Selon le rapport gouvernemental de mai dernier, 7% des lieux de culte en France sont directement liés aux Frères Musulmans, organisation classée terroriste par plusieurs Etats arabes. Tandis que la France en prend conscience, plusieurs États arabes ont déjà mené une lutte frontale contre cette mouvance. Leur expérience éclaire les limites de notre passivité.
Une guerre totale : architecture d’un modèle d’éradication
Depuis la destitution de Mohamed Morsi en 2013, l’Égypte a enclenché un processus de démantèlement méthodique de la confrérie. D’autres États arabes, comme les Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Bahreïn, Jordanie — ont suivi avec plus ou moins d’intensité. Cette stratégie repose sur quatre piliers complémentaires.
Le premier est la répression politico-juridique : la confrérie est classée comme organisation terroriste, ses membres poursuivis, ses biens confisqués, ses institutions dissoutes. En Égypte, des milliers de cadres ont été arrêtés ou condamnés à de lourdes peines, parfois à mort. La Jordanie, longtemps plus permissive, a fini par interdire plusieurs de ses branches en 2024, au nom de la sécurité intérieure.
Le deuxième pilier concerne l’assèchement des relais sociaux. Le frérisme s’est historiquement implanté à travers un tissu dense d’écoles privées, d’associations caritatives, de cliniques ou d’ONG. Leur fermeture ou leur mise sous tutelle a privé la confrérie de son socle populaire, en particulier dans les quartiers défavorisés. À cela s’ajoute une surveillance renforcée du champ religieux (nomination des imams, contrôle des prêches) et une lutte numérique ciblée contre les discours fréristes sur les réseaux sociaux.
Le troisième pilier est la délégitimation idéologique. Les États ont promu un islam “officiel”, loyaliste, dépolitisé, souvent adossé au soufisme ou à un salafisme apolitique. Cette ligne doctrinale est relayée par les médias publics, des campagnes d’opinion, des séries télévisées ou des interventions de figures religieuses agréées par l’État. L’objectif est clair : rendre inacceptable socialement le référentiel frériste, en l’associant au radicalisme, à l’instabilité et au terrorisme.
Enfin, ces politiques nationales s’insèrent dans un bloc géopolitique régional cohérent. Une alliance informelle entre Le Caire, Riyad, Abou Dhabi et Manama a permis une coordination des actions : pression diplomatique sur le Qatar, restrictions de visas pour les militants exilés, gel des financements suspects. Cette coopération a marginalisé le soutien extérieur à la confrérie, longtemps nourri par les pétromonarchies et la Turquie.
Victoires politiques, mais échecs culturels
Ces stratégies ont produit des résultats tangibles. Le projet politique des Frères musulmans est aujourd’hui en ruine dans la majorité des États arabes concernés. Leurs structures sont désorganisées, leurs ressources taries, leur visibilité publique quasi nulle. Même dans des pays plus ambigus comme la Jordanie ou le Maroc, le courant frériste a été affaibli, divisé, parfois neutralisé de l’intérieur. Mais ce succès institutionnel et politique ne signifie pas pour autant une disparition de l’idéologie frériste. Car si le mouvement est affaibli, le référentiel doctrinal persiste, parfois sous des formes recomposées. Dans certains segments sociaux, notamment les classes moyennes conservatrices, ou encore les zones périurbaines délaissées, le frérisme reste une forme d’opposition morale à des régimes jugés autoritaires ou corrompus.
Seulement, cette victoire politique ne s’est pas accompagnée d’une victoire culturelle. L’éradication des Frères musulmans n’a pas été accompagnée, dans la plupart des cas, d’un véritable projet alternatif politique et sociétal. Ainsi, les pays qui ont mené la guerre au frérisme sont coincés entre une tentation d’ouverture vers l’Occident compte tenu de l’importance de l’attractivité de leur pays pour faire venir des touristes, mais une tentation autoritaire pour remettre de l’ordre dans leur pays face aux vagues migratoires et à l’augmentation de l’insécurité. En Tunisie, l’effondrement d’Ennahdha n’a pas ouvert sur la consolidation républicaine, mais sur un autoritarisme solitaire sans projet de société. En Égypte, l’exclusion de la confrérie s’est doublée d’un rétrécissement général du champ politique. Et dans les monarchies du Golfe, le vide laissé par les islamistes a parfois été rempli par un conservatisme rigide ou un autoritarisme religieux d’État. Le danger est de remplacer un totalitarisme religieux par un autoritarisme laïque, sans guérir les causes profondes de l’adhésion au frérisme.
Quelle adaptation en Europe et en France ?
Le contexte européen et français n’est pas celui de l’Égypte ou des Émirats. Les cadres juridiques y sont plus contraignants, les libertés publiques mieux garanties, et les contre-pouvoirs plus actifs. Mais la présence d’un frérisme structuré, influent, transnational est une réalité : réseaux associatifs ou cultuels, relais universitaires, influence communautaire, soft power religieux ou idéologique et financements étrangers opaques.
Face à cela, la France ne peut plus se permettre l’aveuglement ou la complaisance. Il ne s’agit pas d’importer une stratégie d’éradication autoritaire, mais de définir une doctrine de « prohibition » et de « containment ». D’une part, il faut reprendre les grands piliers de la guerre contre les structures et les personnes proches de cette idéologie par une dimension d’anéantissement matériel et immatériel des réseaux fréristes (relais d’influence, financements, soutiens, etc.). D’autre part, elle doit de véhiculer un projet attractif, affirmant sans complexe l’universalisme de nos valeurs dont celle de la laïcité, sans possibilité d’accommodement raisonnable pour confiner cette idéologie. Toutes les structures œuvrant à l’encontre de ce projet et sapant l’attractivité de notre modèle ne doivent plus être subventionnée voire interdite.
Les États arabes ont compris, plus tôt que nous, qu’aucune démocratie — pas même imparfaite — ne peut survivre si elle accepte de dialoguer avec ceux qui veulent la détruire de l’intérieur.
Lisa Guilcher
Analyste du think-tank gaulliste et indépendant Le Millénaire, auteure du rapport « Comment éradiquer les Frères Musulmans, l’exemple des pays arabes »