Un entretien avec Jean-François Gross, philosophe et essayiste
Michel Fize, sociologue, politologue, auteur de Un président anormal : essai sur la mégalothymia d’Emmanuel Macron, répond aux questions de Jean-François Gross, philosophe et essayiste.
Jean-François Gross : Votre dernier ouvrage, Un Président anormal, vient de paraître aux Éditions Perspectives Libres. Nous avons eu l’occasion, sur votre chaîne YouTube : CAFE SOCIAL CLUB, de nous entretenir longuement à ce sujet et vous m’avez confié, à la question portant sur l’origine de cette « entreprise », être sans réponse précise. Après réflexion et connaissant votre parcours et votre bibliographie, une évidence m’est apparue : la projection, sans doute largement inconsciente, de votre appareil analytique sur une personnalité qui vous semblait correspondre au profil de votre sujet premier d’étude, l’adolescence. Sujet auquel vous avez consacré une bonne dizaine d’ouvrages.
Emmanuel Macron adolescent en « boucle », avec les dérives psychologiques induites par cette « paralysie mentale » que certains vont jusqu’à qualifier de folie ou de paranoïa ?
Michel Fize : Ce personnage a incontestablement fait naître en moi des réminiscences – sans doute inconscientes pour la plupart. D’abord, les conduites puériles, adolescentes, du personnage ont probablement réveillé en moi une attention, un peu oubliée, pour ce thème central de ma carrière professionnelle : l’adolescence. Celle-ci restant, en France, faut-il le rappeler, le monopole des psys, j’ai, durant toutes mes années de réflexion sur cette thématique, beaucoup lu et fréquenté les psychologues, les psychiatres, les psychanalystes. J’en maîtrise donc assez bien les concepts et les outils.
Par conséquent, si vous croisez cet intérêt pour la thématique adolescente et la manière classique de l’appréhender (le regard psy), vous comprendrez aisément que les attitudes de toute-puissance, d’affirmation à tout prix, de transgression, d’arrogance, propres à beaucoup d’adolescents et donc repérées chez Emmanuel Macron – en faisant peut-être cet « adolescent attardé » dont nous parle une certaine littérature – m’aient conduit, voire poussé, à l’étude d’un personnage si controversé, placé à la tête de notre État il y a maintenant sept ans.
Mais peut-être à cette psychoanalyse à laquelle je me suis livré, y a-t-il une deuxième raison : un effet-repoussoir. M. Macron est en effet aux antipodes de mes valeurs issues, pour la plupart, je le rappelle, d’une éducation chrétienne. Sincérité, humilité, modestie, discrétion, altruisme me caractérisent, je crois. Égocentrisme, manipulation, exhibition (par une théâtralisation constante), sentiment de supériorité, arrogance, mépris sont, au contraire, les traits de « caractère » principaux d’Emmanuel Macron. Sans doute alors, un certain agacement, du fait de ce « grand écart de mœurs », explique-t-il mon désir d’explorer mieux, plus profondément, je veux dire, l’univers mental de ce personnage politique inédit en France.
Jean-François Gross : On accuse Emmanuel Macron, et depuis longtemps, de psychopathie, de perversion narcissique, voire de folie avérée. On peut considérer que l’acte fondateur de cette longue psychoanalyse est la déclaration du psychiatre italien Adriano Ségatori en 2017, qui est allé très loin dans le diagnostic d’un sujet qu’il n’avait au demeurant jamais rencontré !
Adriano Ségatori explique, par un acte d’agression sexuelle initial, l’état mental actuel d’Emmanuel Macron : sa liaison avec sa professeure de lettres, de vingt-quatre ans plus âgée que lui. Traumatisme, selon lui, destructeur, enclenchant un processus de psychopathie.
Plusieurs questions peuvent cependant être posées. Le jugement éthique ou moral n’est-il pas, au fond, dans ce type de situation, la principale « matière », transfigurée, du diagnostic ? Diagnostic valant condamnation d’autant plus dure que la morale semble bafouée. Les exemples pullulent, quels que soient les sexes. Le cursus pour le moins « traditionaliste » de Ségatori pourrait plaider en ce sens.
