A chaque étape de la réflexion sur la défense, à chaque crise, intérieure ou extérieure, au moment d’un changement politique, la question de notre organisation de défense et de sécurité est posée : en termes d’élévation du seuil de sécurité sur le territoire et à l’extérieur de celui-ci, préoccupation majeure de nos dirigeants, mais aussi et quelquefois surtout en termes de capacité de notre système à mettre en cohérence l’ensemble des politiques publiques qui concourent à la sécurité de la Nation. Par Tristan Lecoq, inspecteur général de l’Education nationale, professeur des Universités associé (histoire contemporaine) à l’Université de Paris Sorbonne.
L’organisation gouvernementale en matière de défense et de sécurité remonte, pour l’essentiel, aux années soixante. Elle découle de l’ordonnance de 1959 et des textes qui l’ont accompagnée ; elle est le produit d’une réflexion dont les origines datent de l’entre–deux–guerres ; elle porte la trace et la marque de la Seconde Guerre mondiale, et de la guerre froide1.
Au cœur de ce travail : le général de Gaulle. D’abord parce que, revenu aux affaires, il est devenu chef de l’Etat et donc chef des Armées. Ensuite, parce qu’il a personnellement rédigé des pans entiers de l’ordonnance de 1959 et des décrets de 1961 qui refondent l’organisation de la défense nationale. Enfin, parce que l’une de ses affectations l’avait conduit, dans les années trente, au Secrétariat général de la défense nationale et que ses fonctions de l’époque l’amenèrent à tenir la plume de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la nation pour le temps de guerre, travail dans lequel il puisa une bonne part de ses réflexions postérieures2, ainsi que de l’expérience tragique de l’ « étrange défaite » de mai-juin 19403.
Le contexte des années soixante est connu. A l’Est, une menace majeure, unilatérale, massive. Un acteur essentiel : l’Etat. Une approche sectorielle : au ministère de la Défense, la défense militaire ; au ministère de l’Intérieur, la défense civile ; au ministère de l’Economie, la défense économique. La « guerre de cinquante ans »4 prend fin, mais cette approche est encore très présente, dans le Livre blanc sur la défense de 1994, très imprégné de surcroît des concepts et du vocabulaire de la guerre froide. Le schéma d’organisation qui en découle est très étatique, très franco-français, très singulier. Il est vrai que la défense n’est pas une politique comme les autres.
Qu’en est-il, aujourd’hui, de l’organisation de la défense et de la sécurité, soixante ans après ces grands textes fondateurs, vingt-cinq ans après le Livre blanc de 1994, et depuis ceux de 2008 et 2013, pour aboutir à la Revue stratégique de 2017 ?
Le cadre, le contexte, et les acteurs de la défense et de la sécurité connaissent des transformations majeures depuis une dizaine d’années.
L’architecture française de défense et de sécurité s’est renouvelée en profondeur et la mobilisation face aux crises (intérieures et extérieures) fait émerger une nouvelle culture de gouvernement.
Le cadre, le contexte et les acteurs de la défense et de la sécurité ont connu des transformations majeures
Les principes sur lesquels repose la conduite d’une politique publique de défense et de sécurité ont connu, depuis plus de quinze ans, des inflexions fortes. Une série de textes, plus ou moins contraints par le contexte politique de leur rédaction, en sont le témoignage : les Livres blancs de 1972, 1994, 2008, 2013 et la Revue stratégique de 20175, les rapports annexés aux lois de programmation militaires, les interventions du Président de la République et du Premier ministre devant l’Institut des hautes études de la défense nationale et à l’Ecole de guerre, les débats au Parlement, pour se limiter à ces exercices publics.
En 1972, le ministre de la Défense Michel Debré avait décidé d’un Livre blanc sur la défense nationale. En 1994, c’est un Livre blanc sur la défense qui avait marqué la sortie, pour nos armées, du contexte de la guerre froide. En 2008 comme en 2013, l’exercice voulu par le Président de la République aboutissait à un Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. De la défense nationale à la défense, puis à la défense et à la sécurité nationale : il y a là une évolution porteuse de sens.
