Après l’arrêt du Conseil d’Etat visant explicitement la politique éditoriale de CNews et l’ouverture d’une commission d’enquête ayant permise l’audition devant les parlementaires de Pascal Praud ou encore Vincent Bolloré, il s’agit de s’interroger sur la possibilité pour un média de garder sa liberté éditoriale.
« Tout citoyen peut parler, écrire et imprimer librement »1 énonce clairement la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. On la pensait intouchable, ancrée dans les textes à valeur suprême, ADN de notre société démocratique, un acquis absolu, et pourtant …. la liberté d’expression est une nouvelle fois mise à mal, cette fois-ci par le juge, pourtant censé la protéger.
À l’heure où le Gouvernement vient de faire constitutionnaliser l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en se félicitant de l’avancée des libertés individuelles dans notre pays, une de nos libertés les plus fondamentales recule pourtant, attaquée dans l’ombre du prétoire.
Mais après décision très commentée du Conseil d’État du 13 février dernier, cet assaut juridique de Reporters sans frontières est passé à la lumière. Il y a quelques mois l’ONG avait en effet sommé l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) de mettre en demeure CNews de se conformer à ses obligations en matière de pluralisme, considérant que la chaîne de télévision avait une ligne politique trop affirmée.
L’Arcom est en effet habilitée par la loi au contrôle de l’« honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information et des programmes qui y concourent »2.
Devant l’inaction de l’Autorité de régulation, Reporters sans frontières avait donc saisi notre plus haute juridiction administrative qui a finalement donné raison à RSF par un arrêt, qui sous couvert de défendre la liberté d’expression, vient en fait lui porter un coup délétère.
Or, n’est-ce pas le même Conseil d’État qui a précisément pour but d’opérer un contrôle de proportionnalité lorsque l’une de nos libertés publiques est réduite ?
Dans cet arrêt, le Conseil d’État a notamment considéré que le respect du pluralisme ne devait pas être analysé exclusivement au regard du temps de parole accordé sur la chaîne aux personnalités politiques mais également au regard des courants de pensée et des opinions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés, des chroniqueurs, invités et même présentateurs.
Le Conseil d’État est donc venu poser que ce principe de pluralisme ne doit pas être considéré dans sa globalité, c’est-à-dire en regardant l’intégralité de l’offre journaliste et médiatique dans un État, mais au sein de chaque service de radio ou télévision.
Ainsi, au nom du contrôle du pluralisme, le Conseil d’État créer une véritable usine à gaz pour contrôler les opinions dans le pays où pourtant « Nul ne doit être inquiété en raison de ses opinions »3 ?
Comment l’Arcom pourra-t-elle effectivement vérifier un tel pluralisme ? Va-t-elle devoir monitorer l’entièreté des programmes des chaînes de télévision ? Sur quels critères pourra-t-elle juger de la couleur politique d’un invité ou d’un journaliste ? L’analyse politique émise par un chroniqueur est souvent bien trop complexe et nuancée pour pouvoir être rangée dans une catégorie donnée…
Cette jurisprudence du Conseil d’État apparait donc alarmante dans la mesure où elle tend à lisser le traitement des informations et à en tirer une analyse homogène.
La diversité n’est-elle pas la richesse de la liberté éditoriale ? Au-delà de la transmission des faits et de l’honnêteté intellectuelle qui fait l’intégrité de la profession, la valeur ajoutée du journalisme ne réside-t-elle pas dans la manière dont ces faits sont analysés, contextualisés et présentés au public ? N’est-ce pas cette capacité à fournir une perspective unique et à éclairer les enjeux qui distingue le journalisme du simple rapportage d’information ? Comment se forger une opinion éclairée si l’intégralité des informations est abordée de la même façon ?
Victor Hugo disait d’ailleurs que « La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre ».
La liberté de la presse, c’est la liberté d’expression. La liberté d’expression c’est l’expression individuelle de la démocratie. La censure, c’est l’anti-démocratie. C’est la pensée unique, c’est le totalitarisme !
Le principe de liberté éditoriale est donc essentiel au fonctionnement harmonieux de notre démocratie. Autoriser l’expression publique de tous les points de vue est le seul moyen d’éclairer la pensée de chacun. Aujourd’hui, le Conseil d’État, notre Conseil d’État s’attaque à ce principe et ce faisant, à la liberté d’expression pourtant considérée comme l’un des piliers de la société démocratique par la Cour Européenne des droits de l’homme, protégée par les textes juridiques les plus élevés dans la hiérarchie normative française.
À ce titre l’article 10 de la Convention Européenne des droits de l’homme indique que la liberté d’expression comprend également « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations », l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 prévoit que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
La Cour Européenne des droits de l’homme considère par ailleurs que les États partis à la CEDH doivent « assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes. »
Il n’y a donc aucune ambiguïté dans les textes à valeur constitutionnelle et les textes européens concernant l’absolue nécessité de protéger la liberté d’expression et d’assurer dans son ensemble une représentation diverse et variée des courants de pensée, puisque comme le disait Benjamin Franklin
« Sans liberté de pensée, il ne peut y avoir de sagesse, ni de liberté publique sans liberté d’expression. »
Alors comment, le Conseil d’État, juridiction administrative suprême française peut-il opérer un contrôle du pluralisme qui va au-delà du cadre juridique des textes suprêmes ? Comment avoir confiance dans les juridictions suprêmes quand ce sont elles qui bafouent les libertés fondamentales, en prenant des décisions, qui à défaut d’être juridiques semblent éminemment politiques ?
Comment peut-on dans le pays de la liberté d’expression envisager de sanctionner une chaîne de télévision pour manquement à ses obligations de pluralisme alors même que cette chaine incarne dans le paysage médiatique la pluralité des idées, nécessaire à notre démocratie, fondatrice des valeurs de la république ?
Ne devient-il pas clair que cette affaire est en réalité le reflet de la limitation croissante de la liberté en cours ? CNews la vitrine de cette restriction de liberté ?
Nous avons, de façon commune et naïve pensé que, la liberté d’expression était immuable, mais finalement, à la penser trop acquise n’est-on pas en train de la perdre ?
A l’heure où des chaines d’information font l’objet de commissions d’enquête parlementaire, n’est-on pas finalement au nom du respect du pluralisme, en train de sanctionner l’expression des opinions divers de tout bord, parfois dissidents, parfois dérangeants, mais qui, sous réserve de ne pas tomber sous le coup des interdictions prévues par la loi, participe justement de ce pluralisme ?
Vanesse Ferré
Avocate à la Cour
Membre du Cercle Droit & Liberté