Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
De la responsabilité des politiques : à l’heure du bilan qui, l‘espère-t-on, ne manquera pas d’advenir un jour, les masques tiendront certainement le rôle du sparadrap du capitaine Haddock. Leur pénurie persistante, pendant les premières semaines de l’épidémie et du confinement, aura été l’un des révélateurs de l’impéritie des autorités, peut être actuelles mais surtout passées, face à cette crise. Il ne faut en effet pas commettre de grossières erreurs de raisonnement comme on l’entend parfois chez ceux qui, s’offusquant des recours juridictionnels à venir, ou les redoutant, dénoncent par avance, par une habituelle facilité de langage, un « populisme pénal ». Rappelons que ce sont souvent ceux qui, dans un passé lointain ou plus récent – pensons à la loi dite « Avia » pour ne citer qu’elle – se sont fait les promoteurs infatigables d’une judiciarisation des rapports sociaux, au travers de textes jugés de plus en plus liberticides, au point que leurs adversaires ont pu parler de la généralisation d’un « terrorisme judiciaire ». Il est donc étonnant d’entendre certains penseurs, aux compétences juridiques incertaines, redouter une –très hypothétique pour l’instant – avalanche de procès. La réflexion sur l’avenir est une chose trop sérieuse pour la confier aux seuls intellectuels.
Mais revenons au cœur du sujet avec des idées claires permettant d’écarter les embrouillaminis approximatifs et les stratégies de camouflage. Comme l’a démontré une longue enquête d’un grand quotidien du soir publiée en cinq épisodes, la France, considérée vers 2007 comme bien préparée aux pandémies, possédait un stock d’un milliard et demi de masques que l’on a ensuite, pour des raisons diverses et sans doute stupides, laissé s’atrophier au point qu’il n’en restait environ qu’un dixième quand l’épidémie a pris corps. Ce manque – auquel il faudrait adjoindre pour faire bonne mesure la question des tests et le déficit d’autres consommables indispensables aux hôpitaux – a obligé l’actuel gouvernement à une gestion initiale de la crise en mode dégradé.
L’argument de la nouveauté ou même de l’imprévisibilité de la situation ne tient pas.
Le Covid-19 en tant qu’il recèle des caractéristiques qui le différencient du SRAS, du MERS et d’autres virus est nouveau ; le phénomène pandémique ne l’est pas et constitue un fléau très prévisible et même récurrent en ce qu’il est à peu près aussi vieux que les civilisations. Posséder des masques – utiles pour toutes les épidémies, ce que les asiatiques ont culturellement intégré depuis longtemps – en nombre suffisant dès le début de la crise aurait permis de l’affronter en position plus favorable.
Ceux qui ont pris les décisions menant à la destruction des stocks existants devront donc rendre des comptes. Certains s’étonnent de ce fait d’entendre des avocats se réjouir de la modification, votée le 9 mai dernier, de l’article 121-3 du Code pénal qui désormais dilue et relativise la responsabilité pénale des décideurs publics et privés, alimentant des rumeurs – complotistes ou non – sur les tentations des politiques de s’autoamnistier par anticipation.
L’exigence de responsabilité n’a cependant rien à voir avec un quelconque « populisme pénal » mais, par contre, tout à voir avec la démocratie.
Dans celle-ci – rappel qui a son utilité – les hauts fonctionnaires décisionnaires, nommés en Conseil des ministres, obéissent au pouvoir d’Etat. Les fonctions politiques n’ont pas pour seuls buts de satisfaire des « ego » affamés ou combler des manques liés à des échecs professionnels ou personnels ; elles impliquent, autrement que par « des responsables mais pas coupables » de triste mémoire, des protections de réseaux ou des sanctions politiques tardives et sans effets réels, de répondre des décisions prises dans l’exercice des fonctions. Le procès administratif – efficient dans les cas de l’amiante et du Mediator – permet certes de reconnaître une faute de l’Etat mais n’autorise pas à sanctionner des responsables publics. Il demeure que, depuis la fin des années 80 et l’affaire du sang contaminé, certes différente mais qui sert désormais de référence, les mentalités ont évolué.
Il n’est plus garanti que l’irresponsabilité pénale permanente et absolue des politiques soit encore une option.
