Depuis l’assassinat du Président Jovenel Moïse à l’été 2021, Haïti connaît la plus grave crise de son histoire. Les gangs font régner la violence sur 90% du territoire de la capitale et dans plusieurs villes de la zone métropolitaine de Port-au-Prince. Plus de 1,4 millions d’Haïtiens ont été déplacés à l’intérieur du pays. L’économie peine à fonctionner. L’État est considéré comme failli, avec des organes provisoires de gouvernance bien impuissants à rétablir la sécurité, sous l’œil inquiet de la communauté internationale. De passage à Paris, le Président du comité stratégique du parti En Avant, ex-député de Pétion-Ville et ex-coordonnateur du Groupe de travail indépendant sur la Constitution (GTC), Jerry Tardieu a accordé un entretien exclusif sur la situation d’Haïti à David Biroste, Vice-président de France Amérique latine Caraïbes (latfran.org).
David Biroste (Revue Politique et Parlementaire) – Fin octobre, le Conseil de sécurité des Nations Unies a averti le Conseil présidentiel de transition (CPT) que le temps pressait pour rétablir la sécurité et organiser des élections générales, suivant le mandat qui lui avait été confié en avril 2024. Le délai initialement fixé ne pourra pas être respecté. Comment jugez-vous l’action du CPT ?
Jerry Tardieu – Le CPT a échoué à cause de son incapacité à créer les conditions propices à une transmission du pouvoir à des autorités à élire le 7 février 2026, conformément aux articles 4 et 10 du décret du 10 avril 2024 portant création du Conseil Présidentiel de Transition et aux articles 6 et 7 du décret du 23 mai 2024 déterminant l’organisation et le fonctionnement du CPT. Le mandat du CPT arrive à terme et l’article 6.1 du décret du 23 mai 2024 indique clairement que « le Conseil Présidentiel de Transition ne peut bénéficier de prolongation de mandat ». Cela signifie que nous entrons dans une période d’incertitude et il est important que les forces vives du pays – plus spécialement les partis politiques – puissent trouver une formule de remplacement au CPT d’ici le 7 février à minuit. À ce propos, les discussions vont bon train et, bien que l’exercice soit laborieux, je reste optimiste sur le fait qu’un consensus suffisant sera obtenu bientôt.
David Biroste (RPP) – Une mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) a été créée en octobre 2023 par le Conseil de sécurité des Nations-Unies (Résolution n° 2699) et s’est déployée à partir de juin 2024 avec à sa tête le Kenya. Quel bilan tirez-vous de son travail pendant 1 an et demi ? Que change concrètement le remplacement prochain de la MMAS par une nouvelle Force internationale de Répression des Gangs (FRG) ?
Jerry Tardieu – La MMAS a été un échec car elle n’a pas eu, entre autres, les moyens nécessaires pour réussir : sur 2500 effectifs, moins de 1000 ont été déployés, provenant du Kenya, Guatemala, El Salvador, Belize, Jamaïque et Bahamas. De plus, son mandat était limité à un appui à la police nationale haïtienne (PNH). Mais, selon les informations dont je dispose, la FRG devrait être plus efficace en ce sens qu’elle sera plus nombreuse, mieux équipée, mieux armée, mieux cordonnées avec les forces de défense haïtiennes. La résolution n° 2793 du 30 septembre 2025 prévoit que la FRG devra soutenir la PNH, notamment, à travers « des opérations antigang ciblées et fondées sur le renseignement afin de neutraliser, d’isoler et de dissuader les gangs ». Cette nouvelle force sera dotée de 5 500 agents militaires et policiers.
David Biroste (RPP) – Le 14 novembre 2025, le conseil électoral provisoire (CEP) a remis à l’Exécutif un projet de calendrier et un projet de décret fixant les dates de l’élection présidentielle aux 30 août et 6 décembre 2026. Il a averti que ce processus électoral ne sera tenable que si 3 conditions sont réunies : publication rapide du décret électoral, renforcement de la sécurité et financement intégral. Cet objectif vous paraît-il crédible au regard de la situation sur le terrain ?
