A la fin du XIXe siècle, l’écrivain français Paul Toulet posait naïvement la question « si le peuple a les seuls gouvernements qu’il mérite, quand méritons-nous de n’en avoir pas ?». Avant d’explorer plus avant l’idée qu’un premier Ministre, en l’état, ne nous est guère utile – qui paraît certainement étrange à beaucoup -, rappelons quelques fondamentaux. En premier lieu, notre Constitution, qui lui donne, à travers l’article 21, le rôle consistant à diriger « l’action du gouvernement ».
Un rôle qui se matérialise par le fait d’organiser la défense nationale dont il est responsable, de s’assurer que les lois votées sont bien « exécutées », de nommer des personnes à diverses fonctions et de déléguer des pouvoirs à ces fins. Depuis les dernières élections législatives, il est fréquemment rappeler que le gouvernement « détermine et conduit la politique de la nation » (article 20 C). En conséquence, nous pourrions en déduire que le Premier ministre joue un rôle central dans notre organisation démocratique. Toutefois, le Président de la République préside le Conseil des ministres (article 9 C), choisit les ministres (article 8 C1), signe ordonnances et décrets (article 13 C), ou consulte (par courtoisie) son Premier ministre en cas de dissolution (article 12C). Ce qui fait, dans la pratique la plus commune de la Ve, du premier des ministres, un fusible en cas de crise2, ou un « collaborateur » du Président de la République. N Sarkozy l’avait rappelé crûment en 20073, même si il nuança son propos par la suite. Une position inconfortable, sans marge de manœuvre significative même avec des Présidents diminués ou en fin de mandat, décrite avec justesse dans le livre L’Enfer de Matignon4.
Seules les périodes de cohabitation ont transformé le rôle du Premier ministre. Chef incontesté de la majorité parlementaire, il peut alors outrepasser la lettre des Institutions et imposer au Chef de l’État des candidatures négociées au sein du gouvernement, ainsi qu’un ordre du jour au sein du Conseil des ministres en phase avec les sujets de prédilection de sa majorité.
Ce que nous vivons depuis les élections législatives de juillet 2024 ne s’apparente à aucune des situations évoquées. Il est d’ailleurs fort à parier que les rédacteurs de la Constitution de 1958 n’avaient pas envisagé un tel scénario, bien trop proche de ce que la IVe République avait connu. Le scrutin a en effet généré une Assemblée nationale constituée de trois blocs inconciliables et de deux groupes, plus petits, peut-être plus conciliables, mais insuffisants pour établir une majorité absolue dans l’hémicycle. Aucun parti, ou aucune alliance de partis n’a gagné ces élections, contrairement à ce qui est souvent entendu ou commenté5. Ceux qui considèrent être légitimes pour la fonction de Premier ministre se heurtent à une simple logique arithmétique leur refusant la majorité absolue6. La période estivale fut constitutive d’une attente frénétique de la part des acteurs politiques et des médias, non dénuée d’ailleurs d’un décalage avec le reste du pays. Équipées d’un gouvernement « démissionnaire », nos institutions ont continué à fonctionner, ainsi que l’ensemble de l’appareil administratif. Une première période d’une cinquantaine de jours à laquelle la nomination de M. Barnier a mis fin. Deux mois plus tard, nous sommes revenus à la même situation.
La motion de censure a rappelé que la nomination d’un Premier ministre ne change pas la réalité parlementaire : il n’y a toujours pas de majorité susceptible de soutenir un gouvernement. Malgré les espoirs qu’il en soit autrement, celui-ci est dépendant du bon vouloir de l’un et des autres7. Une situation qui nous interroge sur la nécessité d’un gouvernement, au sens traditionnel du terme, dans un tel contexte. Et permet de mettre en exergue le rôle que devrait/pourrait jouer le Parlement, et, peut-être plus encore, de questionner celui de l’État central dans notre société.
De la (faible) nécessité d’un gouvernement
Le leitmotiv de M. Barnier fut de consulter pour rassembler. Avec la douce illusion de disposer d’un gouvernement d’union nationale – sans que l’expression soit utilisée – susceptible de faire face à la nécessité de « ne plus faire de chèque en blanc sur les générations futures, à propos de l’écologie, comme à propos des finances publiques. » Une mission dont l’échec pourrait mesurer la difficulté. Notre culture politique poussait à la désignation d’un Premier ministre, et le Chef de l’État ne s’y est pas soustrait. M Barnier aurait-il pu faire mieux ? Être plus explicite sur les objectifs pour mieux convaincre ? Les analystes et observateurs en débattront peut-être longtemps. Il nous semble que la tâche, consistant à mimer un Premier ministre « normal » était impossible à accomplir. Et qu’il en sera de même pour la prochaine personne nommée à ce poste si l’espoir d »un fonctionnement classique demeure.
Envisagé semble-t-il un (court) moment, le choix d’un technocrate à la tête d’un gouvernement technique8 fut écarté. Or, considérant les choix électoraux des Français, le Président de la République peut orienter le débat démocratique autrement. Considérant l’article 5 C, lui intimant d’assurer « par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics », il pourrait choisir de donner au Parlement, en particulier à l’Assemblée nationale, la pleine responsabilité d’exercer les responsabilités que les électeurs venaient de lui confier.
Notre régime politique, hybride, semi quelque chose selon les grilles d’analyse, n’en reste pas moins parlementaire. Il confie au Parlement le vote de la loi et le contrôle du gouvernement, ainsi que l’évaluation des politiques publiques (article 24 C). Pourrait-on imaginer que les électeurs, dans leur sagesse souveraine, aient intimé à leurs représentants politiques l’ordre de dépasser leurs différends et de rechercher des consensus9 ?
Qu’ils attendent de ces derniers qu’ils se réunissent au sein des commissions parlementaires pour évaluer les politiques publiques initiées depuis peu ou longtemps, constater leur inefficience et en imaginer d’autres ? Qu’ils débattent de façon transparente devant les citoyens et proposent de nouvelles approches ? Qu’ils votent alors des lois exprimant des objectifs ayant fait consensus ? Nul doute que le Chef de l’État promulguerait ladite loi. Le rôle d’un gouvernement, technique, minoritaire10, voire démissionnaire, se résumerait alors à la lettre de la Constitution : le « pouvoir exécutif », le gouvernement se contenterait d’élaborer et publier les décrets d’application nécessaires à la mise en oeuvre de la volonté parlementaire.
Le gouvernement pourrait-il faire preuve de mauvaise volonté ? Certainement. Rappelons qu’à peine plus de 70 % des lois votées sont mises en oeuvre11, une situation récurrente bien que peu commentée dans la pratique de notre démocratie. Toutefois, dans ce nouveau contexte, il est fort à parier que le Premier ministre, devant « assurer l’exécution des lois » ne pourrait se dérober. D’autant moins qu’il serait alors sous la surveillance de parlementaires nouvellement investis d’une légitimité à contrôler le gouvernement, mission que leurs prédécesseurs ont eu toutes les peines du monde à accomplir.
A quelque chose malheur est bon dit l’adage. Le blocage politique dans lequel les élections semblent avoir mis notre démocratie pourrait donner lieu à une revigorante lecture du parlementarisme. Si l’enjeu n’est plus de faire tomber le gouvernement pour obtenir des postes ministériels12, mais de voter des lois qui seront exécutées par ledit gouvernement, c’est une nouvelle approche du rôle du Parlement qui se dessine. La force de l’habitude constitue une résistance évidente à une telle évolution. La relative panique qui s’est emparée, et s’empara à nouveau, de certains commentateurs à propos du vote du budget 2025 est éclairante.
Il n’est pas besoin d’un gouvernement pour élaborer ledit budget, les administrations ont fait leur travail et fait remonter les éléments. Le rôle du gouvernement tient de l’arbitrage et des équilibres. A l’aune de l’expérience récente, et du détricotage quotidien desdits arbitrages par les négociations de gré à gré avec des responsables de groupes politique, la faiblesse gouvernementale était patente. Or, ce rôle pourrait être endossé par la Commission des finances de l’Assemblée, sous réserve que celle-ci cherche des consensus et des compromis.
Notre culture politique de la centralité constitue le moteur de cette attente d’un Premier ministre qui arbitre, et le frein évident à l’hypothèse que nous venons de décrire. A l’heure où, dans le monde des entreprises ou des associations (souvent davantage dans les discours que dans les faits il est vrai), il est fréquemment question de coopération, de transversalité, le monde politique demeure obstinément vertical et peu coopératif. En en échec. Et c’est peut-être le moment d’opérer un changement de paradigme dont la société française a besoin.
Le symbole d’un (dernier) soubresaut du centralisme ?
L’attente fébrile d’un Premier ministre faisait et fait écho à l’attente de l’État dans la résolution de nos difficultés. Nous attendons tout de lui, trop à n’en pas douter. L’État français, lourdement endetté, dont le dernier budget était déficitaire à hauteur de 173 Mds €, présente le paradoxe d’être omniprésent dans la société française, et impotent. 50 années de déficits budgétaires consécutifs ne nous ont épargné ni les « crises », ni le sentiment largement répandu au sein de la population que « rien ne fonctionne ». Instruction publique en déshérence (résultats scolaires médiocre à l’aune des comparatifs européens, classes sans professeur), chômage de masse constant depuis 40 ans, institution judiciaire proche de l’épuisement (durée des contentieux incompatible avec la vie réelle, système carcéral débordé), hôpitaux publics en grande difficulté, le constat est objectivement source de défiance pour l’avenir.
Depuis très longtemps, l’État tient un double discours, le plus souvent sincère semble-t-il, affirmant la nécessité de réduire/contrôler la dépense publique et, dans le même temps, d’intervenir pour compenser les crises, les épreuves ou renforcer l’action publique. Dans cette continuité épuisante pour le débat public, le gouvernement récent s’est inscrit. Sans surprise, et sans convaincre davantage que les précédents dans sa capacité à réaliser quelque chose.
Entre 2009 et 2023, les recettes de l’État sont passées de 266 Mds € à 359 Mds €, soit une hausse de 35 % alors que l’inflation cumulée ne fut que de 29 %. Toujours plus d’argent, mais moins de moyens d’agir. La fonction publique d’État, malgré la décentralisation et les promesses régulières de réduction du nombre de fonctionnaires, continue de se renforcer13, aspirant une part significative des recettes budgétaires.
Des discours et des représentations en contradiction avec les faits qui conduisent à la paralysie de l’action publique. Et le débat public, actuel entre anciens ministres devenus amnésiques et des acteurs cherchant à exister sur la scène politique, quitte à dire n’importe quoi, perd toute lisibilité pour les citoyens.
Peut-être est-il temps de considérer d’autres approches, et notamment l’idée qu’une action publique fortement décentralisée serait davantage en phase avec les enjeux contemporains. L’État devrait alors se concentrer sur ses missions clés, peut-être moins régaliennes que celles qui permettent de faire société – instruction publique, justice, sécurité -, et confier toutes les autres aux pouvoirs locaux. Ces derniers seraient alors enjoints de faire preuve d’imagination pour expérimenter, déployer, de nouvelles politiques14. En matière d’emploi, d’aménagement urbain, de préservation de l’environnement, là où le caractère monolithique des actions étatiques a, depuis 40 ans, montré non seulement de sérieuses limites, mais aussi dévoyé la notion d’égalité si chère aux Français. A vouloir agir partout à l’identique, l’État s’est le plus souvent résolu à ne pas agir15. En revanche, confier davantage de responsabilités notamment aux Régions et aux Métropoles permettrait de redonner espoirs aux nombreux territoires oubliés de la capitale16.
La grande loi de 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions portait la décentralisation sans mettre en avant le mot17. C’est certainement ce dont nous avons besoin aujourd’hui pour sortir de la paralysie institutionnelle dans laquelle les élections de l’été 2024 nous ont plongé, peut-être durablement. Une telle orientation de décentralisation ou d’autonomisation des territoires permettrait peut-être aussi de restaurer une confiance éteinte entre les citoyens et leurs représentants, ces derniers ayant alors une réelle capacité d’agir localement. Elle ouvrirait alors le champ à une dynamisation de la démocratie locale. Et peut-être pourrions imaginer de nouveaux modes de scrutin, moins conservateurs, laissant de la place à de nouvelles offres politiques, ce que l’incompatibilité absolue entre les blocs politiques présents au Parlement interdit aujourd’hui.
Rompre avec l’idée de la centralité est le corollaire de la rupture avec l’idée qu’un individu providentiel viendrait donner sens ou mettre de l’ordre dans le chaos électoral. En admettant que, dans la situation actuelle, un Premier ministre ne saurait être tel que ceux que nous avons connus, et qu’il est donc inutile d’en chercher un qui ne pourrait que simuler la fonction, nous pourrions ouvrir un nouveau chemin pour la démocratie française. Bien que le temps semble toujours compté, nous disposons d’une année avant une possible élection. Autant la mettre à profit pour essayer de faire preuve d’intelligence collective.
Eric Lafond
Docteur en Droit Public
Enseignant à l’Université Lumière Lyon 2 et à HEIP
- Certains s’accrochent à la lettre de l’article pour suggérer que le Premier ministre propose des personnalités au Chef d’État. A l’aune des deux dernières élections présidentielles, s’il est probable qu’ils aient au leur mot à dire sur la composition de leur gouvernement, ces personnes ne disposaient pas de la légitimité pour imposer un quelconque choix au Président nouvellement élu. ↩
- La courte durée de la mission de M. Attal en constitue un éclairage saisissant ↩
- Article dans Sud Ouest, août 2007 ↩
- Raphaëlle Bacquée, ed. Albin Michel, 300 p., Paris, 2008. On recommande aussi la série documentaire éponyme sur Arte ↩
- L’alliance NFP compte le groupe de députés le plus important, le RN et ses alliés ont obtenu le plus grand nombre de voix au second tour ↩
- Ou, a minima, une majorité simple in-susceptible d’être renversée ↩
- Voire de ceux qui seront nommés ministres dont la menace de démission mettra le gouvernement en situation de crise et d’instabilité permanente ↩
- Expression d’ailleurs dont on ne connaît pas la portée exacte ↩
- Thierry Lhermite, « La dissolution du 9 juin 2024 à l’aune d’un quinquennat non renouvelable », in Revue Politique et Parlementaire, 9 oct. 2024, où l’auteur se demande si « Pour compléter et actualiser avec humilité les propos du regretté Professeur Richard Ghevontian, le quinquennat, à la lumière de la dissolution du 9 juin 2024 et des élections législatives qui ont suivi, a contribué à déplacer le débat politique », entre le Président et l’Assemblée. ↩
- Antoine Faye et Julien Arnoult, « Place au régime Parlementaire », in Telos, www.telos-eu.com, 5 juillet 2024, l’auteur rappelant, à l’éclairage d’exemples européens, « qu’un gouvernement minoritaire n’a rien d’anormal dans un régime parlementaire. » ↩
- Pierre Januel, Comment passer de la loi au concret ?, in Dalloz Actualité, 29 juillet 2020 ↩
- Travers commun des régimes parlementaires comme celui de la IVe ↩
- 2,545 millions en 2022, +77 000 de 2017 à 2020 après une baisse de 100 000 entre 2003 et 2016 – source Insee ↩
- On peut, à ce titre, analyser la récente déclaration de la Cour des comptes indiquant que la fonction publique territoriale pourrait supprimer 100 000 fonctionnaires comme l’expression classique du centralisme français. (2e volet du rapport annuel sur les finances publiques locales, 2 oct 2024) ↩
- L’exemple de la mise en place de la « prime renov » est à ce titre instructif. En septembre de cette année, l’IGF rendait un rapport, peu commenté à ce jour (Géraldine Woessner, « Transition énergétique, le rapport qui dérange le gouvernement », in Le Point, 22/11/2024) pointant les nombreux mécanismes de détournement de fonds publics générés par ce dispositif byzantin. ↩
- Voir les nombreux ouvrages sur le sujet – Christophe Guilly, La France Périphérique ; Anne Niva, La France en face, etc.. ↩
- A l’inverse d’une énième loi faisant référence à la décentralisation, votée le 21 février 2022 (Loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale… dite Loi 3DS) dont l’impact est invisible. ↩