Les familles des quelque trente mille morts sauront probablement, le moment venu, nous le rappeler devant la Cour de justice de la République ou dans d’autres prétoires.
De tout un peu : les pressions des associations se multiplient afin d’annuler les amendes pour infraction au confinement des familles des quartiers défavorisés ce qui, au-delà du caractère en apparence anecdotique – mais en apparence seulement – d’une telle information, plonge dans des abîmes de réflexion. Rappelons que ces interdictions ont été édictées pour préserver la santé des autres et celles des soignants en particulier, ce qui conférerait à certains, si ces amendes étaient effacées, une sorte de droit de mettre en danger la vie d’autrui au prétexte que l’on est peu fortuné. On se refuse d’envisager qu’il puisse s’agir d’une première évolution, subreptice, vers une différenciation du droit pénal sur des bases économico-sociales, géographiques ou communautaires ; pourquoi ne pas aller dans ce cas, jusqu’à dispenser de peines de prison pour des délits plus graves, au prétexte d’une situation économiquement faible du condamné, l’empêchant, par exemple, de pourvoir aux besoins de sa famille ou de ses proches pendant l’incarcération ?
Pour le reste, le monde d’après ressemble déjà au précédent et il ne nous reste qu’à formuler des vœux pour qu’il ne devienne pas pire. Même si, cette fois, les motivations avancées sont incontestables, la CRDS, impôt créé en 1996 pour l’amortissement de la dette sociale dont on nous avait juré – croix de bois, croix de fer – qu’elle disparaîtrait d’abord en 2009, puis en 2025 est prolongée jusqu’en 2033. L’embrouillamini que l’on connaît depuis plus de deux mois sur les deux types de tests auxquels les Français ne comprennent rien, perdure ; les nasopharyngés ne sont réalisés qu’à moitié du nombre hebdomadaire prévu (350 000 au lieu de 700 000) ; les sérologiques, les plus recherchés actuellement par les Français qui veulent légitimement savoir s’ils sont immunisés, non homologués à ce jour parce que peu fiables, sont néanmoins facturés plus de cinquante euros et non remboursés, même sur ordonnance. Dans le monde, la realpolitik reprend ses droits : la guerre des vaccins fait rage non seulement avec la Chine – quoique cette dernière semble vouloir jouer la coopération – mais, plus inquiétant, entre des Etats-Unis égoïstes et pragmatiques jusqu’au cynisme et une Europe irénique. Trump estime avoir enfin identifié le talon d’Achille de Pékin en privant Huawei de semi-conducteurs américains, ce qui, combiné à d’autres mesures restrictives, devrait selon lui entraver l’irrésistible ascension de la firme et de ce que celle-ci implique.
Un livre ? face aux sujets évoqués comment éviter de relire Machiavel (1469-1527) avec Le Prince de 1532, ou les Discours sur la première décade de Tite-Live de 1531, tous deux publiés à titre posthume. Si le premier ouvrage, pour simplifier, est plus axé autour du thème de la conquête du pouvoir et de la sécurité, le second semble de bout en bout inspiré par celui de la liberté, l’auteur sentant obscurément une résurrection politique à venir du peuple. Difficile de définir en peu de mots celui qui est considéré avec Thucydide comme le fondateur du courant réaliste en politique internationale. Raymond Aron parlait d’un homme « dont la prose à chaque instant limpide et globalement équivoque, dissimule les intentions, dont les illuminations successives défient depuis quatre siècles l’ingéniosité des commentateurs ». La lecture du Prince fascine autant qu’elle laisse un sentiment incoercible de malaise. Son concept pivot de « virtù » qui mêle habileté, flair et puissance individuelle permettant d’outrepasser la mauvaise fortune, se rapproche du « Kairos » grec, très à la mode en France il y a trois ans. Charles Benoist avait très justement identifié quatre types de machiavélisme : celui de Machiavel, celui de ses disciples, celui de ses adversaires et celui des gens qui ne l’ont jamais lu. Résumons en postulant que l’homme qui a inspiré Jean Bodin, Thomas Hobbes et John Locke, entre autres, sut, en séparant la politique de la morale et de la religion, poser les fondements de la philosophie politique moderne. On l’a dit immoral, cynique, enseignant du mal là où il ne fut sans doute que réaliste par l’acuité du regard et la précision des analyses.
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial