Dans son livre consacré au « parlement des invisibles », l’historien de la démocratie Pierre Rosanvallon1
fait le constat que nos démocraties représentatives modernes souffrent de « mal-représentation ». L’écart entre la société et ceux qui sont censés la représenter est devenu un fossé qui sépare deux principes différents de la représentation : la fonction de « délégation du pouvoir des citoyens » et la fonction « d’expression des besoins de la société ». Une contradiction prend racine dans cette tension entre le principe politique de la représentation et son principe sociologique, les deux ne se recouvrant plus. On peut observer que la tension fondamentale entre ces deux fonctions de la représentation est accentuée par la réalité empirique de la sociologie des représentants, assez peu conforme à la diversité sociologique de la société. Pierre Rosanvallon en appelle à la constitution dans l’espace public d’un « parlement des invisibles », lieu d’expression social ou mouvement social venant contre-balancer la distorsion sociologique de la représentation politique et donnant écho à des pans entiers de la société dont les revendications ne sont pas ou plus relayées.
Les « gilets jaunes » semblent bien donner raison à l’historien. En quelques semaines à peine l’ampleur du mouvement social qu’ils portent est venu rappeler avec force (et même fracas) la tension entre la légitimité issue des urnes de 2017 et celle des revendications sociales : si la question du pouvoir d’achat ou de la justice fiscale avait bien fait l’objet de débats et de propositions lors de la campagne électorale, l’effet négatif produit par l’enchainement de différentes mesures visant la voiture (taxation du diesel, réduction de la vitesse sur les routes nationales à 80 km/h, augmentation du forfait du contrôle technique) sur le sentiment d’injustice fiscale (alors que le gouvernement avait supprimé, très vite dans son mandat, une partie de l’ISF) n’avait pas été anticipé par le pouvoir. C’est sur les réseaux sociaux (à travers des vidéos appelant à se mobiliser) que les « invisibles » commencèrent à sortir de l’ombre et à passer à la lumière. Mettant en contact des personnes qui ne se connaissaient pas avant mais partageaient la même colère, les réseaux sociaux (en particulier les groupes Facebook) ont joué un rôle fondamental dans ce processus de « visibilisation ». En quelques semaines, des personnalités inconnues sont ainsi devenues des personnalités publiques et pour certaines d’entre elles de véritables « stars ». Une partie d’entre elles souhaite intégrer la vie politique en présentant une liste aux élections européennes de 2019 quand d’autres continuent d’animer au premier plan les mobilisations hebdomadaires des samedis. Mais derrière ces quelques personnalités emblématiques du mouvement des « gilets jaunes », des milliers de Français ont manifesté, occupé des ronds-points, parlé et débattu. Pour beaucoup c’était leur première expérience « militante ».
Chacun a son histoire
Mais que sait-on en fait de ces « invisibles » devenus brutalement hyper-visibles ? Peu de données sont en fait aujourd’hui disponibles pour analyser la sociologie des « gilets jaunes » et tenter de comprendre si la crise que nous venons de vivre a joué un rôle de « parlement des invisibles ». On dispose principalement de quatre sources :
- des enquêtes in situ conduites par des chercheurs qui se rendent ou se sont rendus sur les lieux de mobilisation (notamment les ronds-points) ;
- des études in situ réalisées par des journalistes conduisant des enquêtes de terrain approfondies ;
- des analyses de contenu des réseaux sociaux et notamment des groupes Facebook des « gilets jaunes » ;
- des enquêtes d’opinion qui permettent d’analyser ceux qui se disent proches des « gilets jaunes » ou qui expriment de la sympathique ou du soutien à l’égard du mouvement.
Nous allons combiner ces différentes sources pour essayer de mieux savoir si le mouvement a effectivement donné la parole à des « invisibles » ou à une partie d’entre eux seulement. Beaucoup d’observateurs ont en effet souligné que les plus précaires, les plus pauvres, les plus fragiles n’étaient pas forcément présents sur les ronds-points. Cette impression tient-elle si on la compare aux données empiriques ?