Mais surtout, relisons Freud. Un adulte ne peut-il être lui-même victime des désirs complexes d’un adolescent génétiquement transgressif ? Ne peut-il pas se trouver lui-même victime des pulsions de l’autre, qui le dépassent et le submergent ?
Il me paraît important de préciser cela pour bien différencier votre travail. Vous avez pris en compte, pour ce qui vous concerne, cette histoire comme matière et éclairage de comportements, paroles et attitudes qui vous ont conduit à élaborer la proposition d’une « mégalothymia » exprimant un besoin irrésistible de supériorité d’Emmanuel Macron, vous distanciant ainsi de la pure analyse psychologique ou psychiatrique qui n’est pas de votre compétence.
Michel Fize : Je ferai, si vous le permettez, une remarque préalable pour souligner le caractère inédit de mon approche du sujet-Macron. Il existe en effet deux types d’études sur l’actuel président : d’une part, des études de sociologie politique ou de politologie, ou conduites par des journalistes politiques ; d’autre part, des études (livresques ou audiovisuelles) à caractère plus psychologique (je pense bien sûr à l’analyse du psychiatre italien Adriano Ségatori dont vous avez parlé).
J’ai essayé, pour ma part, de croiser le mental et le politique, considérant que le psychologique, chez M. Macron, attirait en permanence le « politique », qu’il le conditionnait même. J’ai donc posé en hypothèse centrale la suprématie du mental, qui, de mon point de vue, est le principal organisateur des pensées et conduites d’Emmanuel Macron.
Mais, avançons et entrons sans plus tarder dans le vif du sujet. On affuble en effet Emmanuel Macron de toutes sortes de qualificatifs que vous avez aussi rappelés, qu’ils soient savants, comme « psychorigide », « psychopathe », « pervers narcissique » et même « alexithymique », ou plus ordinaires, comme « bête » (Charles Gave), « méritant un examen psychiatrique » (Rama Yade), « déséquilibré » (Christophe Alévêque), « criminel » (Arnaud Aaron Upinsky), « taré » (François Ruffin). J’utilise moi-même, dans mon dernier travail, celui de « mégalothymiaque ».
La question qui se pose, à chaque qualificatif, est la validation – ou l’invalidation – du qualificatif qu’il utilise. Il faut ici rappeler qu’une affirmation – non argumentée – n’est pas une démonstration et qu’un point de vue – s’il n’est pas étayé – n’est pas une connaissance. Or, poser un diagnostic suppose la détention d’outils relevant, soit d’une formation (universitaire), soit d’une expérience professionnelle solide : faisons donc preuve de prudence et gardons-nous toujours des conclusions hâtives.
Qu’en est-il, par exemple, d’une prétendue « psychorigidité » du président Macron, expression employée récemment, mais sans grande précaution, car sans lui donner aucune définition, par Michel Onfray ? Rappelons que, dans la terminologie psychologique classique, une personne psychorigide présente les grandes caractéristiques suivantes : froideur, non-affectivité, faible aptitude à l’autocritique, autoritarisme, méfiance, quasi-incapacité à s’adapter aux changements, imposition des décisions, intransigeance, non-délégation des responsabilités, perfectionnisme. Traits qui cachent souvent un mal-être, une insatisfaction de soi. Comme disait Nietzsche, « beaucoup parler de soi peut aussi être un moyen de se dissimuler » (Maximes et Interludes).
Passons à la « perversion narcissique » (terminologie psychanalytique très en vogue à laquelle a recours aujourd’hui mon collègue sociologue du CNRS, Marc Joly (cf. La Pensée perverse au pouvoir, Éd. Anamosa, 2024)). On appelle « pervers narcissique » un individu qui présente les grands symptômes suivants : égocentrisme avec adoption de conduites puériles, absence d’empathie, froideur, faible capacité émotionnelle, mensonge, dissimulation des opinions, besoin énorme de reconnaissance. La principale attitude du « pervers narcissique » est de critiquer et de dévaloriser sa victime [il n’y a pas, en effet, de « perversion narcissique » sans identification d’une « cible-destinataire », qui est quotidiennement culpabilisée, sans désir d’inspirer à cette cible l’horreur et de jouir du mal ainsi fait].
