Le 23 juillet dernier, des avions russes de surveillance survolent l’espace aérien sud-coréen. Une violation dénoncée par la Corée du Sud et démentie par la Russie. Léo Keller, directeur du blog géopolitique Blogazoi, revient dans ce premier volet plus longuement sur la situation.
L’on oublie, trop fréquemment, que la guerre de Corée déclenchée le 25 juin 1950 fut le fruit d’une superbe machination de Staline. C’est lui qui en effet tendit un piège à Mao. Certes, Poutine ne possède ni la rouerie de Staline et ne jouit pas non plus de la puissance de feue de l’armée rouge. Quant à Xi Ji-Ping nul n’est en mesure ou n’oserait dorénavant lui dicter sa conduite. Le Japon est devenu la troisième puissance économique mondiale, la Corée du Sud est quant à elle, la 11e et est devenue une vraie démocratie.
Les faits
Pour autant le trio Chine, Russie, Corée du Nord, vient d’administrer –au monde entier– une superbe leçon de géopolitique dans le ciel coréen, au-dessus des îles Dokdo -simples ilots- également revendiqués par le Japon sous le nom de Takeshima.
Ainsi des avions russes de surveillance de type A–50 ont survolé et violé le 23 Juillet la KADIZ (South’s Korean’s Air Defense Zone) et l’espace aérien sud-coréen. Ces mêmes avions ont été rejoints dans leur patrouille par des chasseurs chinois.
En géopolitique, moins qu’ailleurs, le hasard n’existe pas.
Pour comprendre les enjeux, élargissons la focale. Ce n’est certes pas la première fois que des avions russes violent l’espace aérien sud-coréen. Ce qui est nouveau c’est qu’ils ont commis cette intrusion de concert avec des avions chinois. C’est donc le premier véritable incident sud-coréen-russe.
Ces avions auraient pu patrouiller n’importe où dans l’espace aérien sud-coréen. Or ils l’ont fait précisément au-dessus d’îlots quasi désertiques (et dont les rochers sont parfois ensevelis sous l’eau) mais qui présentent l’intérêt stratégique d’être une pomme de discorde entre le Japon et la Corée du Sud.
Ce qui interpelle également c’est la concomitance quasi parfaite avec la crise que traversent le Japon et la Corée du Sud dans l’affaire des restrictions d’exportation de produits technologiques que nous avons traitée précédemment dans un autre article. C’est également la première fois que la Corée du Sud affiche aussi publiquement une réaction musclée.
Malgré la mort de 47 marins tués lors de l’attaque par la Corée du Nord de la vedette Cheonan, Séoul n’avait pas réellement réagi. Or cette fois-ci, les F15 sud-coréens ont procédé lors de la première violation de leur espace aérien à 80 tirs de semonces et 20 jets de flammes et la deuxième fois à plus de 250 tirs de semonce.
Bien entendu Moscou et Pékin, tout en affirmant avoir effectué des exercices de routine, nient avoir violé l’espace aérien sud-coréen.
Même si ces exercices communs étaient prévus de longue date, la chronologie n’aura pas échappé à l’observateur attentif.
Le même jour en effet, la Corée du Nord, dévoile la photo de son dernier prototype de sous-marin. Or les sous-marins sont l’élément roi de toute panoplie nucléaire digne de ce nom. Singapour, Hanoi et la chaconne de Trump en Corée du Nord, sont encore vivants dans les esprits ; ils peuvent bien réjouir l’esprit embrumé de Trump, cela n’empêche pas, et peut-être est-ce la raison, Kim d’administrer à Trump une nouvelle vexation.
Notons au passage la superbe efficacité des sanctions ! Un sous-marin est un des appareils les plus complexes à élaborer.
Ce qui est particulièrement intéressant en cette affaire c’est la réaction du Japon. Après tout, Japon et Corée sont liés, certes séparément, aux USA et ils bénéficient tous deux de la protection militaire américaine. Même si les relations entre ces deux pays ne sont pas toujours au beau fixe, ce sont deux démocraties interdépendantes ayant eu à pâtir des mêmes ennemis, et qui restent une cible commune de ces mêmes « ennemis ». Or le Japon, non content de garder un silence neutre, tance ouvertement, certes la Russie, mais surtout la Corée. Il dit que les agissements sud-coréens sont regrettables.
