Le jugement rendu en première instance, le 25 septembre 2025, dans l’affaire dite du « financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 » (et qui ne devrait plus s’appeler comme cela, puisque, selon le tribunal lui-même, il n’y a pas eu de financement libyen de la campagne), pose autant de questions juridiques que philosophiques – ces dernières quant à la place du juge au sein des démocraties occidentales contemporaines.
Dans l’affaire dite du « financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 », pourquoi trois des quatre chefs d’accusation n’ont-ils pas donné lieu à condamnation ?
Nicolas Sarkozy était poursuivi pour corruption passive, financement illégal de campagne électorale, recel de détournement de fonds publics libyens et association de malfaiteurs. De ces quatre chefs, il encourait dix ans de prison et cinq ans d’inéligibilité.
Il ne pouvait qu’être relaxé des trois premiers chefs d’inculpation dès lors qu’il n’y a aucune trace d’argent libyen dans ses comptes personnels, ni dans ceux de ses proches, ni dans ceux de ses collaborateurs, ni dans ceux de son parti, ni dans les comptes de sa campagne présidentielle de 2007. Si la justice n’a pas trouvé de trace de ce financement (et ce n’est pas faute d’avoir investigué), c’est qu’il n’existe pas.
Le document initialement publié par Mediapart, qui a motivé les poursuites, est « probablement un faux », admet le tribunal. Aussi ne l’a-t-il pas pris en compte. A la vérité, ce document était un faux grossier, comme le montraient dès l’origine divers indices qui ne pouvaient tromper les experts (faux en-tête, orthographe erronée du signataire présumé, fausse désignation des structures au sein des services libyens…).
Sur quel fondement repose alors la condamnation pour association de malfaiteurs ?
Ce quatrième chef d’accusation a été ajouté en fin de procédure, tel un filet de sécurité destiné à pallier l’inconsistance des trois autres. A lui seul, il a valu à Nicolas Sarkozy une lourde peine de prison ferme (cinq ans), assortie, qui plus est, de l’exécution provisoire. A quoi s’ajoute la déchéance du droit de vote et d’éligibilité.
L’ « association de malfaiteurs » est une qualification attrape-tout qui permet de punir la participation, si indirecte et passive soit-elle, à un simple projet, même non exécuté. Destinée, comme son nom l’indique, à lutter plus efficacement contre la grande délinquance et le terrorisme (en quoi elle est indispensable), elle est d’un emploi contestable dans une affaire comme celle dont nous parlons. Observons aussi que cette qualification, par son caractère infamant, a une fonction moralement … disqualifiante. Cela pourrait être son avantage subliminal dans l’esprit de nos modernes Saint-Just.
Le projet illicite tenait, pour l’autorité judiciaire, à l’intention de collecter des fonds auprès du régime libyen pour financer la campagne présidentielle de 2007. Les poursuites reposaient sur des spéculations bâties autour de contacts entre proches de M. Sarkozy et certaines personnalités sulfureuses du monde arabe. La réalité du projet formé par les « malfaiteurs » n’ayant pu être prouvée (d’où la relaxe des trois premiers chefs d’accusation), c’est sur l’intime conviction que repose la condamnation. Une conviction qui tient de la logique circulaire : si Claude Guéant et Brice Hortefeux ont rencontré, hors agenda officiel, le beau-frère de Mouammar Kadhafi (Abdallah Senoussi) en 2005, cela « ne peut être » qu’en vue de collecter l’argent libyen et de promettre une future relaxe à un sinistre terroriste.
Si large soit-elle, la notion d’association de malfaiteurs requiert cependant un faisceau d’indices précis et concordants, une constellation cohérente de faits tangibles établissant un début concerté de commission d’infraction. Il ne suffit pas d’évènements clairsemés auxquels la justice donne a posteriori un sens conforme à ses a priori.
Or nous n’avons ici que des présomptions. En quoi les quelques faits matériels identifiés par le tribunal comme «préparatoires» à un financement libyen de la campagne, en échange d’avantages accordés par la France au régime de la « Jamahiriya arabe libyenne » (il s’agit pour l’essentiel de rencontres dont le contenu n’a laissé aucune trace), établissent-ils un projet de financement libyen? Où sont les preuves de ce projet infâme qui seul justifierait l’incarcération, sans attendre le procès d’appel, d’un ancien Président de la République?