Le « pervers narcissique » attend des autres une quasi-irréprochabilité sur laquelle il transfère volontiers toutes les responsabilités, y compris les siennes propres (qu’il lui est impossible d’assumer). Il veut, en tout cas, s’imposer à tout prix. Nous avons un bel exemple avec la volonté du président Macron de parler – quoi qu’il en coûte – DANS Notre-Dame. Devant la protestation (légitime, me semble-t-il) des défenseurs de la laïcité, le Président avait accepté de s’exprimer sur le parvis – avant que la mauvaise météo ne vienne à son secours, imposant le rapatriement à l’intérieur de l’édifice, pour toutes les cérémonies et discours, dont le sien.
Une démarche transgressive faite en violation flagrante du principe de laïcité. Lieu choisi, par conséquent, contestable. Contenu du propos à connotation très politique (par référence au contexte actuel), entièrement déplacé.
Le « pervers narcissique » a, en outre, le double visage de l’être à la fois distant et séducteur. C’est aussi un grand parleur qui utilise la parole à des fins de manipulation. C’est, en outre, un être de mauvaise foi, qui prêche volontiers le faux pour connaître le vrai. Tous ces traits, déjà observés chez le psychorigide, cachent une mauvaise image de soi, d’où le besoin constant de valorisation (que ce pervers satisfait en gonflant son ego et en rabaissant celui de son interlocuteur).
Je reviens à la « psychopathologie » proprement dite, évoquée, vous l’avez dit, en 2017 par le psychiatre italien Adriano Ségatori (dans une vidéo d’un peu plus de 8 minutes), à partir du cas d’Emmanuel Macron précisément (analysé, mais à distance, à quelques semaines de son élection à la présidence de la République). Poussant un peu l’analyse « à distance », selon M. Ségatori, tout partirait en effet du traumatisme sexuel vécu durant l’adolescence par ce tout jeune homme d’une quinzaine d’années, qui aurait été abusé par sa professeure de théâtre, âgée alors de 39 ans, Brigitte Trogneux [celle-ci a toujours soutenu avoir, au contraire, été victime de l’empressement d’Emmanuel à son égard]. Ce traumatisme (s’il a bien existé) aurait fait naître chez l’adolescent un « sentiment de toute-puissance » quasi-infantile, une « ambition hors normes », avec un besoin du regard et de l’admiration des autres pour, stipule le psychiatre, compenser un complexe d’infériorité et maintenir ainsi sa fragile identité. La structure psychologique d’Emmanuel Macron se serait ainsi construite autour de trois paradigmes : 1) Il n’existe pas de limites 2) L’omnipotence 3) Un narcissisme que M. Ségatori n’hésite pas à définir comme « malveillant ». Le psychopathe, précise le psychiatre italien, a une fascination pour le superficiel, une capacité d’attraction, un malaise dans la confrontation (pouvant aller jusqu’à des crises d’hystérie), qui s’accompagne généralement de mises en scène théâtrales. En outre, le psychopathe croit ce qu’il dit et ne peut s’empêcher de l’exprimer (fût-ce des choses désagréables, indignes même – ainsi M. Macron traitera-t-il un jour des ouvrières d’illettrées) ; cette expression, indique le psychiatre, est celle de l’inconscient. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le psychopathe, qui ne ressent pas la culpabilité, n’exprime pas de remords. D’une manière générale, la psychopathie se reconnaît encore à l’indifférence du psychopathe, à sa difficulté à maintenir des relations avec les autres, à son intolérance à la frustration et, répétons-le, à l’absence de sentiment de culpabilité et de justification des actions faites. Poursuivant sa démonstration, M. Ségatori estime que, comme tout psychopathe, M. Macron est quelqu’un de particulièrement dangereux (parce qu’ayant une très haute idée de lui-même, s’aimant énormément), qu’il est donc capable de ruiner une société. M. Macron n’aime pas la France et ne lutte pas pour le peuple de France, ajoute le psychiatre ; il travaille uniquement pour lui-même et ne voit dans les autres que des instruments au service de sa grandeur. Enfin, s’agissant des femmes, sa conflictualité avec Marine Le Pen montre qu’il a des rapports difficiles avec elles. Il ne peut accepter qu’une femme, la Marianne – ici Mme Le Pen – soit son antagonisme. M. Ségatori estime que M. Macron a besoin d’une mère nourricière et ne peut accepter aucun autre type de femme.
