L’hôpital est au bord de la rupture et doit fermer des services faute de moyens ; l’enseignement est à la dérive et on se demande si il y aura à la rentrée un enseignant devant chaque élève ; la justice est débordée et accumule des années de retard dans le traitement des dossiers ; l’armée est incapable selon ses propres chefs d’affronter un conflit de haute intensité ; la police est inapte à assurer l’ordre public le plus élémentaire ; la sécurité civile a toutes les peines du monde à éteindre les incendies de l’été et elle ne dispose que de quelques canadairs vieillissants……La liste est longue des services publics français à la dérive.
Quel que soit l’indicateur utilisé (nombre de lits rapportés à la population ; euros consacrés aux différentes missions ; salaires des professeurs ; etc. ), il semble que la France souffre, par rapport aux pays similaires, d’un déficit de l’ordre de 30%. Les enseignants sont payés 30% moins que la moyenne de l’OCDE ; les prisons présentent une suroccupation de 30% par rapport aux normes internationales ; Il manque 30% de lits d’hôpital rapportés au nombre d’habitants, et ainsi de suite.
A ce niveau, ce n’est plus l’épaisseur du trait dont il est question. Le problème est systémique, comme on dit maintenant en jargon économico-managérial.
Pourtant la France a un taux de prélèvements obligatoires plus élevé que la plupart des pays développés. On ne peut donc pas consacrer plus de moyens aux services publics, c’est évident. Alors d’où vient le problème ? Et d’ailleurs, comment font-ils les autres pays, pour aligner de telles performances ?
Cela fait des années que la France est schizophrène, et que les politiques expliquent à longueur de discours, d’une part qu’il faut faire plus dans tel ou tel domaine (la sécurité, la santé, l’éducation, les retraites, etc ), et que d’autre part il faut à tout prix diminuer la pression fiscale sur les Français qui n’en peuvent plus d’être trop taxés. Et, du coup, ils ne font rien. En effet, comment résoudre cette équation qui semble ne pas avoir de solution ?
Et pourtant, la solution existe bel et bien. Toutes les organisations humaines, en tout temps et en tous lieux, ont du résoudre cette même équation : il s’agit de faire plus avec moins, c’est-à-dire obtenir plus de résultats avec moins de moyens. Et, depuis des millénaires, l’ingéniosité et la créativité des hommes ont permis de relever ce défi. Il fallait encore la moitié de la population active, à raison de 10 heures par jour six jours sur sept, pour nourrir le pays en 1940. Quelques dizaines de milliers d’agriculteurs y parviennent facilement aujourd’hui. Et de tels exemples sont légion.
Que s’est il donc passé pour que les services publics ne parviennent plus à remplir leur mission, et à assurer aux Français la santé, la sécurité, l’instruction, les infrastructures de transport, l’aménagement des paysages, la défense, etc., auxquels ils estiment avoir droit, compte tenu du niveau des impôts qu’ils paient ?
Une des raisons principales, que les observateurs méconnaissent souvent, est la perte de la capacité à mobiliser l’intelligence collective des professionnels des services publics, pour les faire progresser. C’est pourtant la seule solution dont on soit assuré du résultat.
En effet, une organisation humaine, quelle qu’elle soit, entreprise, association, administration, ne peut progresser que si les intelligences de ses membres (collaborateurs, sociétaires ou fonctionnaires) sont sollicitées de telle sorte que l’organisation progresse. Et qu’elle accumule chemin faisant les innovations rendant les taches plus efficientes, les procédures plus efficaces, et de nouveaux savoir-faire plus performants. C’est un travail de tous les jours, long et patient, qui ne se voit pas à l’œil nu, mais qui est indispensable à toute structure.
Dans le cas des services publics, cette vertueuse martingale ne fonctionne plus, ou si peu.
En premier lieu, parce que la sphère politique a survalorisé son action et dévalorisé l’action des services administratifs.
Hommes politiques et journalistes ont propagé l’idée que l’action publique était uniquement une question de volonté politique et de décisions fortes qu’il conviendrait d’avoir le courage de prendre.
