L’ignoble décision de jeter en prison Boualem Sansal prouve une fois de plus le vrai pouvoir de la littérature. Apparemment, les systèmes totalitaires produisent « de bons lecteurs », car les dictateurs ne prendraient pas la peine de les persécuter eux et leurs auteurs ou de brûler leurs œuvres. Sansal sait parfaitement à quel point il inspire de telles obsessions, car, dit-il avec raison, l’écrivain a pour tâche d’approcher au plus près le peuple en se maintenant dans un état de perpétuelle insatisfaction pour ne jamais baisser la garde.
C’est précisément dans ce contexte qu’il faut replacer ses déclarations publiques ou encore celles de ses confrères comme la lettre ouverte de Mohamed Kacimi à Bouteflika ou la lettre ouverte de Sansal à ses compatriotes. Dans son roman dystopique 2084 La Fin du monde, l’écrivain franco-algérien décrit l’omnipotence d’une dictature religieuse qui enserre la population dans un système totalitaire. Personne n’a été dupe : ce roman raconte l’islamisme. Dans un pays appelé « Abistan », le système est tellement fermé que ses habitants ne connaissent plus rien de l’existence d’autres pays. Tout est pensé, construit autour d’un Président que personne n’a jamais vu. Le mythe fondateur du pays est le souvenir d’une grande guerre – difficile de ne pas faire le lien avec le mythe du FLN – qui joue socialement et culturellement comme une fonction identitaire quasi sacrée. Compte tenu de la situation polylinguistique de l’Algérie actuelle et des conflits qui y sont associés, il convient de noter qu’une langue est parlée en Abistan.
Plus encore, la langue est construite pour servir le système totalitaire avec des expressions répétitives, des mots simples et des textes courts. L’influence de George Orwell est dès lors évidente et le titre du roman de Sansal ne pouvait que couler de source.
Cependant, la découverte des réalités parallèles et la mise en évidence des fractures dangereuses au sein de la société ne doivent pas se limiter aux textes, mais également s’exprimer dans des actions politiques. En ce sens, la littérature pourrait être considérée comme un outil dérivé de l’analyse géopolitique dans la mesure où elle écoute mieux et analyse plus en profondeur qu’un média limité par la nécessité de l’immédiateté. La littérature révèle voire anticipe les bouleversements et les changements majeurs qui s’opèrent dans une société, même si ceux-ci ne sont pas tous compris par tous. Pour ma part, le lien intellectuel avec un écrivain comme Michel Houellebecq est la preuve que nous sommes en France, mais aussi en Europe, dans une fracturation des valeurs. Au début du siècle, Kafka avait ouvert le chantier avec Le Procès, un roman fondamental et on ne peut plus actuel.
Boualem Sansal, comme tous les auteurs algériens écrivant en français, se trouve dans une relation particulièrement ambivalente avec l’Algérie elle-même. « Je suis un champion de la francophonie dans un pays qui refuse la francophonie », a-t-il déclaré, interrogé par un journaliste lors d’un de ses séjours en Allemagne où il a de nombreux lecteurs.
L’œuvre de Boualem Sansal s’inscrit pleinement dans l’histoire littéraire de ce XXIe siècle, dont les attentats du 11 septembre ont été la préface. Ses livres peuvent être considérés comme des documents d’une histoire internationale qui va bien au-delà de la « question algérienne ». Aussi, son emprisonnement n’est pas seulement un règlement de compte organisé par les dirigeants algériens, mais une sorte de prise de guerre revendiquée par les islamistes du monde entier.
Il y a quelques années, Sansal soutenait la création d’un parlement d’écrivains. Cette idée a été interrompue par la pandémie. Cela aurait pu offrir une opportunité pour s’attaquer aux questions politiques, sociales et culturelles que nous pose ce siècle malade.
« Nous voulons et souhaitons une apparition massive des écrivains et intellectuels de la Méditerranée pour que prennent fin les drames qui ont condamné et continuent de condamner des millions de femmes et d’hommes. » Telle est la phrase constitutive du projet que nous avions pensé sous la houlette de Boualem Sansal.
La Méditerranée est devenue un cimetière pour la jeunesse pour la jeunesse des pays de la rive sud. Boualem Sansal est au cœur même de cet humanisme. Sa libération doit être pour chacun de nous un combat de tous les instants.
Pr Jürgen Wertheimer
Professeur de littérature comparée à l’université de Tübingen
Co-fondateur avec Boualem Sansal de l’Association Cassandra
Membre de Zone Libre
(texte traduit de l’allemand par Michel Dray)