Bernard Bourdin, philosophe politique propose une analyse percutante sur les enjeux théologiques et historiques de l’Olympisme moderne.
On peut se demander pourquoi les organisateurs des JO se sont senti « obligés » de tourner en dérision la Cène du Christ. Cette dérision est d’autant moins compréhensible que le sport est par vocation un haut lieu de communion des peuples et de suspension des courants d’idées philosophiques, politiques et spirituels au nom même des valeurs olympiques. C’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit du pays qui a l’honneur de « recevoir le monde » pour vivre un grand moment de symphonie des nations. Ajoutons qu’il n’aurait pas dû échapper aux organisateurs que la France doit s’honorer qu’un religieux catholique a joué un rôle décisif aux côtés de Pierre de Coubertin pour la promotion des jeux olympiques, à savoir le Père dominicain Henri Louis Didon. Ce simple oubli factuel situe pourtant l’enjeu à la fois théologique et historique de la controverse soulevée par la dérision du symbole le plus visible de la foi chrétienne : l’eucharistie. Pourquoi ce symbole est-il devenu si problématique ?
Plus qu’une dérision c’est la subversion de sa signification qui a été donnée à voir. L’institution de la Cène qui précède la mort et la Résurrection du Christ signifie combien le christianisme est religion de l’Incarnation et par conséquent du corps, mais certainement pas du corps tel qu’il est vécu de nos jours. Que les organisateurs ne soient pas dotés d’une grande culture théologique, on peut le comprendre mais la formation des doctrines théologiques n’est guère séparable de leur contexte historique. Et là un esprit un peu averti est en droit de se prendre à douter, surtout quand on sait qu’un médiéviste, Patrick Boucheron, apôtre de La France mondiale, fait partie du comité d’organisation des JO. C’est sur le plan du rapport à l’histoire passée, présente et avenir, que se pose en réalité le cœur du problème. Que la communauté des croyants soit affectée par cette intrusion irrespectueuse dans le cœur visible de la foi, comme chrétien je ne peux que le comprendre. Mais il serait erroné de considérer qu’une telle dérision vise essentiellement l’Eglise. L’enjeu est plus radical.
Il est celui d’une certaine idée de l’avenir des sociétés occidentales. D’où l’ambiguïté de signification des symboles autour de deux références païenne et chrétienne. Ces deux références mythologique et religieuse entremêlées font signe vers ce que nos sociétés devraient devenir : l’addition d’identités particulières délestées de toute dette à l’égard de ce qui les précède. Adieu les nains sur les épaules de géants ! La France, pays phare de la Révolution, mise en valeur de façon caricaturales avec l’évocation de Marie Antoinette décapitée, sanguinolente tenant sa tête au son de « Ça ira » précédant le groupe Gojira de « death metal » la qualifierait alors en toute légitimité pour être en tête d’un nouveau monde marchand, libéré des freins du passé.
Mais de quel frein s’agit-il ? De celui qui ne permet pas de célébrer le sacre de l’individu. L’olympisme est précisément le cadre privilégié de cette célébration. La performance, indissociable de la compétition sportive, est ce par quoi l’individu peut s’accomplir dans sa plénitude. C’est pourquoi Bacchus vaut beaucoup mieux que le Christ avec son corps simplement figuré par la Cène et meurtri sur la Croix, dont les chrétiens croient qu’ilest désormais un corps glorieux par sa résurrection…Bacchus, lui, fils de Jupiter, est le dieu de l’exubérance de la nature. C’est en ce sens l’anté-christ, celui du corps tel que l’on veut le voir pour l’individu glorifié dès maintenant. Christ ou Dyonisos avait dit Nietzsche, nous y revoilà ! Le corps du Christ ou celui de Bacchus nous enseigne deux moments de notre histoire. A l’avantage de Bacchus, l’olympisme est d’abord païen. Mais le christianisme a supplanté le paganisme antique. Dès lors, peut-on célébrer (ouvrir) les jeux olympiques en brouillant la signification de ses symboles ? Tout en se défendant de toute mauvaise intention de ce genre comme la déclaré Thomas Jolly, c’est bien ainsi que la séquence (aussi brève soit-elle) de la Cène a été perçue. Patrick Boucheron parle de « Cène subliminal ». De l’émetteur au récepteur que d’écarts comme en témoigne l’ambiguïté de signification à laquelle ont été confrontés les spectateurs de cette cérémonie d’ouverture : Christ ou Bacchus, La Cène ou les bacchanales…Cessons de céder à de fausses subtilités, Bacchus correspond bien mieux à l’idéal de l’air ambiant : En finir avec les obstacles d’une prétenduetranscendance afin que l’individu puisse s’accomplir lui-même toujours plus par ces performances, celles sportives en l’occurrence. Faisons advenir pour cela une société du culte de soi très éloignée du corps figuré de la Cène et corps sacrifié du Christ. Ainsi, ceux qui s’offusquent de ce manque d’égard envers « la religion » apparaîtront comme des gens d’un autre âge. Pourtant, des millions de visiteurs de musées (dont des jeunes) s’intéressent à l’art chrétien et ne demande pas mieux de comprendre ses codes religieux. Ce décalage entre l’émetteur et le récepteur montre bien que la confusion des symboles n’est pas sans offrir au moins une résistance passive. C’est une bonne nouvelle pour le christianisme et ceux qui aiment l’esprit des Lumières : le sens critique ! Il n’est pas sûr que les Français, et plus largement Européens, soient prêts à mettre en compétition la mythologie grecque et romaine avec les symboles du christianisme. C’est aussi une bonne nouvelle pour une autre conception de l’avenir des civilisations et des sociétés.
Bernard Bourdin
Philosophe politique