Pendant longtemps, l’image était simple : les boutiques de l’avenue Montaigne à Paris ou de la via Condotti à Rome fixaient les standards du luxe, et les voyageurs venus de Pékin ou Shanghai s’y pressaient, valises vides à l’aller et pleines au retour. Le luxe parlait français ou italien, la Chine écoutait et achetait.
Ce paysage change vite. Dans les rues de Shanghai, des enseignes locales s’imposent désormais à côté des grandes maisons européennes. Icicle, fondée en 1997, affiche ses vitrines sobres et écologiques sur la rue Huaihai. Shang Xia, née avec le soutien d’Hermès avant de devenir pleinement chinoise, mélange artisanat ancien et design épuré. Dans les vitrines de Chow Tai Fook, ce n’est plus seulement de l’or massif, mais des créations qui réinterprètent le jade ou les motifs traditionnels. Ces marques ne se contentent plus d’imiter, elles revendiquent une identité propre et veulent être reconnues comme de véritables maisons de luxe à l’échelle mondiale.
Cette évolution est portée par une idée forte : la Chine ne veut plus seulement consommer, elle veut créer. Pékin encourage cette montée en gamme industrielle depuis des années. La réussite ne se mesure plus seulement au nombre d’usines ou à la taille des exportations, mais à la capacité de façonner des marques désirées partout dans le monde. Dans ce récit, le luxe occupe une place particulière. Il n’est pas qu’un secteur économique, il devient une vitrine culturelle, un moyen de dire au reste du monde : « nous aussi, nous savons incarner l’élégance, le savoir-faire, le raffinement. »
La jeune génération, surtout, joue un rôle clé. Pour elle, acheter Icicle ou Shang Xia, ce n’est pas céder à un repli nationaliste, c’est afficher une fierté tranquille. Le mouvement appelé Guochao – « tendance nationale » – traduit ce basculement. Porter une marque chinoise haut de gamme, c’est revendiquer une appartenance culturelle, un lien avec des savoir-faire longtemps considérés comme mineurs face à l’aura du « Made in France ».
Longtemps, les maisons européennes ont cru détenir une équation gagnante : créer à Paris ou à Milan, produire parfois ailleurs, puis vendre massivement en Chine. Mais ce modèle commence à s’effriter. Lorsque les jeunes Chinois choisissent des marques locales, ce n’est pas seulement pour le prix ou la proximité : c’est parce qu’ils y trouvent un écho culturel qui leur manquait chez Dior ou Gucci. Les premiers signaux sont visibles : les résultats de LVMH ou Kering, récemment freinés par le ralentissement des ventes en Chine, montrent que la dépendance au marché chinois peut se retourner contre eux. Et derrière cette évolution comptable, il y a une secousse symbolique. Car le luxe n’est jamais qu’une affaire de chiffres : il est un langage. Pendant des décennies, ce langage parlait français ou italien. Porter une robe parisienne ou un sac milanais, c’était s’inscrire dans un monde de goût défini par l’Europe. Que des marques chinoises imposent désormais leurs codes signifie que ce monopole culturel est contesté.
Mais au-delà des chiffres, il faut mesurer la portée symbolique. Le luxe n’est jamais seulement un produit, c’est un langage. Pendant des décennies, il a dit la suprématie culturelle de l’Occident : porter une robe parisienne ou un sac milanais, c’était affirmer une appartenance au monde du goût défini par l’Europe. L’émergence d’un luxe chinois remet en cause cette hiérarchie implicite. Lorsqu’une maison comme Shang Xia vend du mobilier inspiré de l’artisanat chinois à Paris ou à Singapour, c’est une autre image de la Chine qui s’affirme : moderne, créative, capable de séduire par ses propres codes.
Tout n’est pas gagné. L’aura culturelle du « Made in France » ou du « Made in Italy » reste puissante, et la reconnaissance internationale des marques chinoises demeure inégale. Certaines risquent de se perdre dans une concurrence interne trop vive. Et pour s’imposer réellement à l’international, ces maisons devront répondre aux attentes mondiales en matière de durabilité et d’éthique. Un consommateur occidental, même séduit par le design, n’achètera pas si l’histoire de la marque s’écarte trop des standards sociaux et environnementaux.
Reste que le mouvement est lancé. Le luxe chinois n’est plus seulement une projection d’achat vers Paris ou Milan, c’est une affirmation de soi. Icicle à Paris, Shang Xia à Singapour, Chow Tai Fook à Londres : autant de signaux qui montrent que la Chine veut inscrire son propre récit dans l’histoire mondiale du luxe. Pour l’Europe, ce n’est pas seulement une question de parts de marché. C’est une question de statut. Car le luxe est une arme douce : il façonne l’imaginaire collectif, il dit quelque chose de la puissance d’un pays.
Hier encore, les voyageurs chinois venaient acheter en Occident des symboles de prestige. Demain, ce sont peut-être des clients européens ou américains qui traverseront les continents pour découvrir l’art de vivre chinois. Cette inversion n’est pas encore totale, mais elle n’est plus inimaginable. Elle signale une redistribution culturelle silencieuse, où le prestige cesse d’être monopole de l’Occident. Le luxe « Made in China » n’est pas seulement un marché en croissance : il est le signe visible d’un monde qui change de centre de gravité.
Jean Langlois-Berthelot
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