En définitive, derrière les 360 pages d’ « attendus » (trois heures de lecture), Nicolas Sarkozy est condamné sur la base de deux présupposés indémontrés : 1) Ses collaborateurs nourrissaient un dessein illicite (le financement frauduleux de la campagne présidentielle par un argent libyen perçu clandestinement en échange de faveurs officielles) ; 2) Il « ne pouvait pas ne pas le savoir ».
C’est bien mince pour mettre sous les barreaux, sans même attendre l’appel, un homme qui a été élu à la magistrature suprême par des millions de ses compatriotes, a rendu d’éminents services à son pays (comme lors de la crise financière de 2007-2008) et, dans plusieurs circonstances dramatiques (prise en otage d’une classe enfantine, infirmières bulgares), a eu un comportement humainement exemplaire.
En l’absence de toute preuve, le juge pénal peut-il, sans méconnaître le principe de la présomption d’innocence, déduire la culpabilité d’un prévenu d’une hypothèse ? La même 32ème chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris – qui condamne aujourd’hui Nicolas Sarkozy – répondait que non il y a un an, même lorsque l’hypothèse est « vraisemblable ». Aussi a-t-il fait bénéficier du doute François Bayrou dans l’affaire des assistants des eurodéputés du Modem. Et il a eu raison. Comment, dès lors, ne pas trouver « spécial » le sort réservé à Nicolas Sarkozy par le tribunal correctionnel de Paris ?
Que penser du « mandat de dépôt différé » assorti de l’exécution provisoire ?
La singularité tonitruante de la condamnation se marque en particulier par le « mandat de dépôt différé » avec exécution provisoire (qui signifie l’incarcération à terme rapproché de Nicolas Sarkozy) dont elle est assortie.
Il était inattendu et n’était d’ailleurs pas requis par le parquet. Il est injustifié.
L’exécution provisoire d’une peine de prison ferme, comme celle d’une inéligibilité, déroge à l’effet suspensif de l’appel, qui est une garantie du procès équitable. Comment accepter qu’une peine soit, même en partie, exécutée si elle est infirmée en seconde instance ?
L’exécution provisoire est faite pour empêcher des délinquants dangereux ou des terroristes de fuir ou de continuer à sévir avant l’appel. Elle ne doit pas être conçue comme une peine, mais comme une mesure conservatoire destinée à prévenir un trouble à l’ordre public, ou une récidive, ou une fuite, ou la destruction de preuves, ou une concertation entre complices, ou une pression sur les témoins. Aucune de ces conditions n’est ici remplie. Au demeurant, si l’une de ces conditions était vérifiée, on ne comprendrait pas pourquoi la mise sous écrou est différée.
Comme il ressort du jugement du 25 septembre 2025, le risque d’atteinte à l’ordre public dont se prévaut le tribunal pour incarcérer Nicolas Sarkozy sans attendre l’appel tient non au péril matériel que ferait courir à la société le maintien en liberté d’un prévenu pouvant attenter aux personnes, aux biens ou à la sécurité publique (seuls cas dans lesquels la jurisprudence admet, au nom de l’ordre public, cette entorse au droit de faire appel que constitue l’exécution provisoire d’une peine), mais à la gravité d’une infraction selon lui commise il y a vingt ans. C’est là mobiliser une notion d’ordre public immatériel (ou symbolique) qui peut se justifier dans d’autres domaines du droit, mais non fonder la possibilité, pour un juge de première instance, de prononcer une peine d’incarcération à effet immédiat.
Cette « extension du domaine » de l’exécution provisoire d’une peine (qu’il s’agisse de prison ferme ou d’inéligibilité), décidée extra legem, serait redoutable si, comme cela semble être le cas, elle faisait jurisprudence. Elle permettrait en effet à l’autorité judiciaire, sur la base subjective de l’idée qu’elle se fait de la gravité d’une faute, de priver, de facto, les acteurs de la sphère politico-administrative (ou les responsables du secteur privé) du double degré de juridiction. Il appartient au législateur de faire obstacle à une telle dérive, qui est contraire à la fois au principe de l’égalité devant la justice, au droit à un procès équitable et à la sécurité juridique.
Le législateur devrait d’autant plus intervenir que les dispositions du code de procédure pénale (article 471, 4ème alinéa) relatives à l’exécution provisoire sont beaucoup trop laconiques. Elles ne prévoient en effet ni les motifs de celle-ci, ni l’obligation pour le juge de la motiver. Elles paraissent dès lors contraires à plusieurs exigences constitutionnelles : principe de nécessité et de légalité des peines ; principe d’individualisation des peines ; obligation, pour le législateur, de fixer des règles de droit pénal et de procédure pénale de nature à exclure l’arbitraire dans le jugement des personnes poursuivies et dans le prononcé et l’exécution des peines. Cette non-conformité de la loi pénale est au demeurant soulevée par une question prioritaire de constitutionnalité transmise le 26 septembre 2025 au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation (n° 2025-1175 QPC).
Soulignons enfin l’anomalie dans l’anomalie : le parquet national financier, dont les réquisitions ont pourtant été implacables, n’a pas soufflé mot d’exécution provisoire. En conséquence, les avocats des prévenus n’ont pu contester son bien-fondé. Ils n’ont pu notamment exposer que la gravité (supposée) des faits ne pouvait la fonder en droit. Ils n’ont pu expliquer que l’exécution provisoire n’est pas une peine, mais une mesure conservatoire dont les motifs possibles n’existaient pas en l’espèce. Comment ne pas voir qu’il a été ainsi porté atteinte aux droits de la défense? Où est le respect du principe du contradictoire ?
Quelles sont les implications de l’incarcération d’un ancien Président ?
Un ancien président de la République, déjà porteur pendant une partie de l’année 2025 d’un bracelet électronique (après le procès Bismuth), est maintenant condamné en première instance pour une nouvelle infraction aux contours flous et non prouvée. Il dormira en prison avant l’audience d’appel. Il arrivera menotté au Palais de Justice, pour comparaître en appel.
L’outrance de ce traitement humilie la République plus que l’intéressé, qui garde la tête haute et fait preuve tout à la fois de retenue et de panache.
La dureté de la condamnation fait peser sur le tribunal – aux yeux d’un grand nombre d’observateurs – un lourd soupçon de corporatisme : celui d’avoir voulu couvrir les errements commis aux étapes antérieures de la procédure judiciaire (des poursuites lancées avec fracas sur le fondement d’un faux, une coopération tacite entre juges et Mediapart) et justifier l’importance des moyens mis en œuvre au cours de l’enquête et de l’instruction (douze ans de procédure, une cinquantaine de commissions rogatoires internationales, des centaines d’auditions, de perquisitions et de gardes à vue, 250 heures d’interrogatoire d’un ancien Président de la République, neuf mois d’écoute, des millions d’euros de frais d’investigation).
Un autre lourd soupçon de partialité porte sur l’hostilité, souvent viscérale, dont Nicolas Sarkozy a toujours fait l’objet de la part de l’autorité judiciaire, depuis le parquet national financier jusqu’au tribunal correctionnel. Avec l’exécution provisoire de l’incarcération, le tribunal réalise ce qui semble être le rêve d’une grande partie de la magistrature depuis une vingtaine d’années : mettre M Sarkozy sous les verrous. S’agissant de ce dernier, les prisons ne sont pas trop pleines.
Peut-on reprocher à la présidente du tribunal d’avoir manqué d’impartialité ?
Selon la common law, « justice must not only be done, it must also be seen to be done ». Il ne suffit pas que justice soit rendue, encore faut-il qu’elle fasse voir qu’elle est rendue de façon impartiale.
Le droit à un tribunal impartial, consacré à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, est, avec le droit au recours juridictionnel, au fondement de l’État de droit. Il n’y a pas de justice équitable si le juge laisse ses préjugés ou intérêts personnels dicter sa façon de juger. Aussi la loi du 8 août 2016, qui tend à « renforcer le cadre déontologique des fonctions de magistrats », a-t-elle introduit à l’article 7-1 du statut de la magistrature la définition du conflit d’intérêts, à savoir « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». C’est une situation que loi impose de prévenir soit à la suite d’une demande de récusation formée par le justiciable devant le Premier président de la Cour d’appel, soit par un déport volontaire du juge concerné. Dans la ligne de la jurisprudence de la CEDH (Haushildt c/Danemark, 1989), l’apparence du conflit d’intérêts – et non pas seulement la réalité dudit conflit – doit être évitée car il y va de « la confiance du public dans l’institution judiciaire ».
Le Conseil supérieur de la magistrature, chargé de la nomination des juges et de leur discipline, consacrait ainsi cette « théorie des apparences » dans un avis de 1994 : « le magistrat se doit de faire preuve d’une réserve rigoureuse et éviter tout comportement de nature à entraîner le risque que son impartialité soit mise en doute ».
Bien plus : selon l’article L.111-6 du code de l’organisation judiciaire, une « inimitié notoire entre le juge et l’une des parties » est un cas de conflit d’intérêts.
Or, en l’espèce, on apprend par la presse que la présidente de la formation de jugement, Nathalie Gavarino, avait concouru, sous la bannière de l’Union Syndicale des Magistrats (USM), à la mobilisation des magistrats du tribunal de Nice contre la réforme de la procédure pénale voulue par le Président d’alors, Nicolas Sarkozy, participant notamment à une manifestation organisée en février 2011 devant ce tribunal. Un an plus tard, en avril 2012, à la veille de l’élection présidentielle, l’USM – dont l’intéressée était responsable locale – diffusait « un bilan au vitriol des années Sarkozy, intitulé les heures sombres », ainsi que titrait le journal Le Monde.
Le doute s’installe donc naturellement sur l’impartialité du tribunal qui a condamné Nicolas Sarkazy, car, comme jugé par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), quand un magistrat préside une formation de jugement, « il y a de bonnes raisons de penser qu’elle y a joué un rôle important » (Ramjakc/Croatie, 2017).
Si l’appartenance syndicale d’un magistrat ne suffit pas, à elle seule, à faire naître un doute sérieux sur l’impartialité des juges, comme l’a estimé (fort libéralement) la Cour de cassation, on peut considérer que les ingrédients étaient ici réunis pour que Mme Gavarini décide de se « déporter ».
Ce déport aurait été dans l’esprit de l’article L111-7 (alinéa 1) du code de l’organisation judiciaire, aux termes desquelles « le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience devoir s’abstenir, se fait remplacer par un autre juge spécialement désigné ».
On pourrait même estimer que nous ne sommes pas très éloignés ici des situations punies par l’article 432-12 du code pénal, relatif à la « prise illégale d’intérêts », disposition à laquelle l’autorité judiciaire donne une portée extensive lorsqu’elle l’applique aux élus.
On parle d’acharnement judiciaire contre Nicolas Sarkozy et d’autres figures politiques. Réalité ou impression ?
Comment ne pas avoir une impression de harcèlement judiciaire ? On ne compte plus les affaires Sarkozy, dont certaines sont encore en instance (Bygmalion, Reso Garantia, Coupe du monde de football 2022). Beaucoup ont abouti à des non-lieux (citons l’affaire Woerth-Bettencourt ou l’invraisemblable affaire Air Cocaïne, qui porte à leur comble les fantasmes judiciaires projetés sur la personne de Nicolas Sarkozy).
Le 18 décembre 2024, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Nicolas Sarkozy dans l’« affaire Bismuth ». Elle a confirmé définitivement la condamnation de l’ancien président de la République, pour corruption active et trafic d’influence, à trois ans d’emprisonnement, dont un an ferme à exécuter sous bracelet électronique, ainsi qu’à trois ans d’inéligibilité. La position de l’autorité judiciaire, depuis le début de cette affaire picrocholine, est construite sur le récit fantasmé d’un pacte de corruption : M. Sarkozy demandant à M. Azibert d’intervenir en sa faveur devant la Cour de cassation dans une procédure de portée limitée (récupération d’agendas présidentiels saisis dans le cadre de l’affaire Bettencourt) en échange d’un poste de magistrat à Monaco. Font défaut toutes les pièces du puzzle dont l’assemblage caractériserait un véritable pacte de corruption ou un vrai trafic d’influence.
Avant la fin de l’année, sera jugé son pourvoi en cassation dans l’affaire Bygmalion (dépassement frauduleux du plafond des dépenses électorales de la campagne présidentielle de 2012) : la Cour d’appel l’a condamné, le 14 février 2024, à une peine d’un an d’emprisonnement, dont six mois ferme, alors que n’est pas établi l’élément intentionnel du délit et que M. Sarkozy a déjà payé ce dépassement de la privation du remboursement des frais de campagne par l’État.
Dans l’affaire dite du « financement libyen de la campagne présidentielle de 2007 », qui ne devrait plus s’appeler comme cela puisque, de l’aveu du tribunal correctionnel, il n’y a pas eu financement libyen – comme dans tant d’autres visant des personnalités politiques (on pense à l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité prononcée contre Marine Le Pen) – l’exécution provisoire devient un réflexe par lequel le juge pénal entend stigmatiser avec éclat ce qu’il estime être l’indignité des dirigeants.
Au-delà des affaires Sarkozy, Fillon et Le Pen, comment ne pas voir que, tant au stade de l’enquête qu’à celui de l’instruction, puis du jugement, la sévérité des solutions retenues contre les détenteurs de l’autorité légitime – et le zèle déployé par la justice – contrastent avec la magnanimité dont bénéficient souvent les voyous ?
A l’instar des enquêtes « Mani pulite » dans l’Italie des années 1990, beaucoup de magistrats français estiment avoir un rôle rédempteur : épurer les instances dirigeantes. A leurs yeux, les responsables politiques sont congénitalement enclins à la corruption, aux abus de pouvoir et à la négligence. D’où l’insistance sur l’exemplarité : un délit commis par un politique est plus grave que celui commis par le délinquant ordinaire. Les poursuites, comme les sentences, expriment cette dissymétrie.
Est ainsi réalisé le rêve d’Oswald Baudot, inspirateur du Syndicat de la magistrature : inverser la maxime par laquelle La Fontaine conclut sa fable sur les animaux malades de la peste : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blancs ou noirs ». Mais que gagne la justice à l’inversion de cette maxime ? La propension de certains magistrats à camper les modernes Torquemada à l’encontre du pouvoir politique leur fait tenir moins le rôle d’Hercule nettoyant les écuries d’Augias que celui de l’apprenti sorcier du conte, chamboulant, par l’usage étourdi de sa puissance, une société qui n’est déjà que trop portée à douter de ses institutions.
Les critiques portées contre cette décision ne portent-elles pas atteinte à l’indépendance de la justice, sans laquelle il n’y a pas d’État de droit ?
La justice veut affirmer son indépendance, fort bien. Le juge doit être en effet indépendant des pouvoirs politiques ou économiques. Mais il doit être également impartial, c’est-à-dire indépendant (du moins s’y obliger de toutes ses forces) de ses propres préjugés. C’est une ascèse difficile, mais indispensable au bon fonctionnement de la justice et à la confiance qu’elle doit inspirer. Le souci d’affirmer son indépendance face aux responsables politiques ne doit pas conduire le juge à camper un contre-pouvoir purificateur et à alimenter la crise de confiance qu’éprouve notre pays envers son Etat.
L’indépendance de la justice est aujourd’hui entière. Après le « Mur des cons », c’est son impartialité qu’elle devrait manifester. Quel bénéfice peut trouver la magistrature à concourir au discrédit des institutions, au moment où celles-ci devraient se montrer soudées face aux crises économique, financière, sociale, migratoire, énergétique, agricole et sanitaire, comme face à l’instabilité gouvernementale, au désordre parlementaire, à la panne d’autorité, à la violence civile, à la délinquance, au communautarisme, au terrorisme et aux menaces de guerre ?
La compréhension manifestée par certains magistrats pour le malfrat ordinaire a pour pendant leur grande sévérité à l’égard du prévenu lorsque celui-ci occupe (à leurs yeux) une place « dominante » dans la société. Ceci se manifeste particulièrement dans les affaires de légitime défense, appréciée restrictivement dans le cas de commerçants et particuliers victimes de vols, de cambriolages ou de squats. Et plus encore s’agissant d’agents des forces face aux rodéos à moto, au refus d’obtempérer ou aux véhicules forçant un barrage policier. Et bien sûr dans les affaires politico-financières.
Si l’indulgence judiciaire à l’égard des voyous rebute l’opinion, le juge flatte tout un secteur de celle-ci lorsqu’il condamne une personnalité politique : ceux qui, convaincus du « tous pourris », restent preneurs d’exécutions en place de grève. Dans cette mesure, il existe une forme de populisme judiciaire.
Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui, en partie par réaction contre la complaisance passée de la justice envers les puissants de ce monde, beaucoup de magistrats ont retourné comme un gant la formule « Selon que vous serez puissant ou misérable … ». La justice n’y gagne rien. Une grande partie du public ne voit pas – ou ne veut pas voir – ce retournement, car la pénalisation de la vie publique satisfait son « désir du pénal ». On l’a observé abondamment pendant la crise sanitaire.
Cette dimension passionnelle brouille la perception qu’a l’opinion des procès des hommes politiques. L’acrimonie que nous inspire telle ou telle figure de la scène publique nous fait applaudir les sentences qui l’accablent. Peu importe leur fondement en droit pour peu que nous rejetions sa personne ou son action. Nous approuvons par réflexe le juge qui condamne l’homme que nous désapprouvons. Nous oublions que le juge pénal doit se prononcer sur des faits précis, et non sur la totalité de l’homme, de ses idées et de ses œuvres. Nous oublions qu’un dysfonctionnement de la justice nous menace tous, que sa victime soit ou non estimable. La primauté de l’affect sur la raison a rarement autant pesé qu’aujourd’hui dans le débat politique. Elle éclate avec virulence lorsque le prévenu, dans le box, s’appelle Nicolas Sarkozy.
Jean-Eric Schoettl
Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel
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