Tant la Russie que la Chine dénient véhémentement avoir violé l’espace sud-coréen en des termes qui laissent augurer des arrière-pensées. Qu’on en juge.
Wu Qian porte-parole chinois du ministère de la Défense Chinois: « They strictly abided by the relevant regulations of international law and did not enter the airspace of other countries ».1
La Russie quant à elle ne reconnaît pas la KADIZ. Elle va même jusqu’à accuser les pilotes sud-coréens de : « hooliganism in the air ». Les mânes de Staline doivent rosir d’aise. La Russie s’est donc plainte auprès de la Corée du Sud du comportement de ses pilotes qui se sont livrés à d’: « illegal and dangerous actions. »
Face à la Corée du Nord, les USA sont donc confrontés à une double deterrence et une compellence.
Héritage de la guerre de Corée, l’objectif des Américains (et des sud-coréens) a consisté à déterrer la Corée du Nord d’envahir son voisin du Sud. L’on peut affirmer que cette première deterrence a parfaitement fonctionné quelque soit la présidence américaine.
L’on manque une compréhension essentielle de la géopolitique de la péninsule, si l’on ne reconnaît pas cette réussite malgré tout éclatante.
Varsovie, Prague, Budapest et Berlin portent témoignage sanglant que la chose n’était pas forcément évidente.
Par contre la deterrence que l’on pourrait qualifier de stratégique, elle, n’a pas fonctionné. Les Coréens du Nord ont bel et bien acquis la maturité nucléaire. « Fire and Fury » ou pas !
Que le risque de guerre nucléaire soit pris au sérieux par des néoconservateurs américains, à l’esprit enténébré, est une autre affaire. Que des apprentis dictateurs nord-coréens feignent de croire à une attaque nucléaire américaine contre leur pays, libre à eux. Mais la réalité est là. Il n’y a pas eu d’attaque nucléaire. Et il n’y en aura pas. Et de quelque côté.
En la matière, blâmer l’incompétence du seul Donald Trump et de sa diplomatie brouillonne nous semble injuste. On peut tout au plus lui reprocher sa naïveté confondante et son appétence immodérée pour les médias. En effet, aucun de ses prédécesseurs n’a fait mieux que lui. Certains ont peut-être fait pire. Ainsi Bush Junior.
Quant à Clinton, il eût beau lui aussi brandir la menace, sa deterrence se révéla finalement un parfait échec. Qu’on en juge: « We would overwhelmingly retaliate if [the North Koreans] were to ever use, to develop and use nuclear weapons. It would mean the end of their country as they know it. »2
Par contre les Américains ont complètement échoué au niveau de la compellence. C’est peut-être plus grave car la compellence est l’outil qui mesure le véritable rapport de forces. Déterrer, grâce à l’arme atomique, aussi appelée l’arme du pauvre est relativement facile. Les généraux français Pierre-Marie Gallois, Lucien Poirier et Beaufre l’ont amplement conceptualisé avec la dissuasion du faible au fort. Dissuasion que les nord-coréens ont transformée en dissuasion du fou au fort.
Mais obliger un adversaire à entreprendre une action pour complaire à sa volonté est autrement plus compliqué. Ultima ratio regum. Les victimes coréennes et américaines des « micros attaques » nord-coréennes en apportent hélas la preuve.
Déterrer les nord-coréens d’appuyer sur le bouton nucléaire a jusqu’à présent d’autant plus fonctionné avec succès qu’ils ne possédaient pas encore la bombe; les empêcher d’acquérir le bouton nucléaire a cependant échoué ; les forcer à enlever leurs milliers de canons massés le long de la frontière commune relève de la chimère la plus fantaisiste.
Trump a supprimé de sa propre autorité les exercices communs à grande échelle entre la Corée et les USA pour des raisons qui relevaient davantage de la gestion d’un petit supermarché de la « Rust Belt » que de la géopolitique.
Quand bien même les a-t-il remplacés par des exercices low-cost ! Le résultat se fait toujours attendre.
Ainsi les missiles tirés dernièrement par la Corée du Nord sont dérivés du missile russe Iskander. Ils sont destinés à lutter et à tromper le système THAAD ; ils ont été considérablement améliorés au fil des sanctions ; ils sont désormais aujourd’hui à carburant solide et peuvent être lancés à partir de TEL mobiles.
Le général Abrams résume parfaitement la situation de cette zone grise lors d’une audition en Février 2019 devant la Commission des forces armées du Sénat des États-Unis :
« Ongoing diplomatic engagement and summitry among the leaders of the ROK, US and the Democratic People’s Republic of Korea (DPRK) in 2018 led to a palpable reduction in tension when compared to the recent years of missile launches and nuclear tests. The inter-Korean Comprehensive Military Agreement (CMA) has produced a number of nascent confidence-building measures:
demilitarization of the Joint Security Area (JSA), demining small areas of the Demilitarized Zone (DMZ) in preparation for ROK-DPRK joint remains recovery operations this spring, mutually-verified removal of select guard posts along the DMZ, and increased interaction between UNC forces and Korean People’s Army (KPA) forces operating within the JSA.
All of these measures support improved military-to-military communications among the ROK, DPRK, and UNC, and some have sparked limited cooperation. These steps, regardless of size or scope, are positive indicators of the impact sustained diplomatic efforts have begun to bring about. Current modifications in atmospherics, however, do not represent a substantive change in North Korea’s military posture or readiness.
The North Korean military remains formidable and dangerous, with no discernable differences in the assessed force structure, readiness, or lethality my predecessor reported in 2018.
While Kim Jong-un’s (KJU) 2019 New Year’s speech called for South Korea to halt joint military exercises with the United States, the KPA’s Winter Training Cycle this year commenced as it has for the past five years – with a force of over one million engaged in individual and unit-level training throughout the country.
Notably, the size, scope, and timing of training events are consistent with recent years.
The only observable change has been a reduction in the attention and bellicosity the regime layers onto its military activities. Since the end of 2017, Pyongyang has reduced its hostile rhetoric and halted media coverage of KJU attending capstone events such as large-scale, live-fire training or special operations raids on mock-up Alliance targets. It is, however, too soon to conclude that a lower profile is indicative of lesser risk. »
“This acceptance of short-range missile testing drives a wedge between the United States and its allies and does not take into account how a conflict on the Korean Peninsula would probably unfold. These short-range missiles are indeed likely to be the first missiles used in a conflict that could well rapidly escalate to nuclear use. Short-range ballistic missiles add a new level of unpredictability to an already tense situation. » 3
En quelque sorte, en échange de l’arrêt des LRBM, les Nord-Coréens ont acquis la possibilité de jouer plus efficacement dès le bas du spectre. Licence de chasse ainsi accordée ! En quelque sorte des armes dont on parle et que l’on montre fièrement et crânement et dont Kim sait parfaitement qu’il n’en fera pas usage. Pour autant c’est son assurance vie !
Par ailleurs la Corée du Nord maîtrise parfaitement les langages, les codes et les rites initiatiques du jeu nucléaire. Aussi bien dorénavant que les Américains dont les experts sont ceux qui sont allés le plus loin dans son expression et dans sa recherche intellectuelle.
Les Coréens évitent- la plupart du temps- de parler de missiles ; ils préfèrent le mot « rocket ». Techniquement ils n’ont pas tort, car la seule chose qu’ils ne maîtrisent pas encore complètement dans un missile c’est sa rentrée dans l’atmosphère, ce qui est, convenons-en gênant pour frapper une cible avec une précision lorsque l’on connaît la CEP américaine.
Les rockets nord-coréennes relèvent donc davantage de fusées plutôt que de missiles. Pour autant ils sont manœuvrables. Mais la véritable novation, et ce qui est peut-être le plus grave, c’est qu’ils peuvent emporter des charges nucléaires aussi bien que conventionnelles. Ce qui introduit le doute et pose le problème de l’utilisation par les USA de vecteurs nucléaires contre une menace conventionnelle.
Léo Keller
Directeur du blog de géopolitique Blogazoi
Professeur à Kedge Business School