Dans un monde saturé d’informations, entre défiance citoyenne et multiplication des crises, comment retrouver une communication efficace ? Dans cet entretien croisé Robert Zarader, Mayada Boulos et Gaspard Gantzer appellent à conjuguer communication responsable et maîtrise des nouveaux outils comme l’IA pour restaurer la confiance et rétablir un dialogue crédible avec la société.
Revue Politique et Parlementaire – On a le sentiment depuis le début du nouveau millénaire d’une difficulté croissante des organisations publiques et privées à communiquer et à se faire entendre. Comment les organisations peuvent-elles retrouver la confiance ?
Robert Zarader – Depuis le nouveau millénaire ou plus tôt encore, cette société de défiance remarquablement analysée par Yann Algan et Pierre Cahuc1, s’est progressivement imposée dans bon nombre de sociétés. La facilité serait d’en faire porter la responsabilité au web et aux réseaux sociaux mondialisés. Certes, leur développement n’a rien arrangé, mais pour autant on ne peut exonérer de cette situation bien d’autres parties prenantes. Mais de la même manière « Make America Great Again » n’a pas attendu l’arrivée du seul Donald Trump !
Post vérité, fake news, complotisme, l’influence américaine était déjà présente de façon moins visible mais tout aussi puissante.
La polarisation des sociétés, la radicalisation grandissante ici ou là, le confirment. La crise guerrière que l’on connaît sous la forme d’une géopolitique qui semble inefficace à préserver les populations des conflits est aujourd’hui un constat à la fois dramatique mais c’est un constat d’évidence. Tous les ingrédients de la défiance sont réunis. Dans ce monde- là, la parole des organisations privées ou publiques est d’autant plus difficile et inaudible. Qui croire ? Comment et pourquoi ? La défiance est avant tout « macro-sociétale », nourrie par l’époque et par le manque de proximité dont souffrent toutes les organisations. La vérité et la confiance tiennent avant tout de façon primordiale à cette dimension de proximité : relationnelle, fonctionnelle, statutaire, voire numérique.
« Mon maire, mon instit’, mon toubib, c’est eux qui ont ma confiance et mon respect mais pas les institutions qui les incarnent » : gagner de la proximité, toutes les études d’opinion sur ce sujet ne disent rien d’autre. Tous les acteurs sociétaux, les corps intermédiaires, les politiques doivent impérativement restaurer de la proximité, non seulement dans leurs discours mais aussi dans leurs actions et surtout leurs résultats. Aucune organisation n’y échappe !
Mayada Boulos – La confiance est l’enjeu crucial de notre époque hyperconnectée. Pour la reconquérir, les organisations doivent opérer une véritable révolution copernicienne dans leur approche communicationnelle.
D’abord, l’authenticité radicale s’impose. Prenez Bernard Arnault chez LVMH : sa communication rare mais impactante lors des résultats annuels ou des acquisitions majeures incarne une forme de sincérité stratégique. Il ne surjoue pas la transparence, mais quand il s’exprime, c’est pour dire l’essentiel.
C’est l’antithèse du « bruit » médiatique constant.
Ensuite, l’action prime sur le discours. Estelle Brachlianoff chez Veolia illustre parfaitement cette approche : sa communication sur la transformation écologique n’est pas que lexicale, elle s’appuie sur des chiffres concrets de réduction des émissions de CO2 et des initiatives tangibles comme le recyclage des batteries de voitures électriques. Chaque annonce est adossée à des résultats mesurables.
Troisièmement, le dialogue continu devient la norme. Pascal Demurger à la MAIF l’a bien compris : il a instauré un échange permanent avec les sociétaires et les collaborateurs, notamment lors de la mise en place du statut d’entreprise à mission. Cette démarche participative a permis d’aligner la stratégie de l’entreprise avec les attentes de ses parties prenantes. De même, Philippe Wahl à La Poste a su maintenir un dialogue ouvert lors des transformations majeures du groupe, comme la diversification des activités ou la digitalisation des services, en impliquant les syndicats et les usagers dans ces évolutions.
In fine, retrouver la confiance, c’est accepter de se réinventer. La communication n’est plus un département isolé, mais le cœur battant de l’organisation. C’est avoir l’audace de porter une vision ambitieuse et la détermination de la concrétiser, jour après jour, dans le dialogue. La confiance ne se décrète pas, elle se mérite. C’est en devenant de véritables catalyseurs de progrès que les organisations retrouveront leur voix dans la cacophonie médiatique contemporaine.
Gaspard Gantzer – La révolution numérique à l’œuvre depuis 25 ans, avec la généralisation d’internet, du smartphone et des réseaux sociaux, a brisé toutes les règles de la communication traditionnelle. Il n’y a plus d’unité de temps, la chronologie de la production et de la diffusion de l’information a muté. Tout le monde communique tout le temps, dans l’urgence. Il n’y a plus d’unité de lieu, une news à l’autre bout du monde peut faire la Une en France et réciproquement. Il n’y a plus d’unité d’action, tous les émetteurs se valent, la communication est désordonnée, dispersée entre une multitude de canaux et d’acteurs.
Résultat, c’est souvent celui qui parle le plus vite et le plus fort qui parvient à se faire entendre. Mais tout s’efface très vite, et s’oublie.
Il n’y a pas de solution miracle pour sortir de ce maelström, et regagner la confiance.
Mais plusieurs principes simples peuvent être suivis. Tout d’abord, donner la priorité au message, au contenu, et pas seulement aux canaux et à la forme. Il n’y a rien de plus fort et durable qu’une idée, qui s’ancre dans l’esprit des gens. Ensuite, être sincère, car cela devient original dans un monde où tout le monde ment. C’est un moyen facile de se distinguer. Enfin, être cohérent, ne pas changer de message ou de stratégie tous les quatre matins, en fonction de l’actualité et du buzz du jour. La communication est un marathon, pas un sprint permanent.
RPP – Ces dernières années, le sujet de la communication responsable était omniprésent dans les rencontres avec des communicants. Mais depuis peu, le sujet semble avoir disparu et on ne parle plus que des impacts de l’IA sur la fonction communication. Les deux enjeux vous semblent-ils comparables ?
Mayada Boulos – Vous avez raison de souligner cette apparente dichotomie entre communication responsable et intelligence artificielle. Mais en réalité, ces deux enjeux sont les piliers d’une transformation profonde de notre métier.
La communication responsable n’a pas disparu, elle est même devenue l’ADN de toute stratégie de communication pertinente. Nous sommes passés d’une logique de discours à une exigence d’impact tangible. L’ère du greenwashing, pinkwashing ou autre est révolue ; nous sommes dans l’ère de l’authenticité pragmatique – même si l’on n’est pas guidé par des convictions profondes, on sait qu’on doit opérer une transformation positive parce que les collaborateurs, les investisseurs et les clients la souhaitent et la réclament.
L’IA, quant à elle, n’est pas qu’un outil technique ou même une innovation de rupture. C’est un catalyseur éthique qui nous oblige à repenser notre rapport à l’information, à la vérité, à la transparence. Elle nous confronte à nos responsabilités de communicants dans un monde où la frontière entre le réel et le virtuel s’estompe.
La vraie question n’est donc pas de choisir entre responsabilité et technologie, mais de comprendre comment l’IA peut devenir un levier pour une communication plus responsable, plus impactante, plus en phase avec les attentes sociétales.
Nous devons voir l’IA comme un amplificateur de notre responsabilité. Elle nous offre des capacités inédites pour analyser, comprendre et toucher nos audiences. Mais avec ce pouvoir vient une responsa- bilité accrue : celle de l’utiliser pour créer du sens, pour contribuer positivement à la société.
En définitive, l’IA et la communication responsable convergent vers ce que j’appellerais une « communication éthique augmentée », approche qui fusionne la puissance de l’IA avec une éthique irréprochable, pour une communication plus performante, plus transparente et plus alignée avec les défis de notre époque. C’est la promesse d’une communication qui non seulement informe et persuade, mais qui transforme et responsabilise.
C’est une réponse aux attentes d’un monde en quête de sens et d’authenticité.
Gaspard Gantzer – On assiste en effet à une puissante régression. La communication responsable, la RSE, en sont les premières victimes. Il est tentant de les remiser aux oubliettes, quand le Président des États-Unis éructe « drill, baby, drill ». Mais je pense que c’est un calcul inefficace, car à courte vue. Les enjeux environnementaux ne vont pas disparaître du jour au lendemain parce que Donald Trump le proclame.
La question de l’impact social des entreprises ne va pas s’effacer parce que les patrons de X ou Facebook le décident. Les entreprises ont donc intérêt à continuer à avoir une communication responsable et à ne pas dévier de leur chemin.Cela n’empêche pas de s’intéresser à l’intelligence artificielle, qui est une innovation capitale, qui va changer la manière de communiquer de façon durable et profonde, mais ne va pas non plus changer le sens de rotation de la terre.
Robert Zarader – Le washing a changé d’âne, aurait dit le père des commentateurs sportifs. De l’IA à l’ « iii han » me semble plus approprié que l’emballement médiatique sauvage sur l’IA. Après le Green was- hing, la RSE washing, le risque est grand pour l’IA qui au demeurant ne mérite « ni trop d’honneur, ni trop d’indignité ». Les communicants ne peuvent bien communiquer que sur ce qu’ils comprennent. Voire même mieux, il faut que les communicants continuent de défendre des convictions. Beaucoup succombent, face à la force du contexte et de l’actualité, « à l’insu de leur plein gré » à ces vagues successives de washing. « En même temps », force est de constater qu’aujourd’hui en France, les politiques désertent eux aussi le combat environnemental ou climatique ! Les organisations s’y plient plus ou moins fortement alors que la réponse peut aussi, au contraire, tenter de compenser dans les actions réelles de communica- tion, la désertion des politiques.
L’IA et la RSE méritent l’investissement de tous les communicants, pour eux et pour leurs organisations.
RPP – Les organisations doivent-elles continuer à être actives sur X ?
Gaspard Gantzer – Je pense que oui. Peut- être en réduisant la voilure et l’investissement publicitaire, mais pas en quittant le réseau social, qui reste un vecteur intéressant d’information et de communication. Je me méfie toujours des grandes déclarations de principe et des boycotts. Surtout, que si les entreprises quittent X, pourquoi ne pas quitter aussi tous les réseaux de Meta, ainsi que TikTok ?
Robert Zarader– «TobeornottobeX». Cette question agite tous les acteurs : personnalités publiques, femmes et hommes politiques, entreprises, administrations, en France comme ailleurs ! On y trouve toutes les réponses possibles ! Rebelle ou déserteur, je suis partisan d’une troisième voie, la résistance : ne pas abandonner X, c’est faire le choix d’un combat sur le terrain de l’ennemi.
Mayada Boulos – D’un côté, X reste une plateforme incontournable pour toucher certains publics et influenceurs. Son rôle dans la diffusion rapide de l’information et la création de conversations en temps réel demeure significatif. Abandonner ce terrain, c’est potentiellement laisser le champ libre à la désinformation et perdre un canal de communication direct avec ses parties prenantes.
De l’autre, les changements opérés par Elon Musk soulèvent des questions éthiques légitimes. La modération allégée, les algorithmes opaques, la monétisation controversée de la certification : autant d’éléments qui peuvent entrer en conflit avec les valeurs d’une organisation.
La réponse, à mon sens, pourrait résider dans une présence éthique et stratégique. Il ne s’agit pas d’être sur X pour être sur X, mais d’y avoir une présence réfléchie, alignée avec ses valeurs et ses objectifs de communication. Les organisations ont un rôle à jouer dans la construction d’un espace numérique plus éthique. Abandonner le terrain n’est pas nécessairement la solution ; le transformer de l’intérieur pourrait être plus efficace.
Comme j’aime à le dire, j’ai la conviction que la communication a un superpouvoir : celui de faire bouger les lignes. En restant sur X de manière réfléchie et engagée, les organisations pourraient, même si le défi est immense et même si le combat pourrait paraître perdu d’avance, contribuer à façonner l’avenir des réseaux sociaux, plutôt que de simplement le subir.
RPP – Vous avez eu à gérer d’importantes communications de crise. Avec le recul, quel est le principe essentiel que vous retenez ?
Robert Zarader – À défaut de « révolution permanente », nous vivons une crise continuelle, voire un chaos plus ou moins organisé : crises politique, géopolitique, économique, sociale… Rien n’y échappe. Sur ce sujet mon expérience est double, dans cette période particulièrement agitée. Les crises politiques ou sociales sont toujours liées à un défaut originel de méthode.
Le cercle vertueux de la prévention de crise doit être déterminé en amont pour être efficace.
Le triptyque « diagnostic, mouvement, vision » est essentiel. Partager d’abord le diagnostic avec toutes les parties prenantes, montrer ensuite que l’organisation visée est en mouvement et démontrer enfin qu’elle s’est dotée d’une vision claire pour la sortie de crise ou la réforme envisagée. Sur des crises plus soudaines, il faut avant tout communiquer l’ensemble des vérités, des faits, même s’ils peuvent être difficiles à admettre et être perçus comme une forme possible de culpabilité.
En bref, le déstockage de tous les sujets sensibles de la crise concernée doit être partagé pour ne pas tomber dans le piège du feuilletonnage médiatique adoré par le Canard, Médiapart et bien d’autres médias.
Mayada Boulos – La crise, c’est le moment de vérité pour une marque, c’est là qu’on voit si elle a vraiment une colonne vertébrale. Dès lors, la communication de crise est l’épreuve ultime de l’intégrité d’une organisation. C’est le moment où se cristallise la véritable essence éthique d’une entité. Le paradigme fondamental repose sur la transparence, sans laquelle la confiance s’érode inexorablement, amplifiant la crise de manière exponentielle.
Prenons l’exemple de la crise de la Covid-19. La transparence était la clé de voûte de toute stratégie de communication efficace. Cependant, il ne s’agissait pas d’une transparence brute, mais d’une transparence éclairée, calibrée pour informer sans induire de panique collective. C’est un exercice d’équilibriste complexe, particulièrement dans un contexte où les enjeux sanitaires et sociétaux sont d’une ampleur sans précédent.
La réactivité est un autre pilier crucial. Le mutisme n’est jamais une option viable. Face à la prolifération des rumeurs et à la viralité des fake news, une réponse rapide mais mesurée est impérative. Cela nécessite une préparation méticuleuse en amont et une agilité stratégique en temps réel.
Regardez Boeing avec la crise du 737 MAX en 2019. Leur approche défensive initiale et leur lenteur à reconnaître les problèmes ont été catastrophiques. Ça nous montre l’importance cruciale de la rapidité et de la transparence. Dans une crise, le silence ou le déni sont vos pires ennemis.
L’affaire Sanofi et la cession du Doliprane, c’est un cas d’école en matière de communication de crise en temps réel. Face à la polémique, ils ont rapidement ajusté leur message pour mettre l’accent sur la garan- tie de l’approvisionnement en France et la préservation des emplois.
La réaction de Korian, lors de la crise des Ehpad qui a touché Orpea et le secteur en 2022, illustre parfaitement l’importance de la transparence et de la réactivité. Face aux accusations de maltraitance, ils communiquent régulièrement sur les chiffres et les mesures prises. Et en donnant des assurances sur leur manière d’opérer, ils ont en quelque sorte démontré que la communication seule ne suffit pas.
Parce qu’il ne s’agit pas que de réputation : il s’agit aussi du business. Chaque crise a le potentiel de perturber profondément l’écosystème économique d’une entreprise voire remettre en cause l’existence même de cette dernière. À l’inverse, c’est un défi intellectuel et opérationnel qui, géré avec finesse, peut transmuter une menace existentielle en opportunité de transformation organisationnelle.
Prenons l’exemple de McDonald’s après le démontage de son restaurant à Millau par José Bové en 1999. C’est fascinant de voir comment ils ont transformé cette crise en opportunité. Au lieu de s’arcbouter sur leur modèle américain, ils ont complètement repensé leur stratégie en France par le « Born in the USA, made in France ». Le McBaguette, l’utilisation de produits locaux, les liens tissés avec les agriculteurs pour le sourcing des matières premières… Ils sont passés du symbole de la malbouffe à un acteur intégré dans le paysage culinaire français.
En fin de compte, ces exemples nous enseignent que la meilleure communication de crise est celle qui s’accompagne d’actions concrètes et d’une véritable remise en question du modèle d’entreprise quand c’est nécessaire. C’est ça, le vrai pouvoir de la communication : sa capacité à faire bouger les lignes, à redonner des marges de manœuvre, à changer la donne. C’est ce qui rend notre métier si passionnant et si crucial dans le monde d’aujourd’hui.
Je crois aussi que la communication de crise d’hier n’est plus tout à fait celle d’aujourd’hui, et ce pour une raison simple : nous sommes entrés dans une ère de permacrise, où les crises ne sont plus des événements exceptionnels mais des réalités récurrentes. La question n’est donc pas de savoir si une crise surviendra, mais quand.
Cette nouvelle donne impose aux organi- sations de se préparer en amont et de créer un terrain favorable à leur résilience.
Pour moi, ce terrain favorable repose sur un principe clé : démontrer son utilité collective. Les temps ont changé. Les marques et les entreprises ne peuvent plus se contenter de communiquer sur leur utilité individuelle – leur capacité à répondre aux besoins de confort ou de consommation personnelle. Elles doivent désormais prouver leur impact positif sur la société : pour la planète, pour leurs collaborateurs, pour les communautés qu’elles servent.
C’est cette utilité sociétale qui permet de bâtir un socle de confiance avant même qu’une crise ne frappe. Et je crois profondément en la force de la communication pour accompagner cette transformation. C’est elle qui rassemble en temps de crise, qui mobilise et qui éclaire les choix. Elle ne se limite pas à gérer l’urgence ; elle a ce superpouvoir d’entraîner les organisations vers un rôle plus grand, plus utile, plus aligné avec les attentes sociétales. Dans ce monde instable, c’est cette capacité à inspirer et à agir qui fera toute la différence.
Gaspard Gantzer – Aucune crise ne se ressemble et il faut donc veiller à ne pas tenter de reproduire une recette. Il n’y a pas de manuel parfait de la communication de crise. Il faut savoir s’adapter, tout en retenant bien entendu les leçons de l’expérience. Je considère pour ma part qu’il y a cependant quatre principes à respecter : la transparence, l’humilité, la sincérité et l’empathie. Ils sont rarement appliqués, notamment par les dirigeants politiques actuels, mais cela n’engage que moi.
RPP – Une des particularités du métier de communicant est d’être challengé en per- manence. Tout le monde s’estime expert des questions de communication. Que peuvent faire les communicants pour cré- dibiliser leur métier ?
Mayada Boulos – Un immense enjeu réside en effet dans notre capacité à réinventer notre rapport à l’expertise. Dans un monde où chacun peut se proclamer ou être qualifié d’ « expert » sur les réseaux sociaux ou sur les chaînes d’info, il faut redonner ses lettres de noblesse à la connaissance, tout en la rendant accessible et incarnée.
Cela passe par la construction de narratifs de long terme, ancrés dans des faits vérifiables et des valeurs partagées. Notre mission à nous, communicants, est de créer des récits qui résistent à la fragmentation permanente de l’information, qui reconstituent du sens là où la désinformation ne produit que du chaos.
D’un autre côté, les médias doivent assurer la sélection d’experts crédibles par ce qu’ils ont dit, produit, fait, et jamais par leur simple capacité à être de « bons clients » qui pourraient parler de tout.
Gaspard Gantzer – Tout le monde a son avis sur la communication, comme il peut en avoir un sur la Star Academy ou la composition de l’équipe de France de football. Il y a de plus en plus d’experts autoproclamés sur le sujet, qui sont souvent les mêmes qui étaient devenus épidémiologiques pendant la crise de la Covid ou spécialistes de la géopolitique au début du conflit en Ukraine. Je n’en souffre pas personnellement, cela me fait plutôt sourire, et il faut éviter de trop se prendre au sérieux. Cela n’interdit pas de donner de bons conseils, en s’adaptant aux besoins des clients, en étant fidèle à ses valeurs, en évitant de succomber à l’air du temps et surtout en disant toujours ce que l’on pense vraiment.
Robert Zarader – Commencer tout simplement par respecter « son métier ». La communication doit être avant tout comprise à travers un métier d’accompagnement. Le mal est aujourd’hui que ce métier – qui a une dimension centrale – s’est substitué au rôle des politiques ou des chefs d’entreprise autant dans le monde social qu’économique. La communication politique en est un exemple flagrant.
La communication s’est d’une certaine manière substituée à « la politique ». Pour autant, les communicants n’en sont pas responsables ni coupables. La responsabilité des politiques est déterminante car, pour beaucoup, ils optent pour de « la com’ » ou de la « popol’ ». Le débat politique a laissé place à des discours en parallèle ou à des invectives, y compris à l’Assemblée nationale. Comment voulez-vous que dans le reste de la société, cette absence de débat ne conduise pas à du brouhaha plutôt qu’à de la communication ?
Le savoir-faire des communicants est pourtant le savoir-faire d’un métier.
RPP – À l’heure où la désinformation n’a jamais été aussi importante, multipliée par les réseaux sociaux et la propagande de certains pays, comment y faire face en tant que responsable communication de gouvernement et/ou leaders politiques ?
Robert Zarader – Я не знаю [je ne sais pas] ou de l’autre côté du monde I don’t know, c’est la première réponse qui me vient à l’esprit car à la fin il n’est pas certain que la vérité gagne. La vérité est une question politique comme le montre remarquablement Gloria Origgi. La vérité a toujours été présente pour guider les choix politiques et sociétaux mais aujourd’hui cette présence de la vérité s’est non seulement estompée et, le vide laissant toujours place à d’autres phénomènes, la contre-vérité a gagné beaucoup d’esprits et de territoires. Cet impératif de vérité, le communicant ne doit pas s’y soustraire. Mais la vérité a un coût ! Voire un coût excessif comme le dit une chanson : « le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté ».
Mayada Boulos – La désinformation est devenue le défi majeur, central, absolu de notre époque. Face à cette hydre aux mille têtes, la communication gouvernementale et politique, comme celle des entreprises d’ailleurs, doit changer de grille de lecture pour faire face à cette nouvelle forme de populisme. Nous ne sommes plus dans une logique de diffusion, mais d’interaction permanente. La communication verticale est morte, elle doit laisser place à la communication en réseau. Cela implique une présence constante, une capacité à réagir en temps réel, mais surtout à anticiper. Il ne s’agit plus de contrer la désinformation, mais de la prévenir en saturant l’espace informationnel de faits vérifiables et contextualisés.
Sans reprendre nos échanges précédents sur la transparence, je dirais simplement qu’elle doit être pensée comme un processus dynamique, non comme un état statique. C’est un dialogue permanent qui construit la confiance.
En définitive, lutter contre la désinformation, c’est avant tout réinventer notre rapport à la vérité.
Non pas une vérité absolue et dogmatique, mais une vérité construite collectivement, vérifiable, contestable. C’est un combat de chaque instant, mais c’est le prix à payer pour préserver rien de moins que notre démocratie dans cette ère de permacrise.
Gaspard Gantzer – J’aimerais bien le savoir figurez-vous. Je suis assez pessimiste en la matière, car il y a une grande inégalité des armes. Les principaux réseaux sociaux sont entre les mains ou sous l’influence de leaders populistes ou autoritaires, qui les utilisent comme des instruments de pouvoir et de domination, y compris pour remettre en cause la démocratie.
À court terme, je ne vois pas les démocraties européennes parvenir à faire face. Je ne pense pas que la solution viendra des États ou même de l’Union européenne. La réglementation a ses limites, et je me méfie des mécanismes de contrôle centralisés. La solution se trouve sans doute plutôt entre les mains des citoyens. C’est à eux de s’organiser, de résister, de contre- argumenter et de reprendre le contrôle. C’est peut être un vœu pieux, mais j’ai plus confiance dans la société civile que dans les États en ce moment.
Mayada BOULOS, Gaspard GANTZER et Robert ZARADER
(Propos recueillis par Pierre-Emmanuel Guigo et Thierry Libaert)