence de la Tchécoslovaquie sous sa forme actuelle met en péril la paix de l’Europe. » Au détriment, à son avis, des minorités qui y ont été incorporées et, notamment, l’allemande. D’ailleurs et très rapidement, les participants s’accordèrent, d’après la note qu’en rédigea le soir même la délégation allemande à destination de von Ribbentrop et selon laquelle Hitler considéra réglée la question des Sudètes : « Ce territoire sera cédé à l’Allemagne : là-dessus, les opinions sont unanimes. » Et quand bien même aucun représentant du gouvernement tchèque n’aurait participé à la conférence, ce que regrettait Chamberlain. D’ailleurs, Daladier, s’il partagea cet avis, n’en estima pas moins que « en aucun cas le Gouvernement français ne souffrira dans cette affaire de tergiversations de la part du Gouvernement tchèque. Celui-ci a donné sa parole et il doit la tenir. Il ne peut être question d’ajourner l’évacuation de la région jusqu’au moment où de nouvelles fortifications seront établies. Il demande que ce point soit entièrement exclu de la discussion, car le gouvernement tchèque recevra une garantie en échange de ses concessions. » Là aussi, nous savons ce qu’il en fut réellement.
Peut-on tirer des enseignements opportuns de ces quelques rappels fondés sur des sources sûres ? Serait-on autorisé à en conclure que l’histoire, finalement, se répète bien ? Certainement pas. Non, il suffira de considérer que, décidément, la fausse naïveté, voire la lâcheté, des uns ne peut qu’encourager l’audace des autres.
Hugues Clepkens