Les Européens marchent au désastre les yeux fermés, accrochés au confort d’un monde disparu. La France, elle, réarme, mais trop lentement, sans densité ni cohérence. Et face au retour possible de la guerre interétatique au cœur du continent européen, nos élites rejouent 1936-1938 : doctrine floue, tempo mou, et aveuglement stratégique. Une étrange défaite se prépare, Powerpoint à la main.
Tandis qu’une nouvelle actualisation de la Revue nationale stratégique se fait attendre, comme de nouvelles annonces présidentielles providentielles, les états-majors frémissent de cette réalité unanimement partagée : « Certes la France réarme, mais elle le fait trop lentement, trop confusément, pas assez densément, et sans doute encore une fois… bien trop tard. »
La mémoire nationale qui retient surtout la débâcle de 1940 ignore qu’avant cela la France avait massivement réarmé. Le programme de réarmement du Front populaire est souvent considéré comme le plus cohérent et ambitieux de l’entre-deux-guerres. Il n’en fut pas moins trop tardif dans son lancement, trop timide dans ses choix, et trop miné par ses propres contradictions politiques pour conférer à la France une supériorité stratégique réelle face à la montée des périls.
Comme en 1938, la France s’est lancée dans un ambitieux programme de réarmement. En 2025, les menaces sont identifiées, les discours calibrés, les budgets votés.
Mais les inerties administratives, les lenteurs financières, les retards industriels, et l’ambiguïté stratégique d’un « en même temps »présidentiel devenu illisible transforment cet effort en trompe-l’œil.
Qu’en est-il ?
1936-1938 : un réarmement aussi lucide qu’inachevé
Après des années de désarmement budgétaire, le Front populaire engage une réelle inflexion stratégique face à la montée des périls. Entre 1936 et 1938, sous Léon Blum puis Camille Chautemps, un effort inédit est lancé pour répondre au réarmement nazi. Portée par des figures comme Pierre Cot à l’Air ou Vincent Auriol aux Finances, cette mobilisation tardive traduit une lucidité nouvelle, réelle, néanmoins entravée par les divisions internes et l’inertie institutionnelle.
Le budget militaire augmente de 40%, atteignant près de 15% du budget de l’Etat. Un effort industriel sans précédent est lancé : nationalisation des secteurs stratégiques de l’armement terrestre, aérien et naval, création de sociétés nationales (SNCASE, SNCAM), et nomination de Raoul Dautry,directeur des Chemins de fer de l’Etat devenu Commissaire général à l’armement, pour rationaliser la production. Les arsenaux sont modernisés. Un plan ambitieux de rééquipement de l’Armée de l’air vise à produire plus de 1 000 avions par an. L’armée de terre amorce sa motorisation et engage la modernisation des blindés. On investit dans des technologies émergentes comme la radiodétection (radar).
L’Etat redevient stratège : il nationalise des industries d’armement, planifie la production, et tente de doter la France d’une puissance conventionnelle dissuasive pour combler le retard pris face au réarmement allemand engagé dès 1933. Blum, lucide, rompt avec le pacifisme intégral, prône une armée crédible pour contenir Hitler, défend une ligne de fermeté à la SDN, et se montre plus résolu que ses prédécesseurs centristes.
Mais cette mobilisation, aussi ambitieuse soit-elle, échoue sur plusieurs fronts.
Trop tardive, elle commence trois ans après la dénonciation par l’Allemagne nazie des clauses de désarmement du traité de Versailles. Ce décalage s’avère fatal. En 1939, l’Allemagne parvient à produire plus de 5 000 avions chaque année contre à peine 1 000 pour la France, et sa Wehrmacht aligne 1,5 million d’hommes contre seulement 100 000 en 1933. Sur les blindés, la logistique motorisée, l’emploi combiné des armes et la guerre éclair (Blitzkrieg), l’avance allemande est non seulement avérée, mais elle n’est ni comprise, ni imitée par l’état-major français.
Bien qu’impressionnant sur le papier, le réarmement reste pour autant incomplet et entravé. L’armée française, figée dans une doctrine défensive centrée sur la ligne Maginot et le plan Dyle-Breda, refuse toute réforme du commandement et reste incapable d’intégrer les ruptures tactiques du temps.
La société française, épuisée par la crise, divisée et profondément pacifiste, n’est cependant pas prête et freine l’élan du réarmement. Les crédits sont bien votés, mais leur exécution reste chaotique. L’économie demeure lente, entravée par des syndicats politisés, peu enclins à accélérer les cadences ou à intensifier la production. Les industriels, ébranlés par les nationalisations, se montrent réticents. L’industrie aéronautique notamment, morcelée et ralentie par les grèves, peine à se moderniser. Même l’élite politique hésite entre fermeté et apaisement. Là où l’Allemagne marche au pas.