1972, c’est la première patrouille du Redoutable. Ce sont les dernières adaptations de notre Armée de terre, dix ans après la fin de la guerre d’Algérie. C’est la rénovation de notre flotte de surface. C’est une Armée de l’Air nouvelle, dont les matériels font la fierté du pays. Le Livre blanc de Michel Debré est une réflexion « à froid » de gardiens vigilants du dogme gaulliste de l’indépendance nationale.
1994, c’est la fin d’une menace massive, militaire, mondiale. C’est le temps des Balkans et de l’Irak, dans un contexte de déstructuration des organisations collectives internationales. C’est la guerre sur notre continent et la situation mouvante du Proche et du Moyen Orient. Ce sont des adversaires possibles, divers et différents, et des conditions d’engagement incertaines. Une réflexion « à chaud », encore marquée par les concepts, le cadre et le contexte de la guerre froide. L’ébauche de nouvelles solidarités, entre les Etats-Unis, l’Alliance atlantique, et l’ONU. Des inflexions importantes à notre politique de défense : la mobilité, le renseignement, la planification, la formation et les opérations interarmées. Un nouvel équilibre entre la dissuasion et l’action.
2008 et 2013, c’est un changement de nature de notre défense et de notre sécurité, avec la menace à nouveau mortelle et permanente, mais autre, du terrorisme et des Etats qui lui seraient liés. Avec celle, différente mais tout aussi dangereuse des armes de destruction massive. La professionnalisation, l’autonomie stratégique, la continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Les engagements et les interventions de plus en plus nombreux de la France dans des alliances ou des opérations qui ne sont pas de circonstance y répondent, dans une Europe de la défense en construction, en Afghanistan ou en Libye, en Afrique et dans l’est de la Méditerranée.
Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 apparaît ainsi, en quelque sorte, comme le point d’orgue d’une évolution de moyen terme, engagée un peu plus de dix ans auparavant. Celui de 2013, comme la Revue stratégique de 2017, confirment ces grands traits.
Pourtant dès novembre 2002, une note commune de l’EMA (état-major des armées) et de la DAS (délégation aux affaires stratégiques), interne au ministère de la défense, tentait une première synthèse de ces inflexions, sous la forme d’une série d’analyses de la stratégie de défense de la France. Un document intéressant, parce qu’on y trouve un témoignage d’une évolution très sensible des termes de référence utilisés6.
Au chapitre des « Objectifs de la politique de défense de la France », on lit : « … sécurité intérieure et sécurité extérieure sont désormais liées ; en renforçant sa capacité à agir à l’extérieur, la France assurera plus facilement sa sécurité intérieure ». S’agissant des « principes d’actions de la France », la note avance l’idée que « … la politique de défense s’appuie sur une démarche interministérielle (…) la nature globale de la défense est amplifiée par les liens (…) entre les menaces intérieures et extérieures, ce qui tend à fusionner les notions de sécurité et de défense. Cette politique (…) doit assurer la sécurité des institutions, des populations, des biens, et des ressources ».
Les relations entre les menaces intérieures et extérieures (11 septembre 2001 oblige), leurs conséquences en matière de lien entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, les différences qui s’estompent entre la défense et la sécurité y sont exposées. Avec une affirmation très forte du caractère interministériel de la défense, venant du ministère de la Défense qui plus est, alors que le Livre blanc de 1994 était un exercice de ce seul département ministériel. Ce document de 2002 consacre en fait l’entrée en force des armées, et au premier chef de l’Armée de terre, dans le paysage de la sécurité nationale.
Voilà bien un paradoxe du Livre blanc de 1994 : s’il prenait en compte, à bien des égards très correctement, la menace terroriste, les aspects liés à la protection et à la sécurité du territoire se sont révélés, assez vite, insuffisants. Or le document de l’EMA/DAS évoque, comme premier élément de la stratégie opérationnelle de la France, le concept de « posture permanente de sûreté » lequel, émanant tout droit des analyses du Livre blanc, met en avant la nécessité de prendre toutes les mesures, sans discontinuité dans l’espace ni dans le temps, pour protéger la nation, quel que soit l’état des menaces. La fonction « protection » y fait ainsi l’objet d’un développement à la fois long et bienvenu.
En fait, c’est l’affirmation de la place et du rôle des armées dans la mission générale de sécurité qui consacre une inflexion de la réflexion stratégique et de l’action politique en matière de politique publique de défense et de sécurité.
Premier temps : jusqu’en 1990, du temps de la guerre froide, la protection représentait une fonction centrale, une mission presque sacrée des armées, et surtout de l’Armée de terre. Mélange de Barrès (la terre et les morts), de garde au Rhin (et de la trouée de Fulda), c’était le temps où un corps (régiment, division…) s’identifiait aussi à un morceau de territoire national (on parlait de « division militaire territoriale », par exemple). Sous la protection de la force de frappe française et des capacités de commandement, de contrôle et de frappes de l’OTAN. S’y ajoutaient, ça ou là, des interventions, glorieuses et limitées, le plus souvent en Afrique, au Tchad ou à Kolwesi.
Deuxième temps : pendant les années quatre-vingt-dix, l’accent fut mis sur la projection (Golfe, Balkans, Afrique) avec cependant une incertitude liée au devenir de la dissuasion (et du service national) que traduit la formule alambiquée du Livre blanc : « … un nouvel équilibre s’instaure entre la dissuasion et l’action », résultat des conditions contraintes de la rédaction de cet ouvrage et de cette décennie d’entre-deux. La protection des espaces aériens et maritimes est une constante de l’action des armées depuis des années. C’est en fait le coefficient d’importance relative de ces missions qui a changé, leur extension, et le fait qu’elles concernent désormais l’ensemble des forces militaires.
Troisième temps : depuis la fin de la décennie quatre-vingt-dix, et le phénomène s’est évidemment accéléré depuis le 11 septembre 2001, c’est une nouvelle répartition qui s’esquisse, entre la projection, la protection et la dissuasion. Chacun le reconnaît dans les armées, même si les pesanteurs jouent leur rôle, jusqu’à vouloir pour certains imiter à tout prix les Etats-Unis, dans une quête désespérée en matériels terrestres sophistiqués, coûteux et improbables, dont on voit bien les limites de l’emploi, en Irak comme en Afghanistan, dans de nouvelles formes de guerres où s’épuisent les puissances militaires traditionnelles.
Evolution d’autant plus importante qu’elle se conjugue avec celle de l’Alliance atlantique, dans laquelle la place de la France demeure l’un des fondements de notre politique de défense, de plus en plus ajustée à un cadre de relations transatlantiques, au moment même où celles-ci se détendent. L’extension géographique et la transformation des missions de l’Alliance posent d’ailleurs de redoutables problèmes, que des engagements de guerre décidés rapidement – quelles que soient leur légitimité, leurs motivations et leurs objectifs – n’épuisent pas, comme le montre la guerre en Libye et les interventions au Proche et au Moyen Orient.
Evolution, enfin, dans un cadre de finances publiques très dégradées, de coopérations européennes en matière d’armement en panne, de contraction des séries construites, de maintien quelquefois illusoire d’un ensemble de capacités militaires affichées.
L’accent mis sur la sécurité correspond, dans le même temps, aux attentes de nos concitoyens.
Même si celles-ci et ceux-là révèlent, souvent, des contradictions, le besoin de sécurité (et de protection) sur le territoire s’exprime ouvertement et, faut-il l’ajouter, légitimement. C’est l’objet central du Livre blanc de 2008 et c’est pour cela qu’il porte sur la défense et sur la sécurité nationale. Du Livre blanc sur la défense nationale de 1972 au Livre blanc sur la défense de 1994 aux Livres blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 et de 2013 : l’évolution des intitulés correspond, aussi, à celle des attentes de l’opinion publique.
C’est aussi parce que la défense a pu représenter, dans notre histoire, l’expression achevée d’une logique d’Etat qui s’estompe.
L’architecture française de défense et de sécurité s’est renouvelée en profondeur et une nouvelle culture de gouvernement émerge face aux crises
Depuis le début du XXè siècle sont pris en compte, au plus haut niveau dans la République, l’ensemble des intérêts de défense et de sécurité du pays. C’est ce qu’entendit traduire la loi du 11 juillet 1938, dont l’application fut contrariée par l’entrée en guerre de la France, le 3 septembre 1939. Dans le contexte des années cinquante, une différenciation progressive se fit jour entre la préparation, la mise en condition et l’emploi de la force armée – c’est la mission de l’Etat-major des [forces] armées (EMA) du ministère de la Défense – et la coordination interministérielle en matière de défense et de sécurité : c’est la mission du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), service du Premier ministre.
