Par un communiqué officiel en date du 4 novembre 2024, la Coordination rurale du Lot-et-Garonne, petit département d’où partit le convoi de l’espoir il y a près d’un an, annonçait « Fin du compte à rebours. Place à la révolte agricole ! ». Si nos végans de la rive-droite connaissent les pruneaux, ils risquent de vite découvrir qu’à Agen, il y a bien plus que le SUA et feu Michel Serres…
Qu’on se le dise, la crise paysanne ne fait que commencer. Nous en avions eu un avant-goût l’an passé, alors que les moissons se terminaient, que les fermes étaient un peu plus « au calme », mais qu’il y avait toujours les bêtes à soigner à 5h du matin, la réparation et l’entretien des machines à réaliser dans le froid pour le reste de la saison, l’embouteillage et la taille des vignes à préparer… Le paysan, dans cette période « creuse » de l’année ne travaillait « que » 70 à 80h dans sa semaine ; pour lui, c’était les congés payés… à 350€ par mois. Le cul-terreux des Causses du Quercy ou du Léon avait le temps de venir titiller le gouvernement en bloquant quelques autoroutes et en pénétrant dans Rungis, à grands coups de saucisses grillées et de godets de rouge partagés pour se sentir moins seul, face à un politique qui le méprisait, comptait les voix, mais oubliait sans doute que les convois étaient, dans chaque ville, chaque bourg, chaque village, applaudis et fêtés. C’était nos héros.
Les peuples de France montraient leur attachement à leurs racines, quand nos ministres découvraient que les bottes n’étaient pas nécessairement jaunes à liserés blancs.
Le communiqué de la CR47, dans une action commune avec de nombreux syndicats agricoles dont on ignore encore le nombre et l’importance mais qui semble, dès à présent, constituer une force de nuisances intérieures des plus considérables, réitère le cri d’alarme, plus fort, moins sourd : « mesures insuffisantes », « colère », « détresse ». Et l’annonce est faite : au 19 novembre, si rien n’est fait par le gouvernement – dont on comprend peu à peu qu’il succède au précédent dans toute l’excellisation et la gestionnarisation de la politique – l’approvisionnement alimentaire des français sera bloqué « afin de donner un avant-goût au gouvernement de ce que sera notre pays, demain, sans agriculteurs ».
Les producteurs de nos aliments allaient donc bloquer leurs propres produits et notre alimentation. Crise paysanne. Acte 2. C’est reparti. Et c’est normal.
Il faut bien se rendre compte aujourd’hui que le paysan au-delà des questions d’agribashing, des revendications de bobos emplastiqués au quinoa en barquette, au-delà de ce trop maigre pourcentage d’écolo-centristes aux vélos électriques et aux SUV deauvillais, que le paysan, donc, d’un point de vue beaucoup bien plus global que la presse peut le laisser transparaître, traverse et subit une dénaturation aux multiples facettes, voire plusieurs dénaturations.
La première dénaturation est le fait que l’on place son produit au même niveau qu’un produit manufacturé.
Le produit de la terre, qui est à la fois le produit et du labeur du paysan et d’un environnement qu’il ne maîtrise pas (la terre, le climat, etc.), n’est en rien un produit assimilable au produit du secteur secondaire. Ce n’est pas un produit manufacturé, ce n’est pas un produit industriel, ce n’est pas un produit dont la finalité est l’accroissement d’un bénéfice, et les quelques transformations que le produit agricole subit sont des transformations qui ne changent en rien la nature même du produit car la transformation respecte l’essence de celui-ci, chaque chose étant appelée à devenir ce qui est conforme à sa nature. L’essence du produit agricole, sa quiddité, est conforme à la natura rerum, à la nature environnementale. « La nature des êtres, c’est la forme, et l’espèce, qui est impliquée dans la définition ; car de même qu’on appelle art ce qui est conforme à l’art et qui est un produit de l’art, de même on appelle nature ce qui est selon la nature et ce qui est un produit de la nature »[1]. Le paysan travaille dans la nature des choses et ces choses ont, elles-mêmes, une nature conforme à celle originelle.
En faisant du produit agricole un produit industriel, on a fait entrer l’agriculteur dans un système d’échanges qui le contraint à travailler sur un modèle capitalistique, en pensant à faire fonctionner son outil de production dans le but de générer du profit et d’accroître ainsi un éventuel bénéfice.
Désormais, l’agriculteur « produit pour vendre » : « pour produire plus, pour améliorer la productivité afin de soutenir la concurrence, il faut acheter à l’industrie […]. L’agriculteur devient un industriel sans le savoir, mais aussi sans le profit »[2]. Si la culture peut transformer, modifier ou sublimer la nature, l’agriculture reste conforme à la nature car le principe d’identité empêche que le produit agricole ne soit contraire à la nature d’où il provient, comme évoqué préalablement. Or, la mise en œuvre d’un marché similaire à celui des produits manufacturés et industriels pour les produits agricoles est tout simplement un marché para-physin puisqu’il ôte au produit sa propre nature. On pourrait contester cette assertion, mais il reste que le modèle capitaliste affirme lui-même la distinction entre « produit naturel » et « produit de marché »[3] ?
Les lois Egalim, si elles font miroiter une solution d’accroissement de la richesse pour le paysan, restent des pis-aller car elles maintiennent le paysan dans ce modèle capitalistique et concurrentiel, celui des bourses, du marché à termes, de la PAC et de la concurrence monopolistique. Sparadrap sur une plaie béante, les rares solutions proposées restent législatives alors que la révolution doit être philosophique et anthropologique. Il faut quitter le modèle financier pour renouer avec un modèle réaliste dans lequel l’argent n’est pas une finalité mais seulement un moyen, parmi d’autres. « Là où l’argent ne suffit pas à classer un homme, le manque d’argent ne suffit pas le déclasser »[4].
Deuxième dénaturation du paysan : il s’agit d’une conséquence des théories libérales, physiocrates et modernistes qui consiste à envisager la société dans un progrès civilisationnel constant, mais aussi dans un progrès économique perpétuel qui verrait les sociétés passer d’un stade primitif vers un stade évolué, en faisant du secteur primaire le secteur fondamental des société primitive (dite « grossière » par Smith), puis – la société évoluant et le secondaire remplaçant peu à peu le secteur agricole dans la primauté sociétale, avant que le secteur secondaire ne soit à son tour remplacé par le secteur tertiaire – en faisant de ce secteur des « services » le secteur idéal et final, parangon de la société d’un « capital bien-être », annonçant l’ultime étape, celle d’une finance décorrélée de toute réalité matérielle. La dialectique hégélienne qui pousse à concevoir l’humanité dans une amélioration progressive vers « la fin de l’histoire », et le matérialisme athée de Darwin qui conduit à penser l’humanité dans un mouvement perpétuel d’évolution naturel vers un « mieux », conduit irrémédiablement à l’éviction d’une partie de cette même humanité, celle jugée comme incapable, faible ou inapte :
« Cette humanité nouvelle, qui constitue à la fois le produit ultime et l’incarnation du mouvement de la Nature ou de l’Histoire, demande des sacrifices continuels l’élimination constante de classes ou d’éléments raciaux hostiles, parasites ou malsains – afin de conquérir son éternité meurtrière »[5].
Nous en sommes là, et le politique, aujourd’hui, reste absolument convaincu que le modèle du marché libéral triomphant est aussi valable pour le monde agricole, et que le secteur d’une finance évanescente, sans substance, est essentiel pour notre monde.
Il n’y a qu’à voir à quel point les politiques contemporains sortent de ces sérails qui préfèrent protéger l’homme de la Défense et de la City que l’homme du Gers ou de la Creuse. L’un est rentable, l’autre est nécessaire. Le premier est profitable au capital, l’autre à l’être humain. Le premier est remplaçable, l’autre est véritablement vivant. Il est là, le nouveau totalitarisme, celui dans lequel les hommes sont superflus….
« Le totalitarisme ne tend pas vers un monde despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité. Justement parce qu’il possède en lui tant de ressources, l’homme ne peut être pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale homme »[6].
Les réflexions sur le MERCOSUR sont conformes à l’absurdité totalitaire qui nous guette, et ces accords devraient être immédiatement abandonnés en sachant que le paysan français – et, subséquemment, les paysans de chaque pays d’Europe – risque de disparaître au profit du sacro-saint libre-échange mondialisé, c’est-à-dire au profit d’un principe. L’idée contre le réel. L’absence qui assassine l’être, le meurtre ontologique, dieu-monnaie face à l’homme-sacrifié.
« Après les ouvriers, les paysans sont les nouvelles victimes du marché mondialisé. Mais puisque les ouvriers et les paysans sont des représentants de l’ordre ancien, d’un modèle économique dépassé, leur disparition n’entame pas la pertinence du modèle dominant »[7].
Et le « en même temps » (Non à Paris, Oui à Bruxelles) d’Emmanuel Macron masque en réalité la pression financière du marché mondial sur le corps politique et sur l’indépendance nationale, la vertu de force disparaissant peu à peu des hémicycles et des ministères. « C’est une révolte ? Non, Monsieur le président, c’est une Révolution ». Dissolution ?
La troisième dénaturation à laquelle nous assistons est celle de la dénaturation de l’être humain en tant que tel puisque le marché fait perdre à l’homme cette conscience de sa nécessité agroalimentaire ; le consumérisme ambiant fait que le quidam pourrait en venir à penser que les pâtes poussent dans des sachets en plastique et que les haricots verts poussent dans des boîtes de conserve. Le réflexe du consommateur le conduit à croire qu’il suffit de se rendre dans un supermarché pour que le produit y figure, en bonne place, les prix bas en bas, les prix haut à portée de désir. Entre Être et Avoir, le choix a été fait. Le « Je Veux » à remplacer le « Je suis ». Et s’il n’y a plus d’être, il n’y a plus de pensée. J’achète, donc je suis. La décorrélation du consommateur vis-à-vis du monde paysan est telle qu’on dénature la nourriture en en faisant un simple produit de consommation, et en en oubliant sa cause première et sa cause motrice, c’est-à-dire le paysan et le travail de celui-ci. En niant ce travail là, on nie notre propre réalité qui est celle de notre corporéité : Rabelais doit s’en retourner dans sa tombe… Qu’on se le dise, l’homme « mange ».
La quatrième dénaturation repose sur la notion d’équilibre des fonctions au sein de la société. Les sociétés indoeuropéennes, comme le soulignaient Dumézil, se sont toujours divisées, jusqu’au renversement de la Révolution française, en la tripartition des fonctions suivantes : le combat, la prière et les soins, le travail agricole. En remplaçant une société d’ordres et de fonctions par une société de classes et de richesses, nous avons mis le doigt dans l’engrenage de la disparition possible de certaines de ces fonctions. Nous avons rendu, dès lors, comme essentiel, la seule richesse et non pas la fonction des êtres qui, éventuellement, pouvaient produire cette richesse. Cette dénaturalisation de la structure sociale peut entraîner la fin du paysan puisqu’il n’est plus reconnu comme partie consubstantielle de l’équilibre de la société. Il n’est plus qu’un potentiel créateur de richesse, ou de pauvreté.
On observe aussi une dénaturation de « l’être » paysan en lui-même parce que le travail agricole de ce dernier n’est plus reconnu, parce que la production de l’alimentation nécessaire à la vie humaine n’est plus entendue, c’est-à-dire comprise, comme étant nécessaire ; en conséquence, le paysan, qui subit les foudres jacobines du politique, des médias et du marché libéral, est relégué à « un spécimen de l’espèce animale homme » et non plus à celui d’être humain, si tant est que quelques écervelés frénétiques animalistes singeriens ne souhaitent pas plus protéger leur dieu bœuf que le gardien de bœufs. Or, cette dénaturation est liée à la perte fondamentale d’une partie de l’homme : sa dignité. Fustiger le paysan et fustiger son travail est une chose, le négliger et l’oublier en est une autre : c’est lui nier sa dignité intrinsèque.
Enfin, la dernière dénaturation est celle que l’on constate dans une société qui perd sa culture, dans laquelle les êtres sont capables de s’assassiner en pleine rue sans raison particulière, d’étrangler leur épouse avec compassion, ou de se donner des coups de haches dans les transports en commun, dans une société dans laquelle les hommes ont choisi eux-mêmes de se déshumaniser, c’est-à-dire de perdre ce qui fait l’homme et sa civilité : la culture. Il reste pourtant des hommes qui réalisent la véritable culture, la culture originelle, c’est-à-dire celle de leur environnement, de leur terre, de la nature : l’agri-culture. Si l’on abat les paysans, on abat les derniers restes de culture.
Alors, que faire face à cette succession de dénaturations – celle du produit agricole, celle de la valeur dudit produit, celle de l’être humain, celle de l’être paysan et celle de la société ?
La solution ne sera que politique, dans le sens premier du terme, et non économique : la recherche réaliste du Bien commun plutôt que la solution matérialiste et mercantiliste.
Si les paysans bloquent les centrales d’achat, les ports, les raffineries et lieux de stockages des denrées alimentaires et du pétrole, nous réaliserons peut-être la petitesse de notre humanité et l’importance des fruits de la terre. Ne donnez pas son dividende au paysan, il continuera de vivre. Ne donnez pas sa nourriture au financier, il trépassera. Car le premier est essentiel, l’autre est superflu. Si la crise paysanne passe de la jacquerie ponctuelle à l’authentique révolution, alors nous nous rendrons peut-être compte que les paysages que nous traversons en voiture, en train, en avion, ont été façonnés par l’homme et par le travail laborieux, persévérant, constant, parfois désemparé, de ce paysan dont la seule finalité a été, toujours, de nourrir ses congénères. Face aux difficultés de l’environnement, face aux complications météorologiques, face aux entraves matérielles, ces paysans ont toujours continué, par attachement à leur terre et par attachement au bien d’une population qu’ils savent dépendante de leur travail, à façonner la terre et à rester humble devant ce sol nourricier.
Plutôt que de les mépriser, redonnons-leur leur dignité. Puisqu’ils nous soignent au quotidien, sans doute faudrait-il même les applaudir tous les soirs, aujourd’hui et jusqu’à la fin des temps, faute de quoi nous risquons d’assister à une véritable « faim de l’histoire ».
Pour un retour au réel, chers paysans, bloquez, bloquez, bloquez. Nous ne nous nourrissons pas seulement d’idées.
Pierre-Louis BOYER,
Doyen de la faculté de Droit, des Sciences économiques et de gestion du Mans
Maître de conférences HDR en Histoire du droit et des institutions
Source : Jean-Marc RICHARD
[1] Aristote, Physique, 193a.
[2] R. Delatouche, La chrétienté médiévale : un modèle de développement, Paris, Téqui, 1989, p. 126.
[3] A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), t. I.
[4] G. Thibon, Au soir de ma vie, Paris, Plon, 1993.
[5] H. Arendt, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 1990, p. 101.
[6] H. Arendt, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 201.
[7] C. Guilluy, No Society, Paris, Flammarion, 2019, p. 48.