C’est de là que vient l’avalanche de lois sur les mêmes sujets depuis trente ans : une dizaine sur la sécurité, une dizaine sur l’immigration, autant sur la santé, une vingtaine sur les statuts des outremers, et ainsi de suite. Or, il est évident que ce ne sont pas de lois que viendront les progrès, mais d’une action soutenue, tenace, de longue haleine, impliquant les agents en charge des missions et la population concernée. Par exemple, on sait depuis au moins trente ans que l’amélioration de la sécurité du quotidien passe par une action au plus près du terrain, cherchant à bien identifier les problèmes locaux, privilégiant la prévention, associant le plus possible la population. C’est ce qui avait été lancé au début des années 2000 par JP Chevènement (la « police de proximité »), et que son successeur, par idéologie et pour mieux se distinguer, a jeté aux orties. En ce domaine, tout est donc à refaire, la confiance en moins. Il n’est pas ici question de politique, il est simplement question de regarder ce qui marche (par des études universitaires, par du parangonnage international), et d’acquérir, patiemment, opiniâtrement, les savoir-faire individuels et organisationnels pour mener au mieux la mission. Pour la plupart des sujets, il n’y a pas une façon de droite et une façon de gauche de les traiter. Il y a une façon professionnelle et efficiente, et des façons archaïques ou artisanales. Par exemple, il n’y a pas une façon de droite, ou une façon de gauche de ramasser les ordures ménagères. C’est un métier, qui s’organise en engrangeant petit à petit les gestes efficaces et les meilleurs processus d’exécution.
L’histoire militaire fourmille d’exemples de ce phénomène d’apprentissage de compétences qui est la condition du succès des armes. On sait aujourd’hui que Napoléon (lequel disait avec justesse « la guerre est un art tout d’exécution ») doit en grande partie ses victoires au niveau d’excellence auquel était parvenu l’armée française, à la qualité de ses généraux, de ses officiers et sous-officiers, et à l’aguerrissement des soldats.
De plus, les soldats français avaient une claire conscience des raisons pour lesquelles ils se battaient et qui étaient contenues dans les premières strophes de la Marseillaise ou du Chant du départ. A l’inverse les adversaires de Napoléon étaient dépassés techniquement et tactiquement, mal encadrés et les soldats ne savaient pas pourquoi ils se battaient. Un historien relève par exemple qu’à Auerstedt (qui est la vraie victoire d’Iéna !), Davout a mis en déroute l’armée prussienne trois fois plus nombreuse, mais qui ne disposait pas du même niveau de compétence de l’encadrement. Le plus jeune officier prussien avait 60 ans, et sa compétence datait donc du XVIIIe siècle !
De la même façon, les Américains ont été très étonnés de la résistance de l’armée allemande lors de la bataille de Normandie, après le débarquement. A un contre cinq, l’armée allemande, très aguerrie, très manœuvrante, et disposant d’une forte compétence collective, bien encadrée par un corps d’officiers performants, les a tenus en échec plusieurs semaines (la « bataille des haies »), en utilisant toutes les ressources de son armement pourtant très inférieur, du terrain, et des tactiques locales adaptées au service d’une stratégie bien conçue et évolutive.
Pour résumer, un bon général sans une bonne armée n’est rien. De même, une décision sommitale excellente sans une administration capable de la mettre en œuvre ne sert à rien. On apprend aux informations récentes (France Inter du 23 aout 2022) que, pour mettre en œuvre le plan ambitieux d’économies d’énergies décidé par le gouvernement, il y a un énorme goulot d’étranglement. Sur les 10000 entreprises habilitées à intervenir pour réaliser des travaux d’économie d’énergie, seule une centaine est capable d’effectuer un diagnostic complet du bâtiment et de mettre en œuvre le spectre entier des solutions techniques. Autant dire que les milliards prévus dans le plan ne serviront pas à grand-chose. Autant arroser le désert ….
Une des conditions indispensables pour capitaliser les méthodes, les savoir-faire et les innovations, est donc que l’institution dispose d’un encadrement supérieur et intermédiaire de qualité, et qui travaille sur le moyen-long terme. Or, tout a été fait, depuis quarante ans, pour décapiter les services publics.
En premier lieu, il y a bien sur la dégringolade, depuis quarante ans, des conditions de rémunération des fonctionnaires, qui a conduit au décrochage aujourd’hui très net, entre les salaires du public et ceux pratiqués dans les entreprises. Comment attirer et retenir les cadres compétents dans ces conditions ?
En second lieu, il y a eu la dégradation systématique de l’image des fonctionnaires par les politiques et les journalistes. Inefficaces, bornés, tatillons, réactionnaires, que n’a-t-on pas entendu ! Il ne faut pas s’étonner que la fonction publique n’ait pas attiré les talents ! Qui voudrait, de gaité de cœur, rejoindre un ramassis d’incapables, de fainéants et de losers ?
Troisième raison. Les gouvernements successifs se sont ingéniés à multiplier les voies d’accès aux postes d’encadrement supérieur de la fonction publique, « à la discrétion du gouvernement ». Autant dire que lorsque les postes de responsabilité sont occupés par ceux qui doivent leur place à la faveur du prince, cela fait autant de postes en moins pour ceux qui grimpent petit à petit les échelons, au mérite, à force de travail, en passant concours après concours.
La méthode a même été sophistiquée depuis une vingtaine d’années par la multiplication des agences, offices, et autres « opérateurs publics ».
Ces structures fonctionnent sur argent public, dépensent de l’argent public (en distrayant l’essentiel des marges budgétaires), mais les collaborateurs ne sont pas astreints au statut de la fonction publique.
Pas de concours pour entrer, seule la décision du directeur de la structure fait autorité. Pas de grille de rémunération de la fonction publique, les rémunérations sont à la tête du client au gré de la décision du directeur. Pas de concours pour l’avancement, encore à la discrétion du directeur. Dire que l’on n’est pas certain de disposer dans ces structures des meilleurs professionnels du pays, et des plus motivés, est un euphémisme.
Cerise sur un gâteau déjà copieux.
Les décisions les plus importantes étaient traditionnellement préparées par des études et des rapports confiés à la haute administration compétente.
Aujourd’hui, ces rapports préliminaires aux réformes majeures sont confiés à des cabinets privés, qui siphonnent les maigres crédits que l’on ne concède plus à l’administration. Que devient l’intérêt du métier pour un haut-fonctionnaire si l’essence et le sel de sa fonction, à savoir concevoir et préparer la décision publique, lui est retiré ?
On résume : une sphère politique qui s’est arrogé le monopole des décisions , y compris les plus minimes, et qui exige maintenant un reporting de plus en plus tatillon et quasi-soviétique ; un encadrement, qui, pour une large partie a été nommé par la faveur du prince plus que par la reconnaissance des compétences et des mérites ; des rémunérations minables qui n’attirent pas les meilleurs ; une image d’institution molle, inefficace, et peuplée de fainéants ; une promotion interne barrée par des nominations de complaisance ; l’intérêt intellectuel de participer aux décisions publiques largement supprimé ; enfin, un manque évident d’affichage du sens et de la raison d’être, alors même que jamais les services publics n’ont été aussi utiles. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que l’encadrement de l’administration soit déficient. Et que, par voie de conséquence, on ne sache plus améliorer les dispositifs et les méthodes de l’action publique.
Alors que faudrait-il faire ?
Il est évident que s’agissant d’une action en profondeur, des résultats significatifs ne pourront pas être atteints avant plusieurs années. Pour arriver à rebâtir un appareil administratif efficace et dynamique, il faut probablement compter une dizaine d’années, en mettant tous les ingrédients nécessaires : volonté politique, moyens financiers, constance dans l’effort.
On peut cependant commencer à engranger les premiers succès en deux ou trois ans. L’actuel Président de la République se grandirait, face à l’Histoire, en lançant cette dynamique, même si ce n’est pas lui qui en récoltera les fruits. Les historiens savent toujours reconstituer les mérites des hommes du passé.
Les premières mesures à effet immédiat :
- Composer des gouvernements plus resserrés, d’une quinzaine de ministres et limiter les cabinets ministériels à 2 ou 3 collaborateurs. Il est naturel que des personnes qui occupent ces fonctions veuillent justifier leur existence, elles envoient donc directives et demandes d’information dans tous les sens. Plus il y a de monde sur la passerelle, plus les ordres sont nombreux et précis, mais ce n’est pas ce qui fait avancer le bateau plus vite. Il vaut mieux, pour le même prix, trois infirmières ou trois instituteurs qu’un conseiller technique au cabinet du ministre.
- Renoncer définitivement et sans esprit de retour aux nominations à la discrétion du gouvernement. L’accès à la fonction publique et aux postes d’encadrement doit être réservé aux lauréats de concours. C’est la condition pour ratisser large dans l’ensemble de la population, y compris les couches populaires, et pour trouver les meilleurs talents. C’est aussi la condition de la confiance de la population en la neutralité de l’administration.
- Supprimer les agences et autres opérateurs publics. Les agences, s’il doit en rester, doivent être conçues uniquement pour des projets spécifiques et leur existence limitée dans le temps. Leurs personnels doivent être des fonctionnaires détachés. Les agences doivent être le « mode projet » de la fonction publique, et non son démembrement.
- Abandonner définitivement le recours aux cabinets de conseil. D’une part parce que les recettes du privé ne sont pas valides pour les choix publics. D’autre part, parce que, s’il y a un vrai besoin d’une certaine compétence et que cette compétence n’existe pas dans l’administration, c’est le signe qu’il faut la créer (exemple des services informatiques).
- Redonner du pouvoir d’initiative et de proposition aux hauts fonctionnaires, et même aux cadres intermédiaires.
- Bâtir un discours mobilisateur sur le caractère indispensable des services publics. C’est assez facile, les discours de la IIIe République sont pleins de l’impérieuse nécessité de privilégier toujours et en tous lieux l’intérêt général, et de mettre au plus haut les services publics et les fonctionnaires qui s’y dédient. De plus, les crises récentes et celles qui se profilent, illustrent à l’envi le besoin de services publics forts et efficaces (santé avec le covid, protection civile avec les incendies, éducation avec la crise des vocations, etc ). Il faut surtout porter politiquement ce discours et en tirer toutes les conséquences.
Les mesures de moyen terme :
- Diminuer progressivement les effectifs des administrations centrales, pour créer davantage de postes sur le terrain. Une division par deux du nombre des fonctionnaires d’administration centrale semble le bon ordre de grandeur.
- Recréer, sur le modèle naguère amplement utilisé dans l’administration pour recruter dans les classes populaires, des concours permettant de financer des études contre un engagement de plusieurs années dans l’administration : Écoles normales ; IPES ; ingénieurs TPE ou des Ponts ; Ce modèle pourrait être utile pour les nouveaux métiers (exemple : data scientist ; métiers de la transition écologique) ou les nouveaux besoins ( ex : professions médicales en zones rurales )
- Gérer les carrières des fonctionnaires, et surtout de l’encadrement intermédiaire et supérieur. On peut substituer à l’appât du gain, la perspective de carrières valorisantes et épanouissantes. Beaucoup de jeunes ne sont pas mus que par la hauteur de la rémunération, ils ont soif de sens à donner à leur métier et à leur vie.
- Afficher un plan d’augmentation régulière du point d’indice de la fonction publique sur 10 ans, de façon à le faire croitre de 30% à cette échéance (hors inflation, bien entendu). Rechercher un consensus politique sur cette mesure qui pourrait faire l’objet d’une loi de programmation.
L’ensemble de ce programme, s’il était mis en œuvre, serait parfaitement supportable par les dépenses publiques, car une administration motivée, mieux encadrée, innovante aura tôt fait de regagner, et au-delà, les 30% consacrés à mieux rémunérer ses serviteurs.
Au contraire, on peut choisir de persévérer dans les ornières actuelles : serrer les fonctionnaires sur leur salaire et leurs conditions de travail ; leur donner un encadrement indigne ; multiplier les postes prestigieux et grassement rémunérés à Paris, au plus près du pouvoir politique ; donner périodiquement des coups de menton sur la volonté inébranlable du gouvernement d’améliorer tel ou tel service public ; et rendre responsables les fonctionnaires, devant l’opinion, de la piètre qualité des résultats et du service rendu à la population.
L’Histoire jugera.
Xavier d’Audregnies
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire