Et soudain, le Niger s’invite dans la torpeur de l’été, bousculant le calendrier des chefs d’État africains et des différentes chancelleries. La crise apparait à la fois terriblement classique et en même temps complètement atypique au regard des facteurs de son déclenchement. Les enjeux sont vertigineux. Pour la sécurité régionale, pour la démocratie sur le continent, pour l’équilibre géopolitique mondial, c’est l’heure de vérité !
Au premier regard, la tentative de coup d’État qui secoue le Niger semble avoir la banalité de ces putschs qui rythment depuis quelques années la vie politique de l’Afrique de l’Ouest, principalement des États du Sahel. Le Niger n’est-il pas historiquement coutumier de ces saccades à répétition.
Le pays a connu pas moins de quatre putschs en 63 années d’indépendance ; quatre réussis pour plusieurs dizaines de tentatives inabouties, l’une à quarante-huit heures seulement de l’investiture de Mohamed Bazoum le 2 avril 2021, deux autres au moins entre sa prise de fonction et le coup d’État en cours depuis le 26 juillet 2023 !
Mais la crise est aussi profondément singulière. Au Niger, la tentative de coup d’État relève de l’opération survie pour un certain général Tchiani, le chef de la garde présidentielle annoncé sur le départ pour cause de limite d’âge. Un homme seul décide de renverser, pour convenances personnelles, le président dont il assure au quotidien la protection. Parce-que ses motivations sont peu avouables, il fait preuve durant les premières heures d’un certain flou, donnant un curieux sentiment d’improvisation.
Singulière par son mobile, la tentative de putsch l’est aussi par les réactions suscitées. Cette fois, les États de la CEDEAO, dont la présidence tournante est assurée par le très volontaire Nigérian Bola Tinubu, ne se contentent pas de menacer et de sanctionner. Ils opposent aux putschistes une calme et ferme détermination, imposant au pays un sévère blocus et actant le principe d’une intervention militaire si les différentes médiations venaient à échouer. Dans les faits, les tentatives de négociation se heurtent au refus obstiné des putschistes de recevoir les émissaires de la CEDEAO. Difficile de discuter avec des interlocuteurs qui ne le souhaitent pas !
Ce serait une intervention pour l’histoire ! La CEDEAO n’a en réalité guère le choix, le drame nigérien est porteur d’enjeux qui mettent en question sa crédibilité et peut-être même la pérennité de ses dirigeants.
Le premier enjeu tient à l’institution régionale elle-même.
Après cinq renversements du pouvoir par la force en trois ans (deux au Mali, deux au Burkina Faso et un en Guinée), le putsch nigérien est un moment de bascule, ce coup d’État de trop qui risque d’entrainer la région dans un jeu de dominos à l’issue très incertaine.
S’il réussissait, il pourrait se traduire par une contagion susceptible de toucher successivement d’autres pays de la région. En entérinant le principe d’utilisation de la force pour restaurer le président Bazoum et l’ordre institutionnel au Niger, chaque président élu pense indubitablement à sa propre fragilité, à l’impératif d’assurer sa pérennité dans sa fonction. Il a aussi conscience d’agir pour l’affermissement de l’État de droit sur le continent.
Si la décision s’est imposée rapidement, en totale conformité avec les normes et principes des États de la CEDEAO, le passage à l’acte demeure en revanche complexe.
Cela explique que « le déploiement de la force en attente » se double de la réaffirmation par l’institution régionale, de « sa volonté de maintenir ouvertes toutes les options en vue d’un règlement pacifique de la crise ».
En dehors de l’évident défi opérationnel, la CEDEAO se trouve confrontée à des opinions publiques partagées, à un rejet catégorique de cette option de la part de certaines puissances régionales telles que l’Algérie, à des pressions politiques internes au sein de chacun des États, à l’hostilité des partis d’opposition ou des forces religieuses et des sociétés civiles, et enfin à la constitution d’un bloc du refus – Guinée, Mali, Burkina Faso – soutenu par Moscou ; les deux derniers assimilent toute intervention à une « déclaration de guerre » à leur encontre.
Les équilibres géopolitiques pourraient être bouleversés. La Russie n’est pas derrière la tentative de putsch mais l’effet d’aubaine est pour elle évident.
Vladimir Poutine joue au Niger une subtile partie de poker menteur. Son mantra : ne pas cautionner, mais récupérer.
Si en marge du sommet de Saint Pétersbourg la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a demandé la libération rapide du chef de l’Etat nigérien, Moscou s’oppose en revanche à l’utilisation de la force pour le remettre sur son fauteuil, privilégiant une option de la médiation qui semble un peu plus illusoire chaque jour qui passe.
Dans les faits, après de premières hésitations et quelques tâtonnements, la junte reprend à son compte les grands classiques qui ont prévalu lors des précédents coups d’État au Sahel. Elle les décline ici en accéléré : justification du putsch par un prétendu échec en matière de gouvernance et de lutte contre le djihadisme, irruption de drapeaux russes dans les rues de Niamey, rhétorique anti française, manifestation devant l’ambassade de France, coupure des émetteurs de Radio France Internationale et de France24, demande de départ des forces françaises stationnées dans le pays.
Paris, dont les services n’ont pas vu venir le coup d’État, se retrouve une fois encore en première ligne de la contestation. Au Niger, la France a trouvé une base de repli après le départ de Barkhane du Mali sur injonction de la junte. Elle y invente pas à pas un nouveau modèle de coopération militaire, fondé sur des principes de respect et de discrétion : les 1500 hommes présents opèrent formellement sous commandement nigérien et viennent en appui des forces nationales, offrant de la formation et du renseignement.
Aux côtés de militaires américains et allemands, l’armée française a incontestablement apporté sa pierre et contribué à endiguer la pression terroriste au Niger.
De l’issue de la crise dépendra donc l’évolution du rapport de forces entre la Russie et les Occidentaux au Sahel. Le Niger y demeure le dernier allié des Occidentaux. Même si les putschistes de Niamey s’en défendent, il existe à terme un risque de substitution, avec l’arrivée de Wagner en lieu et place des troupes franco-américano-allemandes. Dans cet épisode de la nouvelle guerre froide qui se joue en terre d’Afrique, les Américains disposent d’atouts spécifiques.
Ce n’est pas un hasard si c’est vers eux, à travers une tribune publiée dans le Washington Post, que le président otage Mohamed Bazoum s’est tourné, pour appeler la communauté internationale à l’aide.
Reçue à Niamey, la secrétaire d’État adjointe par intérim, Victoria Nuland, pourrait avoir obtenu des assurances sur le maintien de forces américaines, quelle que soit l’issue du bras de fer.
Les Etats-Unis et la France devraient se retrouver pour apporter un appui à la CEDEAO si celle-ci le leur demandait. Ce soutien pourrait prendre la forme d’assistance aérienne et de renseignement. Mais derrière un front uni, chacun joue sa propre partition et défend ses intérêts. La France est consciente qu’en cas d’intervention armée de la CEDEAO, elle serait accusée d’être l’instigatrice de l’opération. Elle oscille entre un soutien appuyé à l’organisation régionale et une volonté de relative discrétion sur son hypothétique soutien. Consciente du sentiment de rejet dont elle est l’objet au sein d’une frange importante de la jeunesse africaine, cette crise l’oblige à inventer de nouveaux réflexes et comportements.
La dimension sécuritaire et de lutte contre les groupes armés terroristes sur le continent est au cœur de toutes les interrogations.
La sécurité du Niger passe d’abord par son unité. Le caractère multiethnique du Niger est rarement évoqué. Dans le moment difficile que traverse le Niger, l’enjeu d’inclusion est en réalité fondamental. Depuis la fin des rébellions touaregs il y a une douzaine d’années, il a toujours été pris en compte dans la répartition des postes de pouvoir.
Lors de la dernière campagne présidentielle, la question ethnique avait été instrumentalisée par certains candidats, Mohamed Bazoum se voyant accusé de ne pas être Nigérien, en raison de ses origines arabes.
Si le coup d’État réussissait, le risque d’une conflagration sur des bases communautaires n’est pas à exclure. Il n’est pas neutre que le CRR, le Conseil de la Résistance pour la République, ait été créé par un chef rebelle touareg proche du président, Rhissa Ag Boula.
La sécurité passe aussi par la lutte contre les GAT, les groupes armés terroristes. Les soldats nigériens opèrent sur deux fronts distincts : avec leurs frères d’armes nigérians au sud contre Boko Haram ; dans le Liptako-Gourma, sur la zone des trois frontières, cette fois contre l’État islamique.
