Mes chers enfants,
« Vivre sans temps mort, jouir sans entraves », « ne pas perdre sa vie à la gagner » et d’autres slogans criés par vos grands parents alors soixante-huitards trouvent un écho avec votre génération. Il a fallu deux générations pour que se réalise le « jouir sans entraves », rêve de vos grands-parents devenus « boomers » ! Ces « boomers » ont fait peu d’enfants et les ont couvés, alors les voir aujourd’hui s’éveiller est un heureux évènement. Petits-enfants de Mai 68 vous en avez appris les leçons pour, aujourd’hui, les mettre en pratique avec un art consommé du boomerang : retour à l’envoyeur ! Acceptons, et célébrons, la dénonciation que vous faites des « boomers » et de l’aisance dont ils jouissent, retraités.
Il faut vous dire qu’à la fin des années 60, le Vieux Monde n’était pas encore derrière eux, mais l’échéance approchait. Mai 68 ouvrait la brèche dans laquelle le « jouir sans entraves » allait prospérer. Sous les pavés, il n’y avait pas que la plage. Diffusé en 1966, « De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel… » avait prospéré jusqu’à faire de Mai 68 le moment de création des situations[1] qui devaient changer le monde. Le monde ne changeait pas vraiment mais la brèche était ouverte. Elle l’était pour toutes les institutions : politiques (« la barricade ferme la rue mais ouvre la voie »), syndicales (« travailleur tu as 25 ans mais ton syndicat est d’un autre siècle ») ; contre le capitalisme bien évidement (« Ne changeons pas d’emploi, changeons l’emploi de la vie »), contre la famille aussi, contre le Père[2] . Si le monde n’a pas été renversé en 68, ceux qui ont fait 68 ont prospéré et semé les idées qui, alors, n’étaient que slogans.
Il faut vous dire aussi que les Trente glorieuses agonisaient. L’Économie – première crise du pétrole, rapport Meadows – n’était pas seule en cause ; qu’elle eût continué de prospérer n’aurait rien changé : vos grands-parents refusaient tout héritage et allaient s’appliquer à le dilapider. Le Vieux Monde tentait de courir pour donner quelques réalités aux rêves de Mai : le Grenelle social, la 4ème semaine de congés payés, la loi Neuwirth sur la contraception, la loi Faure d’orientation de l’enseignement supérieur. Ces réponses immédiates ne colmataient pas les brèches. Le Vieux Monde ne comprenait pas que le rêve tout entier devait devenir réalité, jusqu’à ce que disparaisse « la dictature de la famille patriarcale », et si le Père disparaissait, en 69, ça ne suffisait pas.
Les Trente piteuses[3] arrivaient, empruntant une étrange bifurcation en abandonnant l’anarchisme libertaire de Mai 68 pour le « tout État ». Ce n’était plus le travail qui devait permettre l’ascension sociale et toujours plus de « confort » mais l’État providence qui devait répondre et garantir. Étrange bifurcation que celle qui fait oublier que « Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent » pour demander « tout » à l’État ! Aux affaires, vos grands-parents, qui n’étaient pas encore « boomers », s’appliquaient à répondre à la demande. C’est un autre Mai, celui de 1981 et le « Changer la Vie » mitterrandien, qui ouvrira une ère de réponses nouvelles aux rêves de 1968. L’État, centralisateur et bureaucrate, vient alors comme heureux moyen de satisfaire la descendance des soixante-huitards. L’État peut tout, doit tout, et l’on oublie que l’humanité ne devait être « heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste[4] ». Ni pendaison des bureaucrates, ni éventration du capitalisme, demandons tout à l’État qui reste généreusement alimenté par le « capitalisme » et fait prospérer les « bureaucrates » !
Dignes héritiers de Mai 68 vous refusez aujourd’hui l’héritage qui vous a offert de vivre sans entraves. L’inventaire des entraves levées est « à la Prévert » : l’Éducation Nationale s’est faite forte de porter « une génération au Bac », l’entrave du service national a été levée, les lois Neuwirth puis Veil ont répondu aux nécessaires évolutions du corps social, l’évolution du droit social a apporté de la démocratie dans l’entreprise, les droits des minorités ont été affirmés, du temps libre a été donné. La place a été faite pour que le débat soit maintenant celui de vos droits individuels. La relation au travail n’est plus un sujet collectif mais individuel. Les 35 heures et les RTT, le télétravail plus récemment, font naître de nouveaux rêves et de nouveaux besoins qui sont ceux d’un toujours plus d’État. Il ne reste plus qu’une entrave : nous, les vieux qui vieillissons plus vieux et confortablement.
Savez-vous que cette entrave cache un mal plus profond ? L’État providence nous a fait oublier qu’il n’est qu’un médiateur entre une obligation économique, la création de richesses, et un besoin social, la redistribution. La magie de la redistribution a fait illusion en niant cette réalité anthropologique : les générations ne survivent que si « elles font des enfants » et les générations post 68 en font de moins en moins. Vous n’êtes plus assez nombreux pour alimenter l’État qui ne fait que redistribuer ce que vous produisez. Vous ne faites plus d‘enfants parce qu’un enfant « ça coûte » et que c’est autant d’entraves pour « vivre sans temps mort » et, pourquoi faire des enfants si c’est pour leur laisser « la dette » et une planète épuisée ! Vous ne faites pas d’enfants parce que vous ne croyez pas au contrat social que vous ne voulez plus financer.
Il y a cent ans, Keynes[5] prévoyait que le capitalisme ayant satisfait l’ensemble de nos besoins se poserait alors la question de « Que faire de [la] liberté arrachée à l’urgence économique ? » il répondait en prédisant que, partageant le temps de travail, nous ferions « nos tartines plus fines ». Il se trompait ! Nous avons partagé le temps de travail mais nous demandons des tartines plus grosses.
Mes chers enfants, il faut, pour conclure, vous alerter : Keynes n’a pas tout dit, demain vous n’aurez plus de tartines parce qu’il n’y aura plus d’enfants…
Michel Monier
Membre du Cercle de recherche et d’analyse de la protection sociale- Think tank CRAPS, ancien DGA de l’Unédic.
[1] « Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste » Guy Debord, 1957.
[2] « La révolte contre le père » – Gérard Mendel, mai 1968.
[3] « Les Trente piteuses », Nicolas Baverez, Flammarion, Champs, octobre 1998.
[4] Mot d’ordre des situationnistes-enragés du comité d’occupation de la Sorbonne du 16 mai 1968.
[5] JM Keynes « Lettre à nos petits enfants »- 1930