En mai 1940, la France aligne finalement une armée nombreuse dotée d’un arsenal bien équipé… en tout cas sur le papier. Car privée de doctrine d’emploi cohérente, de capacité de projection rapide et de vision stratégique offensive, elle s’effondre face au choc comme une forteresse sans âme. Non par manque de moyens, mais faute d’avoir conduit son réarmement avec la cohérence, la radicalité et la réactivité qu’exigeait une menace systémique. La leçon est sévère : la puissance ne réside pas dans les budgets, les équipements ou les tonnages, mais dans la capacité à transformer à la vitesse de l’Histoire l’intention stratégique en action concrète.
Dans nos sociétés occidentales modernes, ces rappels prennent une dimension toute particulière.
2024–2025 : une LPM ambitieuse en apparence pour un Gulliver embolisé
La Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 prévoit 413 Md€, en hausse de 40% par rapport à la période précédente. Le discours se veut martial : « économie de guerre », « haute intensité », « autonomie stratégique ». Mais derrière l’affichage budgétaire, les blocages demeurent : décisions inopérantes, retards industriels, incohérences politiques… comme un écho aux leçons oubliées.
Malgré des crédits massifs votés à un niveau inédit, les commandes publiques tardent tout d’abord à se concrétiser. La chaîne administrative reste sous-performante, prisonnière de procédures lentes, centralisées, tatillonnes et souvent opaques. Entre les intentions budgétaires et la transformation en capacités concrètes, l’appareil d’achat de l’Etat fonctionne à contretemps. Ce dysfonctionnement entrave la montée en puissance que les armées attendent et que le contexte stratégique impose.
La base industrielle et technologique de défense (BITD) française, elle, n’a pas changé de paradigme. Malgré la guerre d’Ukraine. Elle reste rigide, fragmentée, sous-capitalisée,dépendante de commandes étatiques erratiques, non résiliente, incapable de produire en masse et surtout peu apte à soutenir un effort prolongé. La logique industrielle demeure séquentielle, sans redondance, ni montée en cadence sérieuse. Résultat : les stocks restent dramatiquement insuffisants, les munitions disponibles ne couvriraient que quelques jours d’un engagement de haute intensité, et les chaînes de production, toujours organisées en flux tendu, peinent à sortir de leur lenteur structurelle (qu’il s’agisse des drones tactiques, des Caesar ou des pièces détachées).
Comme si la guerre était théorique.
Faute d’avoir réellement entrepris une rupture doctrinale ou de format, le modèle d’armée français pensé pour les opérations extérieures (OPEX) d’hier, légères, demeure encore sous-dimensionnés et très inadapté pour les conflits de haute intensité qui s’annoncent. Avec 205 000 militaires d’active et un objectif à 210 000, l’outil militaire demeure calibré pour la projection limitée, non pour la guerre prolongée. La réserve opérationnelle en renfort d’une armée d’active de 200 000 hommes plafonne à 41 000 personnels, très loin des 100 000 initialement proclamés pour une vraie réserve professionnalisée d’un réserviste pour deux militaires d’active (et non plus un pour six). Dans un cas comme dans l’autre, aucun plan sérieux de massification, qu’il soit humain, logistique ou capacitaire, n’est à l’œuvre. L’inadéquation du modèle devient structurelle. Les grands programmes structurants censés préparer l’avenir (SCAF, MGCS, drones MALE) eux-mêmes restent englués dans une longue phase PowerPoint, sans prototype ni calendrier crédible.
Sur le front industriel, la situation est tout aussi préoccupante. L’autonomie stratégique, autrefois baptisée « souveraineté », reste incantatoire. Certaines filières critiques (spatial, guerre électronique, composants souverains) n’ont ni stratégie claire ni pilotage cohérent. Et l’appel récurrent à l’Europe, à la mutualisation européenne, sert trop souvent de prétexte à l’inaction nationale, tandis que nombre de nos partenaires commandent directement leurs équipements aux États-Unis.
La France, elle, reste figée dans ses hésitations, sans arbitrage net.
Pire encore, l’Etat acheteur fragilise lui-même son propre tissu productif. Les retards de paiement du ministère des Armées sont devenus systémiques : en 2024, des dizaines de millions d’euros d’arriérés asphyxient les trésoreries. Les industriels, de la PME au grand groupe, financent seuls des études amont sans visibilité contractuelle ni garantie de débouché (un risque que ni les Américains ni les Chinois n’imposeraient à leurs fournisseurs stratégiques). Engluées dans des compromis excessifs, certaines commandes notifiées depuis 2022 ne sont toujours pas exécutées. L’Etat transfère le risque aux industriels en attendant qu’ils innovent mais bloque la décision. Derrière l’affichage d’une « économie de guerre », rien n’a changé : ni les lois de finances, ni les marchés publics, ni la gouvernance de la supply chain. Ce système rigide étouffe l’innovation, détruit la confiance et pousse l’écosystème industriel à se tourner vers l’export.