Jerry Tardieu – À première vue, cet objectif d’organiser les élections dans un si bref délai paraît irréaliste. Il aurait été préférable de décaler davantage la date, notamment par rapport à la venue annoncée de la FRG. Cette force devrait être décisive, notamment dans la zone métropolitaine qui concentre près 50% de l’électorat. Les élections sont le passage obligé vers le retour à la norme constitutionnelle. Il faut les organiser le plus vite que possible mais en s’assurant qu’un minimum soit garanti. Il faut donc se hâter, mais lentement comme dirait l’autre. Rappelons qu’Haïti vit, depuis près de trois décennies, des crises politiques récurrentes qui ont pris naissance avec des élections contestées. Tout en saluant les efforts déployés par la communauté internationale en matière de sécurité, notamment avec le vote de la récente résolution des Nations-Unies, des observateurs avisés ont mis en garde les autorités en place et les partenaires internationaux d’Haïti contre toute tentative d’organiser un scrutin sans participation populaire et sans légitimité, ce qui pourrait déboucher sur un nouveau cycle d’instabilités et de souffrances pour le peuple hattien. Des élections truquées et contestées ne feraient que détériorer la situation et profiteraient aux acteurs criminels qui cherchent à infiltrer l’État via des proxys aux prochaines élections. Seules des élections se déroulant dans un climat sécuritaire suffisant permettront un scrutin bénéficiant d’une participation populaire et d’un aval de la société. La réussite des prochaines joutes électorales est capitale, non seulement pour Haïti mais pour la région qui risque également d’être victime de l’insécurité qui règne en Haïti.
David Biroste (RPP) – Vous avez présidé le GTC en 2024 et vertement critiqué la proposition de Constitution dévoilée en mai 2025 par le Comité de Pilotage de la Conférence Nationale (CPCN). Pourquoi ? Quels principes selon vous devraient guider la future Constitution du pays ?
Jerry Tardieu – En mai 2025, le CPCN a rendu public un projet de nouvelle constitution. Théoriquement, la rédaction de ce texte, soumis aux autorités de la transition, devait s’inspirer du rapport du GTC (un regroupement autonome d’experts volontaires) qui a recueilli en 2024 l’avis des secteurs organisés de la vie nationale et des partis politiques sur la révision constitutionnelle. Mais, force est de constater que la philosophie de ce projet constitutionnel est contraire aux opinions majoritaires exprimées par les forces vives du pays. Les objectifs majeurs de toute nouvelle Constitution pour Haïti devraient être la recherche d’une gouvernance plus efficace, l’intégration de la diaspora et la consolidation d’un État fort et unitaire. Or, ce n’est pas le cas du texte proposé par le Comité de pilotage. Mon plus gros reproche à ce projet est que, contrairement aux recommandations du GTC, il introduit une « forme » d’État fédéral puisqu’il est proposé que les dix départements du pays soient désormais dirigés par dix gouverneurs hyper puissants élus au suffrage universel pour une durée de cinq ans et disposant de l’autonomie administrative et financière en dehors de tout regard de l’administration centrale (articles 68, 68-1 et 68-2). Comment parler d’un État fédéral pour un petit pays de 27,000 km² comme Haïti ? La formule fédérale sied plutôt à des pays aux territoires vastes comme les Etats-Unis, le Canada ou le Brésil, des pays aux institutions déjà fortes, au fonctionnement démocratique déjà éprouvé et ayant atteint un certain développement économique. En octobre 2025, heuresement que les autorités de la transition, sous pression des forces vives du pays auxquelles j’ai adjoint ma voix, ont dû mettre fin à cet avant-projet de nouvelle Constitution qui aurait fragilisé davantage l’État haïtien.
Jerry Tardieu (Président du comité stratégique du parti En Avant)
Propos recueillis par David Baroste (Vice-président de France Amérique latine Caraïbes).



















