Son nom demeure encore, pour de nombreux Français, entièrement inconnu. Agnès Buzyn, ministre de la Santé au sein du gouvernement d’Edouard Philippe, semble néanmoins être la personnalité politique du moment au sein de la majorité présidentielle, puisqu’elle pourrait sous peu être désignée pour conduire la liste de La République en Marche aux élections européennes. Avant même de se demander s’il s’agit d’un bon ou d’un mauvais choix, la question qui se pose est celle du sens d’un tel choix. Pourquoi Agnès Buzyn ?
Si le nom retenu avait été celui de Nathalie Loiseau, actuelle ministre chargée des Affaires européennes, ancienne porte-parole de l’ambassade française à Washington, directrice adjointe du département Moyen-Orient au Quai d’Orsay, la question ne se serait pas posée. Or, de ces deux profils féminins en lice, c’est le moins attendu qui semble être en passe de l’emporter. Emmanuel Macron, qui souhaite plus que tout continuer d’apparaître comme disruptif, aurait-il décidé de surprendre par ce contre-pied ? La réponse est non. En réalité, il semblerait que le caractère prosaïque d’un tel choix soit à privilégier. En trois mots – en trois « P » même : Physique, Parole, Polémique.
Physique : Agnès Buzyn passe très bien à l’écran ; Parole : elle est une technicienne capable d’articuler un raisonnement qui, lui, ne l’est pas, ce qui est déterminant pour qu’une parole publique soit audible ; et enfin, Polémique : elle s’aventure sur des terrains qui ne sont pas les siens et fait preuve de pugnacité et d’initiative. Elle dénonce le « naufrage Jean-Luc Mélenchon » lorsque celui-ci ne condamne pas clairement l’agression antisémite d’Alain Finkielkraut ; elle clash Marine Le Pen ouvertement en lui reprochant de courir « en Autriche ou à Bruxelles rejoindre les néo-nazis et mouvements d’extrême droite », et dans le même temps elle prend position contre la commercialisation du hijab de running par Decathlon en affirmant que « cela ne correspond pas bien aux valeurs de notre pays ».
Inutile de préciser que c’est ce troisième « P » qui a très probablement emporté l’assentiment du président de la République, et lui a fait préférer l’apparence à la compétence en matière de politique européenne.
Car, si Emmanuel Macron a des idées bien définies sur le message qu’il entend porter au sein des instances communautaires, il sait également très bien combien le résultat de ce scrutin mal aimé des Français pourrait peser sur la seconde partie de son quinquennat.
Une légitimité lors de l’élection présidentielle régulièrement questionnée, voire niée (à cause du contexte judiciarisé de la campagne, du faible taux de participation et de la situation particulière du second tour qui l’a opposé à Marine Le Pen) ne pourrait se voir réhabilitée que par une victoire lors de l’élection suivante. Une victoire aux Européennes serait en effet assez largement analysée, même si cette victoire était courte, comme une confirmation de sa victoire présidentielle. Le hasard peut frapper une fois. Mais deux fois de suite, cela ne peut plus s’appeler une coïncidence… En revanche, un échec, surtout face au Rassemblement national, constituerait un véritable séisme politique.
Rappelons qu’en 2014, c’était le parti de Marine Le Pen, déjà, qui était arrivé en tête avec près de 25 % des voix, plaçant l’UMP en deuxième position (21 %), et le PS du président Hollande en troisième (14 %). Cette victoire avait déjà été considérée comme une secousse politique majeure. Une secousse qui serait assurément amplifiée en mai prochain si le RN venait à récidiver, et ce, à cause de deux facteurs nouveaux et décisifs :
Tout d’abord, la poussée nationaliste à l’œuvre dans toute l’Europe : Depuis 2014, Matteo Salvini et la Liga sont entrés au gouvernement en Italie ; le leader conservateur autrichien Sebastian Kurz a pris le pouvoir et a choisi de gouverner avec les nationalistes ; Viktor Orbán a été réélu pour la troisième fois en Hongrie, avec un meilleur taux de participation et un meilleur score que les deux fois précédentes, quand, au même moment, Angela Merkel était réélue pour la quatrième fois en Allemagne avec une grande difficulté (élue en septembre 2017, il lui a fallu attendre jusqu’en février 2018 pour parvenir à former un gouvernement), son élection ouvrant également la porte du Bundestag à 92 députés issus des rangs de l’AfD – le parti nationaliste allemand.
L’Europe bascule donc progressivement vers le nationalisme, et si l’on ne sait pas jusqu’où ce mouvement de bascule pourrait aller, une nouvelle victoire du RN constituerait assurément un signal de plus de la mutation politique à l’œuvre en Europe, une mutation qu’Emmanuel Macron, malgré ses discours et son action à l’échelle de l’Union, aura été incapable d’enrayer.
L’autre angle sous lequel une défaite d’Emmanuel Macron devrait être analysé est strictement national : le miroir de l’élection présidentielle. « Marine Le Pen prend sa revanche », ne manqueront pas de penser les commentateurs politiques. Le procès en illégitimité intenté à Emmanuel Macron se poursuivrait alors, voire s’intensifierait, fragilisant de facto la confiance accordée au pouvoir exécutif et à la majorité parlementaire, confiance pourtant indispensable pour conduire les réformes espérées. Comment la majorité présidentielle, face à l’opposition persistante de la rue et à l’échec des urnes, réagirait-elle ? Verrait-on apparaître une nouvelle fronde parlementaire, comme lors du quinquennat Hollande, voire une scission ?
Emmanuel Macron n’a donc pas le choix. Face à une figure jeune et offensive, Jordan Bardella, tête de liste RN et principal concurrent de la liste LREM, et face à une multiplicité de listes de droite et de gauche, toutes décidées à saper la politique à la fois européenne et nationale d’Emmanuel Macron, la technicité institutionnelle doit passer au second plan. C’est l’image qui compte. La communication. Ainsi que la capacité de la tête de liste à sortir vainqueur de toutes sortes de polémiques, voire, la capacité à les initier.
Frédéric Saint Clair
Analyste politique, écrivain
Auteur de La droite face à l’islam, Salvator, 2018
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