Mais au-delà de ces perspectives déjà ternies, une difficulté plus profonde se dessine, qui fragilise l’ensemble de l’architecture de la LPM : la trajectoire budgétaire elle-même est sous forte tension. Le report de charges, déjà préoccupant,illustre une exécution budgétaire dégradée : de 3,9 Md€ en 2022, il devrait atteindre près de 7 Md€ en 2024. Ce décalage signale une exécution dégradée et insincère du budget. Préoccupant, il pose aussi, en creux, la question de la soutenabilité réelle de la LPM, dans un contexte où Bercy, toujours sous l’influence de la doxa des dividendes de la paix des années 1990, sourd aux signaux stratégiques et fidèle à ses réflexes, continue à plaider pour une réduction globale de la dépense publique qu’il ne maîtrise plus depuis longtemps.
1938-2025 : les mêmes pièges de la guerre désapprise et de l’effort différé
A la fin des années 1930, la France engage un ambitieux programme de réarmement. Elle perçoit la montée des périls, vote des crédits massifs, relance son industrie de défense, réforme partiellement ses armées. Et pourtant, en mai 1940, elle s’effondre. Un réarmement lent, une doctrine figée, une société désarmée mentalement, et la défaite, brutale, inattendue, totale.
Près d’un siècle plus tard, le parallèle avec la situation de 2025 n’a rien d’une réflexion abstraite. Il est une alerte. L’histoire ne se répète pas à l’identique, mais souvent hoquète, parfois de façon glaçante. Une fois encore, la France réarme. Elle affiche des ambitions budgétaires sans précédent depuis la guerre froide. Elle parle, beaucoup, de guerre, mais continue de vivre en s’imaginant que sa paix sera perpétuelle.
Le premier piège est tout d’abord celui d’un réarmement pensé comme une simple équation budgétaire, où l’on aligne les milliards, on cumule les crédits, et on annonce des cibles en croyant ainsi pouvoir acheter du temps. Elle vote l’armée de demain avec les procédures d’hier, dans un appareil étatique incapable de produire vite, de décider clair, de piloter fort.
L’illusion est profonde. Or la guerre ne s’inscrit pas dans les délais administratifs ; elle tranche.
Le second piège est mental, culturel et politique. La France se dit lucide, mais reste prisonnière d’un imaginaire « post-historique » dans lequel la guerre demeurerait une exception périphérique. Comme en 1938, on veut la sécurité sans guerre, la puissance sans effort, la souveraineté sans confrontation. La réserve est un slogan, pas une force, tandis que la « Nation en armes » a disparu du champ des représentations collectives. Rien sur l’effort à consentir, la réindustrialisation d’urgence ou la mobilisation des esprits face au choc de l’épreuve, de la violence, de la mort.
Le troisième piège relève de la diplomatie, de son verbe rassurant, confortable et anesthésiant, illusoire. La France s’y complait, comme si le basculement du monde n’avait pas encore eu lieu, ou comme si les autres allaient le contenir à notre place. Une stratégie d’attente et de demi-mesures, si elle perdure, conduira à une surprise stratégique, celle de la confrontation brutale, comme en 1940.
La quatrième piège, enfin, est d’ordre politique. Ne manquent ni le budget, ni le talent des armées, ni les savoir-faire industriels. Ce qui manque, c’est le commandement politique : un cap, une cohérence, un calendrier. Un pilotage de crise. Une volonté de rupture. Une capacité à mettre l’Etat, l’industrie et la société au diapason d’une nouvelle ère stratégique. Le défi est immense, mais il est déjà devant nous. Les adversaires systémiques sont là (Russie, Chine, puissances révisionnistes) et n’attendront pas que la France soit prête. La puissance, dans le monde qui vient, ne sera pas une question de statut diplomatique, ni d’image, ni de solennité. Elle sera une question d’organisation, de cadence et de capacité à endurer.
Tout ce que la France peine aujourd’hui à démontrer.
La comparaison avec 1936-1938 n’est plus un simple rappel historique : c’est une alerte stratégique. Comme alors, la France identifie la menace mais tarde à l’affronter. Elle parle de réarmement sans changer de rythme, sans doctrine, sans cohérence. Elle mise sur des lois de programmation quand il faudrait transformer l’Etat, l’économie et les mentalités à la vitesse de l’Histoire. En 1938, on croyait avoir le temps ; en 2025, on répète l’erreur. On ne gagne pas une guerre moderne avec des retards, une société passive et une élite technocratique de gestionnaires. La guerre n’attend pas que les démocraties soient prêtes.
Stéphane Morin, essayiste, expert en politiques publiques et questions de défense
Président du Think Défense Paris