Il est aussi question pour M. Macron d’« alexithymie », trouble qui se traduit, entre autres, par une difficulté à communiquer verbalement les émotions, à éprouver la souffrance de l’autre. Le sujet alexithymique est dénué de vie affective. Cette affection trouve son origine dans l’enfance, qui marque un arrêt du développement affectif.
Dans mon étude, j’ai choisi de m’extraire de ces grandes notions psychologiques (n’ayant pas la qualité professionnelle requise), pour leur préférer une notion moins « engageante », celle de « mégalothymia », qui est une notion « historico-psycho-philosophique » que j’emprunte à l’historien américain Francis Fukuyama (La Fin de l’Histoire, 1992).
Indiquons dès à présent que la « mégalothymia » est le besoin irrésistible exprimé par un individu de voir reconnue sa supériorité sur les autres, « tous ceux qui ne sont pas lui ». Ce besoin est clairement exprimé par Emmanuel Macron. Nous en reparlerons naturellement un peu plus tard. Signalons dès à présent que pour réaliser ce travail, nous avons utilisé tous les matériaux possibles : la parole, les gestes, les postures… Comme le signalait Nietzsche, « ce n’est pas seulement le langage qui jette un pont d’un homme à un autre, mais aussi le regard, la pression, le geste ». L’individu, on le sait, se définit à la fois par les signes verbaux, l’écriture, « les gestes de la mimique affective et de la politesse » (Jean Piaget), les tenues vestimentaires, etc.
Jean-François Gross – N’y a-t-il pas danger à enfermer une personne dans une grille analytique psychologique, par définition fermée, la rendre totalement déductible d’un logiciel inamovible qui conditionnerait ses pensées, ses comportements, ses actions ?
Peut-on concevoir, par-delà le diagnostic, un libre arbitre, un au-delà et, pour reprendre une notion chrétienne, un « état de grâce » possible pouvant transcender les contingences psychologiques qui, a priori, forgent l’individu et conduisent ses actes ?
La question philosophique qui en découle au fond : peut-on, dans certaines circonstances, devenir libre de soi-même ? N’y a-t-il pas là un danger de dissolution de la responsabilité individuelle (sans nul doute le plus grand péril qui menace aujourd’hui la société occidentale)?
Michel Fize – Vous avez raison, toute classification, qu’elle soit psychologique ou sociale, est « enfermante », réductrice, donc mutilatrice du réel. Nietzsche a raison de nous rappeler que « l’individu contient beaucoup plus de personnes qu’il ne croit. « Personne » n’est qu’un accent mis, un résumé de mots et de qualités ». Il faut donc avancer avec prudence, aller du plus certain au plus « discutable ». De quoi sommes-nous sûrs s’agissant d’Emmanuel Macron ?
À partir de l’examen de ses discours, de ses postures, gestes, mimiques – matériaux méthodiquement analysés –, nous avons pu mettre à jour un certain nombre de traits de caractère distinctifs qui dessinent le portrait d’un homme dominant, voulant toujours avoir raison, croyant de bonne foi que pour agir, il suffit de vouloir, n’accordant aucun crédit à la parole de l’autre, simple faire-valoir, miroir de soi, arrogant, parleur infatigable, méprisant jusqu’à l’insulte et la grossièreté. Nous retrouvons avec cette façon de faire certains des traits psychologiques décrits plus hauts. Au psychorigide, M. Macron emprunte – notamment – l’autoritarisme, une faible capacité d’autocritique, l’impossibilité de déléguer (les responsabilités) ; au pervers narcissique, il prend la négation de l’autre, le souci de s’imposer à tout prix, la volubilité, la mauvaise foi, l’attente permanente de la valorisation. Au psychopathe, il emprunte enfin le sentiment de toute-puissance, la transgression, la parole libre, l’absence de tout sentiment de culpabilité [me revient ici à l’esprit ce propos de Nietzsche que M. Macron serait fort avisé de méditer : « On fait encore partie de la populace tant que l’on continue à imputer ses propres fautes à autrui ; on est sur le chemin de la sagesse quand on n’en rend jamais responsable que soi-même. »] et de tout remords, l’intolérance à la frustration, la théâtralisation des actions, etc.
Qu’Emmanuel Macron « flirte » en permanence avec telle ou telle de ces « troubles de l’esprit » dont, à coup sûr, nous l’avons vu, il possède, pour chacune, certains symptômes manifestes, ne suffit pas à conclure que cet homme est une personnalité « psychopathe », « perverse narcissique » ou « psychorigide ». Par ailleurs, comme le précisait Freud qui a largement construit toutes ces notions, les types psychologiques « purs », de toute façon, existent moins que les types « mixtes ». Ainsi, M. Macron, qui relève probablement principalement du « type libidinal narcissique », entre-t-il aussi – à la marge peut-être – dans le « type obsessionnel » (après tout, qu’est-ce d’autre que la « mégalothymia » sinon une obsession ?).
Enfin, quoiqu’il en soit, la distinction entre le normal et le pathologique n’est pas simple à établir (si tant est qu’elle existe). On sait, par exemple, que le narcissisme, longtemps décrié, est aujourd’hui considéré comme une conduite normale, nécessaire même à l’amour de soi, condition incontournable de l’amour d’autrui, mais qu’il devient en revanche pathologique quand il se révèle excessif et totalement exclusif de l’autre.
Vous posez la question du « conditionnement ». Naturellement, l’homme est profondément conditionné, peut-être même pré-conditionné, car il a aussi une première vie intra-utérine. Il est conditionné dans ses pensées, ses comportements, ses actions, à la fois par sa communauté d’origine, son éducation, l’ambiance sociale, et peut-être son « héritage génétique » – même si l’on sait aujourd’hui que la part de l’inné est probablement très faible au regard de la part de l’acquis.
Mais le conditionnement n’est pas le déterminisme. Être déterminé, pour en donner une définition simple, c’est être conduit à faire inexorablement, imparablement, une chose, sans avoir la possibilité d’en faire une autre – ce que j’appelle « le déterminisme absolu ». Être conditionné, c’est autre chose. C’est être poussé à faire quelque chose, en étant soumis à des raisons intérieures et extérieures, mais en ayant le choix de faire autre chose si « le cœur » (ou la raison) vous en dit. Le conditionnement, en somme, c’est « le déterminisme relatif ».
Bien sûr, nous sortons d’un monde où les « déterminations sociales » étaient fortes, ce que Pierre Bourdieu appelait la « reproduction ». Les fils héritaient le plus souvent de leur milieu d’origine. Pour ceux d’« en-bas » surtout, qui appartenaient à la classe ouvrière, hormis quelques cas de « méritocratie » scolaire, il n’y avait pas d’ascenseur social.
Ce déterminisme, peu contestable, s’est, on le sait, considérablement affaibli avec la montée puis la victoire de l’individualisme contemporain. L’homme peut dorénavant s’échapper de son milieu d’origine – même s’il n’en a pas toujours le désir [nous retrouvons ici le conditionnement social, l’habitude, mais aussi la facilité de ne pas bouger]. Pour revenir à M. Macron, s’il n’a pas rompu avec son milieu d’origine : la bourgeoisie, il s’est extrait de la tradition médicale de sa famille, usant, pour le coup, de son droit au « libre-arbitre ».
Mais faisons une nouvelle fois attention à ne pas nous laisser enfermés dans les catégorisations, ni dans les définitions simplistes. Car, notre inconscient peut nous jouer des tours et nous « inviter » à placer par exemple le « déterminisme » du côté des « forces du mal », et le « libre-arbitre » du côté des « puissances du bien », pour reprendre cette fois la terminologie très chrétienne du « bien » et du « mal ». Il y a en effet des libertés très dangereuses, d’un usage « inapproprié » et au contraire, des conditionnements salutaires. Le « libre-arbitre », en somme, ne produit pas nécessairement des pensées ou des actions positives, et le déterminisme n’est pas obligatoirement un enfermement négatif [l’altruisme par exemple n’est-il pas un déterminisme très positif ?].
Autre question qui rejoint directement la vôtre : peut-on parler avec Freud d’un « déterminisme psychologique » ? Il semble qu’ici le père de la psychanalyse ait confondu « déterminisme » et « causalité ». Si l’on peut admettre avec lui qu’il n’y a rien d’arbitraire ni de fortuit dans les faits psychiques, qu’ils obéissent toujours à des causes, l’on peut penser cependant qu’une même cause ne produit pas obligatoirement le même effet. Parce qu’il est un être raisonnable (même si sa raison est aujourd’hui dévorée par les émotions les plus exagérées), l’homme a toujours le choix de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose. Il peut, pour reprendre une expression que j’aime bien du psychanalyste hongrois Léopold Szondi (1893-1986), se définir « un destin de contrainte » ou un « destin de liberté ».
Pour revenir au cas d’Emmanuel Macron, la question est de savoir s’il peut changer, être un autre, renoncer à ses habitudes arrogantes, autoritaires, négatrices d’autrui. Et, dans l’affirmative, s’il le veut – ce qui supposerait déjà qu’il ait pleine conscience de ce qu’il est. Veut-il, s’il en a donc bien la capacité et le vouloir, s’engager dans une « critique du moi », sortir de sa « mégalothymia », cette maladie de l’identité, assurément propre aux hommes politiques et aux hommes de pouvoir en général ? « Il n’y a rien de plus grand que moi sur la terre », disait Nietzsche. Sentiment qui est probablement aussi toujours celui d’Emmanuel Macron depuis ses plus jeunes années.
Jean-François Gross – M. Macron peut-il changer ? Devenir un autre ?
M. Macron pourrait peut-être suivre ce conseil de Nietzsche : « Il faut se perdre de vue pour un temps si l’on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes ». Il faut rappeler qu’une force politique, quelle qu’elle soit, dépend des traits de personnalité de ses dirigeants, de ses accidents biographiques réels ou supposés.
Emmanuel Macron doit apprendre le sens du mot « relation », se rappeler que « toute relation est mutualité » (Buber). Pour l’heure, et pour reprendre une formule de Hegel, « il s’intéresse plus à lui-même qu’à ce qu’il fait ». Pour parvenir à sortir de son moi, « il faut, disait Nietzsche, se perdre de vue pour un temps, si l’on veut apprendre quelque chose des êtres que nous ne sommes pas nous-mêmes ! ». Cela suppose que M. Macron reprenne confiance en lui car, on le sait, il faut s’estimer assez soi-même pour estimer autrui. Nietzsche disait : « Vous ne vous aimez pas assez : c’est pourquoi vous voudriez séduire votre prochain pour qu’il vous aime ». Il faut aussi qu’Emmanuel Macron devienne enfin réellement « responsable » – un mot dont il semble vraiment ignorer la signification. Alors, qu’il relise la définition de Maurice Blanchot : « Responsabilité, cela qualifie, en général, prosaïquement et bourgeoisement, un homme mûr, lucide et conscient, qui agit avec mesure, tient compte de tous les éléments de la situation, calcule et décide, l’homme d’action et de réussite » (L’Écriture du désastre, 1980).
J’ai essayé de montrer dans mon livre que l’« enfermement psychologique » de M. Macron lui était finalement fort utile, qu’en dépit de quelques mea culpa distribués de ci de là, cet homme se satisfaisait de conduites qui, via des institutions porteuses, facilitatrices de l’expression de la supériorité, lui assuraient la meilleure maîtrise possible des choses et des gens. Après tout, la présidence de la Vème République n’est-elle pas l’« état de grâce politique » par excellence ?
Une chose est certaine, depuis la dissolution du 9 juin, les choses vont tout de même de mal en pis pour le Président. Nous sommes avec cet homme à des années-lumière de l’habileté manœuvrière d’un François Mitterrand. La toute-puissance de M. Macron s’affaiblit, sa maîtrise des choses et des gens s’émousse. Il ne voulait pas de Gabriel Attal à la tête du mouvement Renaissance, il l’aura. Il voulait un « gouvernement d’intérêt général », allant des LR au PS, il ne l’aura pas. Il ne voulait pas de François Bayrou comme Premier ministre, il l’a par la détermination de ce dernier (un précédent sous la Vème République). Son entourage le dit : « paumé ». « On ne comprend pas ce qu’il fait », dit un ministre. Depuis le gouvernement Barnier, les ministres ne se sentent plus sous sa coupe. Ses troupes le lâchent.
Michel Fize, sociologue, politologue
Auteur de Un président anormal, essai sur la mégalothymia d’Emmanuel Macron, Ed. Perspectives libres, novembre 2024.