C’était chose faite en 1962, au lendemain de la guerre en Algérie. Le choix des termes, du contenant et des contenus n’est pas indifférent. Les termes, en premier lieu : le qualificatif de « nationale » appliqué à la défense ne doit plus se comprendre seulement, comme en 1962, en raison de l’appartenance à la communauté nationale ; si celle-ci reste bien vivante, d’autres cercles d’expression de la volonté générale sont apparus dans ce domaine, au premier rang desquels l’Europe.
Qualifier une institution de « nationale » signifie aujourd’hui à la fois permanence (des obligations qui s’y attachent) et continuité (de l’Etat, des populations, du territoire). Il y a là une mission de premier rang.
Le contenant, ensuite. Analysant l’administration des « sommets de l’Etat » en France, Henri Oberdorff reprend la notion d’ « administration d’état-major » proposée par le professeur Quermonne, qui permet de comprendre le rôle de trait d’union au sein de l’exécutif, aux responsabilités multiples, que doit jouer un organisme tel que le SGDN ou le SGDSN, Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, depuis le 13 janvier 20107. Le système français de gouvernement reposant, sous la Vè république, sur une dyarchie inégalitaire au profit du Président de la République, l’administration des sommets de l’Etat en découle, au moins partiellement, avec dans le cas de la défense et de la sécurité nationale un primat politique net du Président, mais un primat administratif fort du Premier ministre.
Le contenu, enfin. L’essentiel réside dans le respect de la dialectique des légitimités : le politique et l’administratif, le civil et le militaire, la conception et la mise en œuvre doivent demeurer « séparables mais non séparés », comme on a pu le dire des forces françaises au sein de l’Alliance atlantique. C’est reconnaître que le caractère essentiel du « pré-politique » : préparer et suivre l’exécution des décisions, c’est-à-dire tout, sauf prendre la décision elle-même suppose, comme le disent les militaires, de se situer « à la poignée de l’éventail ». Le dernier mot revient toujours au politique.
Pour comprendre le fonctionnement de cette organisation, on pourra avancer l’idée qu’il existe un véritable modèle des politiques publiques en France. Il est fondé sur une articulation et, en même temps, une dissociation entre l’autorité qui décide, l’opérateur qui exécute, le régulateur qui contrôle, en une tri-fonctionnalité originale et permanente bien mise en évidence par François Rachline8, entre autres apports à la compréhension des interactions public/privé. Le dispositif français en matière de défense et de sécurité nationale en est, aussi, une illustration.
Si l’on prend l’exemple du renseignement : l’autorité qui décide est désormais le Président de la République, s’appuyant sur le coordinateur national du renseignement (CNR), dont le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), placé auprès du Premier ministre, assure le secrétariat permanent. Les opérateurs qui exécutent sont les services de renseignement, chacun pour ce qui les concerne. Participant à l’orientation, à la planification et à l’évolution, le SGDSN joue le rôle de régulateur : point de départ et point d’arrivée de la coordination des politiques publiques en matière de renseignement, il assure ainsi la cohérence du dispositif9.
L’architecture de défense et de sécurité est la traduction de cette tradition historique et de ce modèle français des politiques publiques.
Elle est fondée – et rendue possible – par le caractère fondamental de l’articulation Président de la République/Premier ministre, caractère renforcé par le quinquennat et la coïncidence entre majorité présidentielle, majorité de gouvernement et majorité parlementaire, au point même que cette articulation peut désormais apparaître comme un effacement du rôle – sinon des responsabilités – du chef du Gouvernement dans des matières qui non seulement relèvent du chef de l’Etat, mais encore de grands ministères, dont les détenteurs assument volontiers un dialogue singulier avec le Président de la République.
Il convient pourtant de rappeler qu’il en a été ainsi, dès l’été 2002, de la mobilisation pour la sécurité intérieure, priorité du Président de la République, qui y a affirmé avec force son rôle de clef de voûte de la sécurité intérieure et extérieure du pays. En quelques semaines, ce furent la création d’un ministère de la Sécurité intérieure, coordonnant l’emploi de l’ensemble des forces de sécurité publique et le décret du 15 mai 2002 instituant le Conseil de sécurité intérieure. Sont votées trois lois de programmation : pour la sécurité intérieure, pour la justice, pour les armées.
L’ensemble des décisions prises en la matière depuis s’inscrivent donc dans une continuité de moyen terme, et non dans une logique de rupture.
Ces décisions, arrêtées par le Président de la République, ont eu lieu lors des conseils qu’il préside : Conseils de défense, Conseils restreints, Conseils de sécurité intérieure, jusqu’en 2010. La préparation, le relevé de décisions et le suivi de celles-ci étaient assurés par le Secrétariat général de la défense nationale, chargé également de la préparation des Conseils de sécurité intérieure, dont le Secrétaire général était membre de droit, lorsqu’y étaient abordées des questions touchant au renseignement, à la défense, à la planification de défense et de sécurité nationale. Un véritable parallélisme des formes entre le Conseil de défense et le Conseil de sécurité intérieure complétait donc, à partir de 2002, l’architecture de sécurité et de défense : les instruments et les procédures d’information, de préparation, de validation et de suivi des décisions politiques étaient en place et ont fonctionné ainsi, pendant près de huit années.
D’où la décision, contenue dans ces évolutions et prévisible dès le début des travaux du Livre blanc de 2008, et qui a conduit à la transformation du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) en Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), par décret en date du 13 janvier 2010 et la réunion en un seul Conseil de défense et de sécurité nationale des deux instances jusque-là identifiées.
L’évolution du cadre, du contexte et des acteurs de la défense et de la sécurité nationale et la définition, progressive et en l’état achevée, d’une nouvelle organisation en la matière sont liées à la multiplication des crises, intérieures et extérieures, depuis un peu plus de dix ans. Cette multiplication des crises est l’occasion d’une réflexion sur les capacités de notre système à y faire face. Comment gouverner par gros temps ?
En 1951, Raymond Aron écrit Les guerres en chaîne. Nicolas Baverez en fera un commentaire inspiré dans la biographie qu’il consacrera, en 1993, à l’écrivain10. La guerre vue par Aron, c’est le dynamisme de la violence, c’est la transformation de l’outil militaire, ce sont les rencontres contingentes des acteurs, de l’histoire et de leurs erreurs.
Près de soixante-dix ans plus tard, nous sommes passés des « guerres en chaîne » aux « crises en chaîne », à l’intérieur et à l’extérieur du territoire.
Depuis 1999, les tempêtes et les catastrophes naturelles jusqu’au 11 septembre 2001 et ses conséquences au présent (y compris pour nos compatriotes à l’extérieur du territoire) et à nos jours. Attention cependant : la guerre signifie, comme disent les militaires, la « haute » intensité, avec des phases, des paliers, des retours en arrière… La crise, elle, parcourt toute l’étendue du spectre de l’action civile et militaire, et des possibles, de la « basse » intensité à la « haute » intensité. Il y a un continuum de la crise, et dans la crise.
Attention également à l’expression, assez maladroite à l’expérience à l’usage, de « gestion » de ou des crises, empruntée au « crisis management » à l’américaine, qui pourrait donner l’impression qu’on accepte de s’installer dans la durée. Mieux vaut parler de conduite de crises, convenir qu’elle peut connaître quatre phases : prévision, prévention, maîtrise et sortie, qui doivent être pensées en même temps, et qu’en même temps aussi la manœuvre de communication doit être intégrée à chacun des moments et… à tous les étages. D’où l’accent mis, dans les Livres blancs de 2008 et 2013 et dans la Revue stratégique de 2017, sur la fonction « anticipation », et le renseignement.
L’Etat doit donc renforcer les fonctions de veille, d’alerte et d’expertise, et mettre en place les chaînes d’information et de commandement adéquates.
Cela se fait dans un double contexte. L’Etat n’est plus en mesure de faire face, seul, toujours et en tous lieux et en l’état, à toutes les crises, d’une part. Il joue cependant sa crédibilité à chaque crise, sous le regard d’une opinion publique qui exige des réponses immédiates et efficaces. Comme les crises se déroulent, désormais, en chaîne, les acteurs le sont aussi : du local à l’européen et à l’international. En même temps, l’intérêt collectif ne s’incarne plus uniquement, spontanément, nécessairement, dans l’Etat-nation. Autant dire qu’une nouvelle culture de gouvernement émerge, plus contractuelle, plus partenariale, plus globale.
Un exemple l’illustrera : les infrastructures « vitales ». Le sujet remonte au milieu des années quatre-vingt-dix, aux Etats-Unis où l’on parle d’infrastructures « critiques », ou au Canada où on les qualifie d’ « essentielles ». La prise de conscience de la complexité croissante des systèmes, de l’interdépendance et de l’atomisation des acteurs, de l’importance des réseaux, matériels et immatériels (d’information, mais pas seulement : chaînes des transports, de l’eau, de l’alimentation…) a permis de conclure que ce sont la permanence et la disponibilité de ces systèmes qui deviennent stratégiques, parce qu’ils conditionnent la continuité de la vie nationale.
Voilà bien un tournant capital : l’enjeu et l’objet d’une politique de défense et de sécurité ne se limitent plus, comme hier, au fonctionnement normal et régulier des pouvoirs publics, face à la crise (ou à la guerre), pour importante que cette mission demeure.
Assurer la continuité de la vie nationale et élever le seuil de la sécurité des populations, à l’intérieur et à l’extérieur du territoire : c’est cela qui, désormais, donne un sens à la politique publique de sécurité nationale.
Cela exige, à la fois, une approche civilo-militaire, interministérielle, décloisonnée, associant public et privé, allant du local au national et à l’européen. Cela suppose, aussi, une redéfinition des priorités : de l’Etat et dans l’Etat, au sein des ministères, avec ses partenaires « grands opérateurs » (EDF, France Télécom, la SNCF…), avec les collectivités territoriales, avec les entreprises.
Au caractère global et transversal, extérieur et intérieur, des menaces, correspond le caractère global et transversal des réponses, et la sélection et la hiérarchisation des priorités par les autorités politiques : sûreté et sécurité des personnes et des biens, installations nucléaires, risques NRBC (nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques), infrastructures de transports, grands complexes industriels, réseaux matériels (eau…) et immatériels (information ; réseaux financiers…). Elever le seuil de sécurité des populations sur le territoire national suppose, dans le même temps, de prendre en compte ces menaces nouvelles, de permettre la continuité des réseaux, d’assurer la veille, la prévention, le suivi des crises, en particulier en matière de terrorisme et d’armes de destruction massive.
Tout cela fait l’objet d’une mise en commun des informations, des dispositifs d’expertise (publics, privés, civils, militaires) et d’une recherche d’homogénéisation des équipements. Dans le cadre de l’architecture de sécurité renforcée évoquée plus haut, et dans le contexte de la réforme des armées. Quels que soient les missions de nos armées et le cadre dans lequel elles s’inscrivent, c’est bien à la mission générale de sécurité nationale qu’elles contribuent éminemment, sans distinction de rang de subordination, de mérite ou d’importance. Il ne saurait donc être question d’évoquer plus longtemps, comme on a pu le faire, la réduction de nos armées à une « peau de léopard » sur le territoire national, et à l’« armée du Quai d’Orsay » à l’extérieur de nos frontières11.
Au service de la Nation et de sa sécurité, les militaires sont, tous, de métier – d’ « active », si l’on préfère. On ne discutera pas ici des conditions, des difficultés et des conséquences de la professionnalisation. Il importe cependant de mettre l’accent sur une dimension nouvelle de l’emploi des forces armées dans leur mission, première de toutes, de contribution à la sécurité nationale. La professionnalisation, c’est la fin programmée des droits de tirage sur les militaires, au profit d’un réservoir de capacités et de savoir-faire, intégré à la manœuvre générale de sécurité nationale, à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières12.
D’où la réforme de la planification nationale de sécurité, et celle de la fonction « protection » dans les armées. Naturellement, ces évolutions majeures et inachevées ont des conséquences qui concernent au premier chef les militaires, mais qui les dépassent à bien des égards.
S’ils étaient, hier, les premiers dans la défense, et le plus souvent les seuls, ils ne sont plus qu’un élément parmi d’autres dans la sécurité : à l’image de l’Etat lui-même !
Si la défense globale plaçait les armées à la tête du système, le reste suivant et alimentant la mobilisation générale, le déplacement des lignes de la défense militaire à la sécurité nationale fait que tout ne tourne plus autour de la fonction militaire, ni même de l’action militaire.
Une nouvelle dimension de l’organisation de la sécurité nationale émerge bien, à un moment où trois difficultés se confirment, auxquelles tous les responsables publics devront faire face. Nos concitoyens demandent tout, autant et quelque fois plus à une puissance publique, à un Etat qui n’est plus qu’un primus inter pares au milieu de ses partenaires. Ils supportent de plus en plus mal la contrainte, dimension désormais historique du comportement de l’Etat. Ils mettent en cause, directement, collectivement et individuellement, les responsables de l’action publique.
La mission de sécurité nationale, c’est à dire la continuité et la permanence, suppose une organisation qui rassemble : tous les acteurs, dans la durée, autour d’un même objectif ; une polyvalence des missions, autour de la continuité de la vie nationale ; une évaluation des résultats ; un partenariat dans les comportements.
Avec une interrogation finale : combien de temps faudra-t’il pour passer d’une époque à une autre, d’un système à un autre, d’une logique à une autre ? De la trilogie intérêts vitaux – Etat souverain – dissuasion nucléaire, au triptyque infrastructures vitales – acteurs en chaîne – continuité de la vie nationale ? Avec quels moyens à mettre en œuvre, et quels résultats à atteindre ? Rien ne se fera, probablement, aussi vite. Mais souvenons-nous cependant de Keynes qui, à la fin de sa vie, disait qu’ « … après avoir eu longtemps tort avec précision, il est temps d’avoir vaguement raison. »
Tristan Lecoq
Inspecteur général de l’Education nationale
Professeur des Universités associé (histoire contemporaine)
à l’Université de Paris Sorbonne
- Tristan Lecoq, « Gouverner par gros temps. L’organisation de la défense nationale depuis l’après-guerre froide » in Penser le système international (XIXème – XXIème siècle) Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, avril 2013 ↩
- Paul-Marie de La Gorce, De Gaulle Paris, Perrin 1999 p. 120 et suivantes ↩
- Marc Bloch, L’étrange défaite Paris, Albin Michel 1957. ↩
- Georges-Henri Soutou, La guerre de cinquante ans 1943-1990 Paris, Fayard 2001 ↩
- Livre blanc sur la défense nationale Paris, CEDOCAR 1972 (tome 1) et 1973 (tome 2), Livre blanc sur la défense Paris, La documentation française, 1994, Défense et sécurité nationale. Le livre blanc Paris, Odile Jacob/La documentation française, 2008, Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013 Paris, La documentation française, 2013, Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, Paris, DICoD, bureau des éditions, octobre 2017. ↩
- Note EMA/DAS n°787 DEF/EMA/ESMG et n°5017DEF/DAS du 29 novembre 2002 ↩
- Revue française d’administration publique, N°83, juillet-septembre 1997, p 411-421 ↩
- François Rachline, Services publics, économie de marché Paris, Presses de Sciences-po, 1996 ↩
- Tristan Lecoq, « Les formes et la pratique du renseignement en France depuis les années 1990. Structures, acteurs, enjeux » in Annuaire français de relations internationales 2016 volume XVII Paris, La documentation française/Université Panthéon-Assas Centre Thucydide, juillet 2016 ↩
- Nicolas Baverez, Raymond Aron, Paris, Flammarion 1993, p 254 et suivantes ↩
- Tristan Lecoq, « France : de la défense des frontières à la défense sans frontières » in Questions internationales numéro 79-80, « Le réveil des frontières » Paris, La documentation française mai-août 2016 ↩
- Tristan Lecoq, Enseigner la défense Paris, Ministère des Armées/DPMA, novembre 2018 ↩