La politique pragmatique de Mohamed Bazoum, ses alliances stratégiques avec les Etats-Unis et l’Europe, sa main tendue vers toute une frange de la jeunesse tentée par un compagnonnage avec les GAT donnaient des résultats sur le terrain.
Les faits parlent d’eux-mêmes : au sud, les réfugiés retournent dans leurs villages et Boko Haram n’a mené presque aucune attaque depuis deux ans. Le nord et l’ouest n’ont plus subi d’agression majeure depuis sa prise de fonction du président Bazoum en 2021. Le Niger obtient de meilleurs résultats en matière de lutte antiterroriste que ses voisins malien et burkinabè. Au vu de ces précédents, il est flagrant que des juntes militaires sont en réalité moins aptes à endiguer la pression djihadiste qu’un régime civil.
Que deviendraient ces fragiles avancées en cas d’échec à endiguer le coup d’État ?
L’instabilité du Niger pourrait constituer une nouvelle rampe de lancement pour les groupes armés terroristes désireux de s’implanter toujours plus au sud, direction le golfe de Guinée.
Ils en seraient ainsi les grands bénéficiaires. Le Niger, pôle de stabilité relative dans une région instable, deviendrait à son tour un maillon faible au détriment de toute la sous-région.
Le dernier enjeu est peut-être plus fondamental. Il s’agit de l’affermissement des valeurs universelles de démocratie et d’État de droit, des valeurs remises en cause un peu partout sur le continent.
Mohamed Bazoum n’est pas seulement un allié de l’Occident et un ami assumé de la France. Il est un président démocratiquement élu, un homme de convictions et d’action. Sous sa présidence, des efforts importants ont été menés en matière de gouvernance et d’affermissement du dialogue politique. Il obtient des résultats sur le plan sécuritaire. Aucune des raisons invoquées par les putschistes pour justifier leur passage à l’acte n’est en réalité fondée.
Dans ce pays, l’un des plus pauvres du monde, le chef de l’État s’attaque résolument à des questions essentielles au développement : démographie, scolarisation des petites filles, sécurisation de l’environnement du travail, lutte contre la corruption.
S’il est de bon ton de critiquer ses difficultés à s’abstraire de la tutelle de son prédécesseur, il serait malhonnête de ne pas reconnaitre les actes posés et les résultats obtenus.
Ce qui se joue à travers sa personne, c’est pour l’Afrique démocratique, l’Afrique réformiste et moderniste, de donner un coup d’arrêt à une tragique tentation de retour en arrière.
Le principe même de la démocratie est désormais remis en cause par le retour aux affaires des hommes en treillis. Leurs partisans dénoncent en la démocratie un système importé d’Occident, oubliant qu’elle est en Afrique le fruit d’un combat volontariste contre le parti unique, mené au moment des conférences nationales. Pour la décrédibiliser, ils l’associent à l’affairisme et se posent en vrais défenseurs des intérêts des populations, oubliant que les coups d’État se sont traduits au Burkina comme au Mali par un recul en termes de développement et de progrès social ; dans le même temps, le taux de croissance nigérien a triplé en 2022, dépassant les 7%.
Les dirigeants de la CEDEAO ont répondu par une décision consensuelle et périlleuse à une question simple : que signifierait le processus électoral en Afrique si la volonté du peuple était susceptible d’être remise en cause au moindre mouvement d’humeur ? Quel serait le sens même de la légitimité démocratique dans des États où la loi du plus fort se substituerait à la logique de l’alternance comme modalité d’accession au pouvoir ?
Alors que l’intervention militaire ne saurait être qu’une ultime option, reste une dernière interrogation, toujours en suspens : quel serait alors le sort de Mohamed Bazoum ? Ses geôliers menacent de l’assassiner si la CEDEAO entreprenait de les déloger par la force. D’otage, le président deviendrait alors bouclier. Le chef de l’État a eu jadis cette phrase : « mourir pour le Niger fait partie du métier de président ». Lui démontre chaque jour qu’il est prêt à prendre le risque. Ses pairs le prendront-ils pour lui ?
Geneviève Goëtzinger
Présidente de l’agence imaGGe
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer