Acteur, metteur en scène, directeur de théâtres, Dominique Bluzet est co-créateur avec Renaud Capuçon du festival de Pâques de musique classique d’Aix-en-Provence. Il s’emploie depuis des décennies à élargir et rééquilibrer l’offre culturelle en région PACA.
LE KAIROS SONNE TOUJOURS DEUX FOIS
Dominique Bluzet s’en amuse encore. Plus que ses études de lettres, ce sont ses études de droit qui l’ont mené à accomplir un parcours étonnant, et par bien des aspects, incomparable, dans le monde artistique. À la fin des années 70, les grands procès criminels le fascinent par leur côté théâtral ; les plaidoiries des ténors du barreau (entre autres Badinter) lors de l’affaire Patrick Henry notamment, aussi. Mais en 1981, l’abolition de la peine de mort change heureusement la donne et l’incite – du moins le pense-t-il – à se réorienter. Il accompagne un ami à l’entrée du cours Simon ; son destin l’y attend en 1982. À cette époque, l’entrée dans le métier se fait au fil des aléas de la vie ; les plans de carrière sont hypothétiques. Comme le dit autrefois un acteur célèbre, nombre de premiers de cours prestigieux ont fini « quincaillers à Tours ». Puis ce sera l’école de la rue Blanche. Cette fois, quatre-vingt pour cent des élèves vont avoir un parcours. Lui n’est pas, selon les critères en vogue, dans les meilleurs ; mais il possède une force, celle d’en être conscient. À ce moment, dans le Marais, le théâtre Essaïon, scène d’art et d’essai, est en déshérence. Hasard ? Il se trouve au bon endroit au bon moment.
Alors qu’il a vingt-deux ans et commence une carrière d’acteur, Robert Abirached, homme d’exigence et de haute culture, bras droit de Jack Lang, lui en confie la direction.
LES DÉCENNIES PRODIGIEUSES
Commencent, pour le bonheur d’une génération privilégiée, ce que Dominique Bluzet nomme les années « culture » (1980-2015). La France a quelque chose à raconter au monde. Les autres métropoles européennes ont légitimement d’autres préoccupations. Dont acte. Le théâtre français éclaire l’Europe. Nombre d’étrangers tels Giorgio Strehler – qui peut oublier L’Illusion comique de Corneille de 1984 ? – viennent travailler à Paris. Le théâtre de l’Odéon devient Théâtre de l’Europe. D’autres capitales devaient en faire de même ; il n’en fut rien. Peu importe, de belles productions s’y succéderont. C’est alors que Stéphane Lissner lui propose de faire de la mise en scène d’opéra. Il se frotte à Mozart (Bastien et Bastien- ne), Johann Strauss fils (La Chauve-Souris) et d’autres classiques. Il joue avec les plus grands, de Jacques Weber à Marina Vlady, travaille sur le bicentenaire de la Révolution, sans aucune conscience du caractère exceptionnel de ce qu’il lui arrive. « Tout a coulé de source, c’est un truc de premier de la classe.
C’est le Mékong qui s’écoule tout seul ; mais à un moment il faut affronter la mer ».
À L’EMBOUCHURE, MARSEILLE
En 1990, le théâtre du Gymnase cherche preneur. Au théâtre de La Criée, Marcel Maréchal ne voulait pas de concurrence. « Avec Jacques Baillon, on a été pris non pas parce qu’on était les plus mauvais mais les moins dangereux, et qu’on semblait inoffensifs ». Quand on lui demande comment il a pu faire tout ça sans que l’État le voie, il répond que si l’État s’en était aperçu, il l’aurait empêché. Né dans une famille aisée, Dominique Bluzet est parisien. Sa mère était corse. Cultivant les correspondances et les coïncidences, le voilà rassuré : le fil méditerranéen n’est pas rompu. Il va devenir fasciné par Marseille dont il dit volontiers qu’elle n’est pas une ville neutre. En 1962, un million de rapatriés y débarquent mais la richesse de la ville disparait avec la décolonisation. « Il y a de l’injustice dans les jugements que l’on porte sur Marseille ». Catherine Trautmann estimait que Strasbourg était la ville culturelle par excellence. Mais il y a plus de fauteuils de théâtre par habitant à Marseille qu’à Strasbourg. En cette année 1994, la ville lui apporte quelque chose : le sentiment de la révolte.
À Paris, la salle Richelieu doit fermer pour travaux. Pourquoi, suggère-t-il à Jean- Pierre Miquel, ne pas installer provisoirement la Comédie française à Marseille ? Il imagine alors une série de projets axés autour des musiques de scène de la vénérable institution, des grands monologues de son répertoire et d’originaux spectacles de rue. Lorsque l’avion amenant la troupe du Français se pose à Marignane, la musique du Bourgeois Gentilhomme retentit. Marcel Maréchal dira que Dominique Bluzet est l’homme qui fait d’un non- évènement un évènement. Pour un homme de théâtre, peut-on imaginer plus beau compliment ? « Mais qu’est-ce qu’un directeur de Théâtre » s’interroge-t-il ? En 1936, Brasillach avait écrit un livre sur les animateurs de théâtre. Le métier est à facettes multiples – programmation, mise en scène, dramaturgie etc. – et peut faire l’objet d’une approche sensitive ou plus analytique. La génération Artaud, Jouvet, Dullin ne fonctionnait pas comme la compagnie Renaud-Barrault. On peut concevoir le théâtre comme un objet total.
On voit le Peer Gynt de Chéreau ; avec Maréchal on va voir Don Juan. Mais, plus que tout, compte le respect du public.
L’EXTENSION DU DOMAINE DE LA SCÈNE
En 1995, à Aix-en-Provence, la salle du Jeu de Paume accuse son âge. La bâtisse est classée, le jeune Louis XIV y est venu en 1660 lors d’un déplacement régalien dans la cité phocéenne. La municipalité appelle Dominique Bluzet pour gérer la renaissance du joyau. Il met alors en place une structure pour générer du mécénat, et Jacques Saadé, à la tête de la CMA-CGM, est parmi les premiers à aider financièrement, en particulier pour la restauration des loges du Théâtre du Gymnase.
Dès son inauguration en 2000, la salle est regroupée avec le théâtre du Gymnase de Marseille dans le GIE « Acte » qui permet la prise d’abonnements communs. Lui devient directeur de l’ensemble, première concrétisation de ce qu’il nomme « l’élargissement de la notion de territoire ». La suite s’enchaîne rapidement. En 2005, Ste- phan Lissner, qui a quitté la direction du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence pour se consacrer à la Scala de Milan, fournit à Dominique Bluzet l’occasion de devenir directeur du Grand Théâtre de Provence qui sera inauguré en 2007. Bien que passionné d’opéra, Dominique Bluzet confesse n’avoir aucune légitimité à diriger une « maison de musique » mais il sait prendre à bras le corps la dimension politique du lieu. Une action artistique d’une telle ampleur doit avoir un sens. Le Grand Théâtre de Provence intègre le GIE.
Un tournant majeur intervient en 2013 lorsque Marseille devient capitale européenne de la culture. Élu vice-président de la chambre de commerce de Marseille- Aix, il est sollicité par Renaud Capuçon pour écrire un projet. Les deux hommes s’accordent sur une idée : créer à Aix un festival de Pâques dédié à la musique classique sur le modèle de celui de Salzbourg. Un festival nécessite beaucoup d’argent. Le violoniste trouve un mécène en la personne de Michel Lucas, président du groupe Crédit Mutuel-CIC. Éclot ainsi un évènement artistique qui ne fera que croître et embellir, jusqu’à être reconnu comme l’un des festivals majeurs européens. Le théâtre des Bernardines de Marseille en 2015 rejoint le GIE et en 2024, les premières passerelles tarifaires et de mobilité du public, sont créées avec le Théâtre d’Arles.
Ainsi naquit l’homme aux cinq théâtres.
RÉCONCILIER LA CARTE ET LE TERRITOIRE
Le groupe gère un budget de 24 millions d’euros, quelque 350 salariés, 3 ou 4 000 artistes invités et 200 000 places payantes annuelles. Mais Dominique Bluzet, Président de l’agence de marketing territorial de la métropole, est plus qu’un entrepreneur dynamique. Avec le festival « Aller vers » et le volet « Musique en partage », il sait toucher d’autres publics en offrant sur les places de villages, aux terrasses des cafés ou dans les MJC, des concerts itinérants et gratuits adaptés aux lieux d’accueil. 5 % des Français vont au théâtre en salle ; « Dans les années 1980, l’erreur fut de supprimer l’émission « Au théâtre ce soir » qui touchait 2,5 millions de spectateurs chaque samedi ». Il rappelle volontiers que Gaston Defferre a choisi, en 1981, d’installer le Théâtre de La Criée où il se trouve actuellement, c’est-à-dire face à la mairie, pour rééquilibrer le pouvoir politique et le pouvoir culturel.
On le sait sensible au fait qu’Aix et Marseille n’ont jamais su se raconter entre elles. En lui confiant le théâtre d’Arles, Patrick de Carolis lui a demandé de réparer l’histoire. Il faut construire l’espace culturel Aix-Marseille-Arles, véritable colonne vertébrale des Bouches-du-Rhône. Nul ne peut contester que l’ère Jack Lang, en ouvrant les vannes de la création, fut une période faste pour la culture. Mais largement axée autour des grands projets mitterrandiens, parisiens et budgétivores, elle a pérennisé le déséquilibre Paris-Province, entravant du fait même la construction d’une proximité naturelle entre les jeunes et la culture dans les territoires.
Alain Meininger