Observateur et analyste de la chose publique, Michel Onfray nous livre, dans le numéro de juillet-septembre 2023, son regard sur la société actuelle traversée par de multiples crises. Le philosophe et essayiste dénonce les idéologies dominantes actuelles, venues notamment d’outre-Atlantique, qui produisent des « soumis » et des « passifs ».
Revue Politique et Parlementaire – Quel regard peut porter le philosophe sur une évolution du monde où guerres, épidémies, bouleversements techno-scientifiques, enjeux environnementaux, crises migratoires, etc. paraissent rendre l’avenir plus incertain que jamais ? Diriez-vous qu’il s’agit-là d’un effet d’optique propre à toute époque ou qu’il existe une singularité inhérente à l’incertitude que nous traversons ?
Michel Onfray – Nous laissons de côté toutes les disciplines qui nous permettraient de penser véritablement les faits en préférant l’idéologie qui est un mélange de moralisme, de puritanisme, d’opinions, de lieux communs, de gauchisme culturel. Car l’éthologie et la démographie nous permettent d’aborder les choses plus concrètement.
Le monde se rétrécit et il subit une indéniable surpopulation. Les surfaces habitables de la planète représentent un quart du globe, cette habitabilité est remise en cause par le changement climatique qui affecte la planète depuis des millions d’années, avec ou sans l’homme, ce qui rend d’importants espaces impropres à la vie.
Je suis né en 1959, il y avait alors trois milliards d’individus sur la planète, à l’heure où j’écris, il y en a sept : la population a plus que doublé en soixante ans. Qu’imagine- t-on dans un demi-siècle, voire un siècle ? Quinze milliards ?
Henri Laborit a bien montré dans Éloge de la fuite (1976) qu’une surexploitation de l’espace vital crée les conditions de pathologies individuelles contre soi (somatisations, conduites à risque, addictions aux drogues, à l’alcool, retournement de l’agressivité contre soi, cancers, allergies, suicides, etc.) ou contre autrui (agressivité, violence, attaques, terrorisme, guerres, attentats, etc.). Alain Resnais en a fait un magnifique film : Mon oncle d’Amérique en 1980.
Si rien n’est fait contre ce mouvement, les hommes vont retrouver l’état sauvage. Et rien ne saurait s’opposer à cette course à l’abime, sauf si la nature déclenche les épidémies mortelles dont elle a le secret…
La question se pose aujourd’hui de colonies extraterrestres pour permettre à une élite choisie d’échapper par les puissants du monde à cet enfer annoncé : c’est le projet transhumaniste des GAFAM. Elon Musk est le navire amiral de ce changement de paradigme civilisationnel.
RPP – La France a vécu successivement deux crises importantes depuis le début 2023, la crise des retraites d’abord et l’embrasement émeutier en juillet ensuite. Le social d’un côté, le régalien de l’autre. Comment analysez-vous ces deux moments ? Pouvons-nous déceler un fil directeur entre ces derniers ? Ce que nous vivons constitue-t-il principalement une crise du modèle français, modèle social, modèle citoyen ?
Michel Onfray – Le modèle maastrichtien soutenu par la moitié de la gauche et la moitié de la droite, Macron tenant les deux bouts de cette camarilla, est libéral. Or, le libéralisme est une idéologie progressiste du XVIIIe siècle : main invisible d’un Dieu déiste qui régule naturellement le marché, théorie du ruissellement en vertu de laquelle la richesse des riches contribuera à terme à la richesse des pauvres, croyance après le Mandeville de La fable des abeilles que les vices privés font les vertus publiques. Or, le réel montre que cette idéologie vaut celle des socialistes, des anarchistes, des communistes, des marxistes, des léninistes, des maoïstes, des castristes, etc. En guise de paradis libéral il n’y a que jungle sociale, paupérisation généralisée et nihilisme social.
La réforme des retraites, le social, et les émeutes urbaines, le social soutenu par le sociétal et vice versa, sont les effets secondaires de la maladie libérale dont je viens de parler : jungle, paupérisation, nihilisme.
La crise est celle de la civilisation devenue nihiliste depuis que les consolations religieuses, le Salut chrétien, et les politiques alternatives, le Grand Soir marxiste, ont disparu. C’est la civilisation judéo- chrétienne qui agonise…
RPP – Vous pensez la politique, vous la commentez, d’aucuns aimeraient vous voir entrer dans l’arène. Est-il possible d’être à la fois un analyste éprouvé et un acteur de la chose publique ? De Gaulle en fut un exemple mais il a « bénéficié » de circonstances exceptionnelles…
Michel Onfray – Le temps du général de Gaulle n’était pas aussi nihiliste qu’il l’est devenu : le nihilisme s’est généralisé, démocratisé, il s’est répandu comme la bouteille à encre.
Au temps du général, il concerne la classe intellectuelle, les surréalistes et les existentialistes, les freudiens et les lettristes, les marxistes et les structuralistes. C’est Paris, ce petit Paris jacobin qui fait la loi au reste de la France.
Des années plus tard, la contamination ayant bien eu lieu de la capitale à la province, cette idéologie fait la loi dans la plus isolée des écoles de campagne, dans la moindre saison culturelle de ville moyenne, dans le plus petit dîner de sous-préfecture, dans l’ensemble de la presse quotidienne régionale accrochée à ses annonceurs eux-aussi soumis…
L’Appel du 18 juin laisse les intellectuels de marbre : qui part rejoindre le général à Londres à Saint-Germain-des-Prés ? La plupart des résistants sont des gens simples et modestes qui, eux, disposent d’un sens moral et politique, civique, qui les fait s’engager. Je vous renvoie au livre de Gilbert Joseph Une si douce occupation qui raconte les frasques parisiennes de Sartre, Beauvoir, Merleau-Ponty et compagnie ! C’est édifiant.
Notre époque est dirigée par des idéologies dépravées avec lesquelles notre époque produit quantité de soumis, de collaborateurs, de passifs, de dominés, de conquis.
Partir pour redresser la France sans armée, c’est sortir de la tranchée et se prendre la première salve venue. Je n’ai pas vocation au martyre. Si un salut sortait de ce martyre, pourquoi pas. Mais en nos temps tout est absorbé par le nihilisme comme dans un trou noir.
RPP – Vous venez de la gauche, vous êtes souverainiste, vous pensez le progrès mais par ailleurs vous croyez aussi à la force de la tradition. Certains à gauche ou au centre vous classent désormais à droite. Que leur répondez-vous ? C’est la gauche qui a trahi ? Et sur la question qui a beaucoup agité les commentateurs ces derniers mois, celle de l’arc républicain, diriez-vous qu’une partie de la gauche a abandonné celui-ci ?
Michel Onfray – J’en viens et j’y suis encore. Ceux qui me classent à droite défendent, eux, l’achat et la vente des enfants, la location d’utérus des femmes pauvres, ils défendaient la pédophilie il y a peu, ils la défendent toujours à bas bruit, aujourd’hui, ils célèbrent la zoophilie et la coprophagie – le journal Libération publie une tribune de B. P. Préciado qui va en ce sens le 17 janvier 2014 – vérifiez sur le net… Cette même prétendue gauche célèbre l’homophobie, l’antisémitisme, la misogynie, la phallocratie, le virilisme, pourvu que ce fascisme soit porté par l’islam radical. Ils défendent également le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie, l’apartheid, l’antisionisme, si cette autre face du même fascisme est défendue par l’islamo-gauchisme. Enfin, cette même gauche estime que quiconque n’épouse pas leur fascisme rouge est un homme de droite, donc d’extrême-droite, donc un fasciste, etc. Être insulté par ces gens-là est un honneur. Être reconnu par eux comme l’un des leurs m’inquiéterait…
RPP – Wokisme, cancel culture, indigénisme, ces courants très actifs, notamment dans certaines universités, sont-ils le produit du capitalisme mondialisé ? Et comment les combattre ?
Michel Onfray – La gauche a failli : en France avec Mitterrand qui montre son impéritie cynique et décide, incapable de gérer le pays à gauche, en mars 1983 que le socialisme, c’est fini, et que le giscardisme va devenir l’idéologie d’État.
C’est le moment de la parenthèse libérale jamais refermée. Bernard Tapie devient le héros de cette prétendue gauche-là : « Vive la crise ! » prétendent les Serge July, les Laurent Joffrin, Anne Sinclair, DSK, Montand et Signoret, BHL & C°, France-Inter, etc. Ils voulaient la crise en 1984 ? Quarante ans plus tard, ils l’ont – et laquelle !
Sur le terrain international, la fin de l’URSS en 1992, l’effondrement induit du bloc de l’Est, l’avancée de l’impérialisme américain qui s’en est suivie avec l’aide de l’Europe maastrichtienne, voilà qui a laissé la gauche veuve d’idéaux : plus d’espérance social-démocrate, plus d’espoir marxiste-léniniste.
La gauche aurait pu travailler à une alter- native après son échec de 1983, elle a préféré jouir du pouvoir. […]
RPP – Nous avons une responsabilité particulière vis-à-vis du « Grand Sud ». Quel jugement portez-vous sur la relation de la France avec l’Afrique, qui se rappelle régulièrement à notre actualité ?
Michel Onfray – Le souverainiste que je suis souhaite que chaque pays fasse la loi chez lui et ne fasse pas la loi qu’un autre pays lui demande de faire.
De Gaulle a refusé l’impérialisme américain, voyez l’AMGOT, le Gouvernement militaire Allié des Territoires Occupés (sic !), il nous faut être gaullien, gaulliste de façon internationale. C’est-à-dire disposer d’une réelle politique française, nationale, souverainiste, dans une Europe d’États souverains, avec des alliances mondiales qui évitent la soumission à l’Empire US.
Or, pour ce faire, il faudrait une crédibilité que nous avons perdue depuis Giscard. Après Sarkozy et Hollande, Macron a achevé le crédit du pays sur la planète. Nous ne sommes plus crédibles, certes, mais, pire : nous sommes devenus pitoyables, ridicules. Inutiles…
L’Afrique en a assez d’être vassalisée à la France, et elle a bien raison. Mais il est singulier qu’elle veuille juste changer de maître et rester vassale en appelant un nouveau maître : la Russie.
RPP – Pour changer le cours des choses, vous prônez une sorte de réforme « girondine », de révolution des territoires et des terroirs. Quelle forme concrète celle-ci pourrait-elle prendre ?
Michel Onfray – En deux lignes, c’est court… Disons qu’il faudrait activer un communalisme libertaire, recréer les parlements régionaux, instaurer non pas un régionalisme jacobin, avec ses féodalités de région, mais un réel pouvoir d’élus soumis à des mandats impératifs. Il faudrait donner aux référendums, locaux ou nationaux, une importance cardinale : si le peuple est souverain, ce que je crois, alors qu’il le soit vraiment !
Il faudrait redéfinir ce qui relève des pouvoirs régionaux et d’un pouvoir national : il faut un homme à même d’appuyer sur le bouton nucléaire.
La Nation n’a pas pour seul modèle le jacobinisme, ça c’est la jurisprudence robespierriste associée aux éléments de langage qui prétendent que le girondisme c’était (ou ce serait) la fin de la Nation : c’est bien au contraire la possibilité de refaire une nation défaite. Retour au contrat social ! […]
Michel ONFRAY
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)
Philosophe