Aux termes d’une enquête ethnographique remarquable par le finesse de son observation, la journaliste Florence Aubenas (qui a accumulé une forte expérience d’observation des franges les plus précaires de la société française) a suivi sur plusieurs jours les « gilets jaunes » dans un rond-point à Marmande, et propose un portrait social qui en dit déjà assez long : « Chacun a son histoire, toujours très compliquée, mais toutes se ressemblent au fond, un enchevêtrement de problèmes administratifs, de santé, de conditions de travail. Pris à part, chacun des éléments paraît logique, voire acceptable, mais placés bout à bout, ils finissent par former une infernale machine à broyer »2
.
Le vertige d’une spirale sociale descendante et à laquelle on ne peut échapper, l’angoisse sociale de voir ses efforts et son travail ne pas suffire à s’en sortir, le sentiment d’injustice lorsque l’on se compare à ceux d’en haut, ces éléments d’analyse et d’interprétation de leur condition sociale ont occupé brutalement tout l’espace médiatique au sens large du terme (pas seulement les écrans de nos télés et ordinateurs mais aussi l’espace public des conversations et des débats publics) depuis le début du mouvement.
Les mots utilisés et les motifs invoqués ont d’ailleurs souvent débordé les conditions sociales objectives, il s’agit aussi de condition subjective, de sentiment de ne pas avoir été considéré, respecté, écouté par une société de la recherche du profit et par une classe politique insensible. Les paroles portent également au-delà des conditions de chacun et montent en généralité par exemple sur le fait que l’on ne peut finir sa vie avec si peu lorsque l’on a travaillé. Florence Aubenas a d’ailleurs observé que la mobilisation permet aux participants de faire l’expérience du trait d’union collectif alors que chacun se pensait être un cas isolé. Telle cette ouvrière de 42 ans, monteuse-câbleuse, gagnant 1 100 euros net et qui lui déclare : « ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : “Personne ne pense comme moi, ou quoi ?” Quand j’ai entendu parler des “gilets jaunes”, j’ai dit à mon mari : “C’est pour moi.” ».
Distance et défiance avec l’univers politique
L’approche ethnographique, indispensable à la compréhension fine d’un phénomène sans précédent en France, ne peut néanmoins suffire pour caractériser la sociographie des « gilets jaunes ». L’enquête quantitative par questionnaires le permet. Parmi les enquêtes de terrain ayant conduit à la production de données sociologiques sur les « gilets jaunes », l’enquête lancée par un collectif de plusieurs dizaines de chercheurs et pilotée par une équipe du Centre Émile Durkheim à Bordeaux3
est à ce jour la seule enquête permettant d’avancer quelques pistes quantitatives sur la sociologie de la mobilisation dans sa composante « active ». Il s’agit en effet d’une enquête réalisée directement auprès des « gilets jaunes » et non d’un décryptage de leurs comptes ou activités sur les réseaux sociaux.
Cette enquête (réalisée selon un protocole combinant des questionnaires en face à face, des observations ethnographiques des ronds-points et des réunions et des entretiens qualitatifs), dont les tous premiers résultats furent publiés dans Le Monde du 11 décembre (à ce moment-là seuls 166 questionnaires avaient été dépouillés), apporte plusieurs éclairages importants. Tout d’abord, la catégorie « gilets jaunes » désigne une réalité complexe et multiforme. Il n’y a pas de portrait-robot du gilet-jaune, nous disent les auteurs de cette recherche. Dans l’article du Monde, ils indiquent néanmoins que les « gilets jaunes (…) sont d’abord des personnes, hommes et femmes, qui travaillent (ou, étant retraités, ont travaillé), âgées de 45 ans en moyenne, appartenant aux classes populaires ou à la “petite” classe moyenne ». Sociologiquement, les données de cette enquête indiquent que certaines catégories pèsent d’un poids plus lourd que leur importance dans la population active : les milieux populaires (mais bien davantage des employés que des ouvriers, moins présents chez les « gilets jaunes » que dans l’ensemble de la population), mais aussi les artisans, commerçants et chefs d’entreprise. Les cadres et les professions intermédiaires sont peu représentés. Les classes d’âge les plus mobilisées sont les 35-49 ans et les 50-64 ans, les niveaux de diplôme vont en général du CAP au bac. Sans appartenir aux couches les plus précaires et pauvres de la société, les « gilets jaunes » ont des revenus modestes (une majorité est néanmoins imposable, mais leur revenu médian se situe en dessous du revenu médian en France).
Les données de l’enquête montrent également que si les hommes sont un peu plus nombreux que les femmes, on compte néanmoins une forte proportion de femmes appartenant aux catégories populaires, des catégories (notamment chez les employés) qui comptent des métiers avec une part importante d’emploi féminin.
Les auteurs de l’enquête remarquent d’ailleurs que le mouvement favorise la « visibilité » des femmes mobilisées car l’absence de leader officiel contrecarre la tendance à ce que la parole soit prise (voire monopolisée) par des hommes dès qu’il s’agit d’incarner des leaders politiques.
Politiquement enfin, les premiers questionnaires analysés le 11 décembre montrent que les « gilets jaunes » sont souvent des « primo-manifestants » ou « primo-protestants » : une majorité relative indique s’être mobilisée pour la première fois et une très large majorité considère la manifestation comme le meilleur moyen d’action collective.
On constate enfin, que les « gilets jaunes » entretiennent avec l’univers de la politique un rapport de distance et de défiance assez prononcé : une proportion importante (33 %, mais ce chiffre est daté du 11 décembre et ne porte que sur les 166 premiers questionnaires dépouillés) refuse de se situer sur l’échelle gauche-droite. Les données publiées le 11 décembre faisaient néanmoins apparaître que lorsqu’ils se situaient sur l’échelle gauche-droite ils penchaient davantage à gauche qu’à droite.
Une justification morale dans l’engagement
La difficulté à observer en direct un mouvement assez protéiforme nécessite de multiplier les sources. Plusieurs équipes universitaires se sont mobilisées pour étudier la sociologie des « gilets jaunes » mais vue à travers les réseaux sociaux. C’est notamment le cas de trois recherches disponibles4
, dont la plus récente est la plus complète et la plus riche. Cette étude a été réalisée par cinq chercheurs grenoblois en mesurant le score « Epices » (Évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres d’examens de santé), un indicateur souvent utilisé dans les recherches sociologiques ou de santé publique aujourd’hui. La sociologie qui ressort de cette enquête est plus nuancée, moins marquée, que celle de l’enquête des chercheurs bordelais. Les auteurs de cette enquête notent tout d’abord que 74 % des personnes qui ont rempli le questionnaire ont participé à au moins un évènement (blocage de rond-point, manifestation). Mais surtout ils obtiennent un échantillon montrant une plus grande pluralité sociologique : « Ainsi, 35 % des “gilets jaunes” interrogés vivent dans un village de campagne, 7 % dans une ferme ou une maison à la campagne, 38 % dans une ville ou une petite ville et 20 % dans une grande ville ou en banlieue. Les femmes (56 %) sont plus nombreuses que les hommes (44 %) (…). L’échantillon est aussi diversifié en termes d’âge (avec une dominante de 38 % des 35-49 ans et de 29 % des 50-64 ans) (…) S’agissant du niveau de diplôme, les bac + 2 et plus, les personnes niveau bac et celles au niveau d’études inférieur au bac se répartissent en trois tiers », indiquent-ils dans la présentation de leurs résultats dans Le Monde.
Ils ajoutent qu’au plan de la profession, leur échantillon est à peu près distribué comme la population française : « ceux qui exercent une activité professionnelle sont nettement majoritaires (67 %, 4 points de moins que la moyenne nationale), les chômeurs étant 13 % (un peu plus que la moyenne) et les retraités 12 % (deux fois moins que la moyenne).
Parmi les actifs occupés, à l’exception des cadres, nettement sous-représentés (10 % de l’échantillon, soit 8 points de moins que dans la population active en emploi), et des artisans et commerçants, surreprésentés (deux fois plus nombreux, avec 14 %), les autres catégories sont à l’image des Français : 29 % occupent des professions intermédiaires, 28 % sont employés, 19 % ouvriers et 1 % agriculteurs ».
S’il ne s’agit pas du tout d’une sociologie d’une France « d’en haut », on voit néanmoins que la composition sociologique de ceux qui participent aux groupes Facebook n’est pas exactement la même que celle rencontrée par les chercheurs bordelais sur les ronds-points ou par Florence Aubenas dans son observation ethnographique. Les dates d’enquêtes et les protocoles d’enquêtes sont également différents et cela peut expliquer une partie des différences. Néanmoins, un trait socio-économique important se retrouve dans les différentes enquêtes disponibles : le niveau de salaire est moyen-faible et met les « gilets jaunes » clairement un pied dans la précarité. D’après l’enquête grenobloise, on retrouve chez les « gilets jaunes » une forme de précarité ou de situation de limite de la précarité. Plus des deux-tiers des personnes interrogées ont un revenu disponible net inférieur à 2 480 euros (revenu médian en France) et près de 20 % vivent dans un ménage avec moins de 1 136 euros (la tranche dans laquelle on trouve les 10 % des Français les plus pauvres). Le portrait sociologique est donc davantage celui de classes populaires et de classes moyennes-basses, avec un pouvoir d’achat qui n’est pas très important.
Mais la plus grande richesse de l’enquête grenobloise tient à l’univers des représentations sociales et des valeurs que le questionnaire aborde.
À travers l’analyse des questions d’opinions politiques, les auteurs de l’enquête montrent que les « gilets jaunes » expriment une très grande colère contre les injustices sociales et fiscales, la question du pouvoir d’achat, des inégalités et de la pauvreté.
Alors qu’une large fraction refuse de se classer sur l’axe gauche-droite (60 %, dont 52 % qui déclarent ne pas se retrouver dans les catégories de la gauche et de la droite) et partage une forte défiance à l’égard de la politique, les « gilets jaunes » sont néanmoins intéressés par la politique. Lorsqu’ils se classent sur l’échelle gauche-droite, les positions idéologiques déclarées sont plus souvent à gauche qu’à droite (23 % se disent très à gauche, 42 % à gauche, 7 % au centre, 14 % à droite et 14 % très à droite), une observation qui rejoint donc celle de l’enquête bordelaise. Très peu ont voté Emmanuel Macron et l’on compte parmi ceux qui se déclarent à gauche de nombreux électeurs mélenchonistes et parmi ceux qui se déclarent à droite de nombreux électeurs lepénistes. Analysant enfin les réponses données à deux questions ouvertes, les auteurs montrent l’importance de répertoires de justification « morale » dans l’engagement, une facette remarquablement analysée par Samuel Hayat dans le cadre de ses analyses socio-historiques5
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La sociologie du soutien au mouvement des « gilets jaunes » constitue un dernier angle d’analyse pour apprécier si la crise a fait apparaître un « parlement des invisibles ». Le niveau élevé du soutien de l’opinion (qu’il s’agisse de ceux qui déclarent soutenir le mouvement ou avoir de la compréhension ou de la sympathie pour lui) au mouvement sur une aussi longue durée dans le temps est en effet un phénomène relativement unique dans les tendances de l’opinion publique en France. Plus de douze semaines après « l’acte 1 » du 17 novembre, on constate en effet toujours qu’un peu plus de la moitié des Français « soutiennent » le mouvement qu’il s’agisse d’un soutien explicite ou tacite à travers la compréhension des bonnes raisons des manifestants et ce malgré les violences qui ont marqué presque tous les samedis de mobilisation. De fait, l’opinion fait sans doute clairement la différence entre les « gilets jaunes » et les « casseurs ». Par ailleurs, les images des blessés et l’hécatombe à laquelle nous avons assistée en termes de coût humain peut expliquer que l’opinion continue de soutenir ou de comprendre.
Conflit de classe
De très nombreuses enquêtes d’opinion ont été réalisées par les instituts de sondage depuis le 17 novembre. On retiendra ici l’enquête universitaire produite par le Cevipof, le Baromètre de la confiance politique dont la dernière vague (réalisée entre mi et fin décembre) permet d’analyser en profondeur cette sociologie du soutien au mouvement. Cette enquête permet une pluralité de regards sur ce soutien. Nous avons tout d’abord mesuré trois indicateurs différents du soutien. L’indicateur de soutien général au mouvement (avec un niveau de soutien mesuré à 60 % au moment de l’enquête), complété par deux indicateurs plus spécifiques : une mesure de « qui porte les revendications de nombreux Français » et une mesure d’appréciation du renouveau démocratique que représente le mouvement (62 % expriment alors l’opinion que le mouvement représente « un renouvellement de la démocratie en France » contre 38 % qui pensent qu’il représente « un danger pour la démocratie » dans notre pays).
Plusieurs analyses des chercheurs du Cevipof ont été réalisées sur ces données et notamment celles de Luc Rouban6
. Luc Rouban analyse la sociologie du soutien en termes de nouveau « conflit de classe ». Il est vrai que les lignes de séparation entre soutien et non-soutien au mouvement7
des « gilets jaunes » sont très fortement stratifiées par le statut social, la richesse ou le diplôme. Luc Rouban résume ainsi ce nouveau conflit de classe : « le mouvement reste surtout soutenu par une alliance de catégories populaires et moyennes contre les classes supérieures (…) On peut encore illustrer cette opposition en lisant ces données par distribution entre catégories : 40 % des enquêtés appartenant aux catégories populaires soutiennent “tout à fait” le mouvement contre 15 % de ceux qui appartiennent aux catégories supérieures et 10 % des premiers ne le soutiennent “pas du tout” contre 26 % des seconds ». Les lignes de fractures de ce clivage passent également par le capital culturel et le diplôme mais aussi par la précarité objectivement vécue (chômage) ou redoutée subjectivement. Politiquement, Luc Rouban note que ceux qui soutiennent les « gilets jaunes » partagent beaucoup les valeurs de l’anti-capitalisme et la critique des riches. Mais surtout, il montre que l’anti-capitalisme des « gilets jaunes » se combine avec des valeurs politiques plus proches du « populisme » de droite que de gauche : « 38 % des soutiens déterminés au mouvement sont d’accord (tout à fait ou plutôt) avec la proposition selon laquelle l’immigration est une source d’enrichissement culturel, alors que cette proportion grimpe à 62 % dans le groupe qui s’oppose fortement au mouvement. De même, 71 % des soutiens les plus déterminés au mouvement pensent que l’islam est une menace pour la République contre 53 % de celles et ceux qui lui sont clairement hostiles. On pourrait multiplier les exemples. Il ressort de l’analyse que le soutien aux “gilets jaunes” s’inscrit bien plus dans l’univers politique du RN que de LFI ».
Une gigantesque crise sociale et démocratique
L’analyse sociologique des données disponibles qui ont été collectées pour comprendre les « gilets jaunes » montre tout d’abord que cette catégorie ne doit pas être considérée comme un tout homogène malgré une forte inscription dans l’univers de la France des classes moyennes basses et classes populaires, et celui de la précarité. Avant de parler de « gilets jaunes » encore faut-il délimiter le champ d’observation : les « gilets jaunes » mobilisés physiquement les samedis ou sur les ronds-points ? Les « gilets jaunes » des groupes Facebook dont une partie est également sur les ronds-points et dans les manifestations les samedis ? Les « gilets jaunes de cœur », ceux qui soutiennent, approuvent, comprennent, même s’ils ne participent pas ? Prise par l’urgence, la recherche en sciences sociales a contribué à mieux nous éclairer sur les contours d’une explosion de colère sociale, inédite et protéiforme. Les dispositifs d’enquêtes ont été pluriels et ont éclairé différentes facettes du phénomène. Nous n’en sommes qu’au début des analyses.
Une part des « invisibles » s’est révélée aux yeux de tout le pays, comme s’il avait fallu en passer par là pour que le pouvoir comprenne l’ampleur des inégalités et situations de détresse sociale en France.
Invisibles parmi les invisibles de nombreux compatriotes parmi les plus pauvres et les plus durement touchés par les injustices de la vie ne sont sans doute pas sur les ronds-points et n’ont pas fait l’objet de beaucoup d’attention médiatique. Le « parlement des invisibles » appelé de ses vœux par Pierre Rosanvallon n’est sans doute pas en germe dans l’expression de la colère quand celle-ci devient violente et radicale. Il n’est pas sûr non plus qu’il soit en germe dans les multiples réunions du grand débat national. Mais la gigantesque crise sociale et démocratique que nous venons de traverser et que nous vivons encore appelle une profonde réforme institutionnelle et démocratique ainsi qu’un changement d’ampleur au plan de la justice sociale. À cette condition, les nombreux blessés des manifestations auront payé de leur sang une avancée démocratique majeure du pays, qui leur devra reconnaissance. Cela s’appelle une communauté nationale.
Bruno Cautrès
Chercheur CNRS au Cevipof
Enseignant à Sciences Po
- Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, Raconter la vie, 2014.
↩
- Florence Aubenas, « “Gilets jaunes” : la révolte des ronds-points ». Le Monde, 15 décembre 2018. https://www.lemonde.fr/societe/article/ 2018/12/15/sur-les-ronds-points-les-gilets-jaunes-a-la-croisee-des-chemins_5397928_3224.html
↩
- « Gilets jaunes » : une enquête pionnière sur la « révolte des revenus modestes », Le Monde, 11 décembre 2018. Disponible : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/12/11/gilets-jaunes-une-enquete-pionniere-sur-la-revolte-des-revenus-modestes_5395562_3232.html
↩
- Roman Bornstein, « En immersion numérique avec les “gilets jaunes” », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2019, 26 p. Disponible : https://jean-jaures.org/nos-productions/en-immersion-numerique-avec-les-gilets-jaunes. Dans cette étude, la première publiée au début du mouvement, Roman Bornstein étudie surtout les groupes et comptes Facebook des principaux « leaders » du mouvement, principalement Éric Drouet et Maxime Nicolle (alias Fly Rider). Il décèle une tendance commune à l’utilisation d’un répertoire de mots et de thématiques proches de la droite radicale et extrême et des thèses complotistes.Brigitte Sebbah, Natacha Souillard, Laurent Thiong-Kay, Nikos Smyrnaios, « Les “Gilets Jaunes”, des cadrages médiatiques aux paroles citoyennes », Rapport de recherche préliminaire, 26 novembre 2018. Disponible : https://www.lerass.com/wp-content/uploads/2018/01/Rapport-Gilets-Jaunes-1.pdf. Cette étude combine de manière tout à fait intéressante l’analyse du corpus des commentaires médiatiques sur les « gilets jaunes », l’analyse des 56 673 commentaires apposés sur la pétition en ligne de Priscillia Ludosky, l’analyse des post sur certains groupes Facebook « gilets jaunes ». Les auteurs, en utilisant les techniques de l’analyse lexicologique, font apparaître une grande pluralité et richesse des contenus et des argumentaires motivant le soutien ou la participation aux actions mais aussi le décalage entre cette richesse empirique et le traitement du mouvement dans l’espace médiatique.« Qui sont vraiment les “gilets jaunes” ? Les résultats d’une étude sociologique »,Le Monde,26 janvier 2019. Disponible : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/26/qui-sont-vraiment-les-gilets-jaunes-les-resultats-d-une-etude-sociologique_5414831_3232.html
↩
- Samuel Hayat.
↩
- Luc Rouban, « Les “gilets jaunes” ou le retour de la lutte des classes », Note Le Baromètre de la confiance politique 2, Sciences Po Cevipof, janvier 2019, 8 p. Disponible : URL : https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/les-notes-de-recherche-du-barometre ; Luc Rouban, « Les “gilets jaunes”, une transition populiste de droite ». The Conversation, 28 janvier 2019. Disponible : https://theconversation.com/les-gilets-jaunes-une-transition-populiste-de-droite-110612
↩
- Vague 10, réalisée entre le 13 et le 24 décembre 2018 auprès d’un échantillon représentatif de 2 016 Français en âge de voter (terrain réalisé par Opinionway).
↩