L’oubli et le souvenir sont devenus des enjeux essentiels pour nos sociétés et c’est une notion dont fait référence de nombreux auteurs. Ce mouvement traduit l’impact de la mémoire dans la vie privée et publique.
L’oubli est d’abord un processus physiologique, indispensable pour le fonctionnement de la mémoire. Le souvenir permet quant à lui d’adapter des comportements selon le contexte dans lequel on se trouve, et cela grâce à la mémorisation. Faire mémoire, c’est de ne pas oublier le passé. C’est une approche qui a pour but à la fois d’éclairer les choix du présent et préparer ceux de l’avenir. C’est une démarche à la fois dynamique et prospective.
La mémoire peut être aussi un instrument au service des gouvernants.
Elle peut aider les hommes politiques à prendre des décisions dans des situations de crise et d’éviter de renouveler les erreurs du passé.
Il est difficile de trouver une définition commune de la mémoire car elle s’applique à des situations très différentes : littéraire, juridique, scientifique, historique, politique…
Pour un scientifique, F. Eustache, (directeur de l’unité 1077 Inserm (EPHE) UNIVCAEN), « la mémoire permet d’enregistrer des informations venant d’expériences diverses, de les conserver et de les restituer ». Celles-ci sont impliquées ensuite sous de multiples formes de mémorisation. Ces thèmes sont souvent liés les uns aux autres et interactifs au point d’acquérir un caractère interdisciplinaire. Signalons à ce propos l’œuvre remarquable de Lamartine qui fut à la fois un homme politique et un écrivain comme chef de file du romantisme au 18 -ème siècle. Il fut aussi un des précurseurs de la doctrine mémorielle. Il lutta pour l’abolition de l’esclavagisme. Chez cet auteur flotte et bourdonne une forte culture sociale.
Nous vivons en ce moment dans un contexte traumatique du souvenir avec les différents attentats qui se sont produits ces dernières années. Ceux -ci perturbent le fonctionnement de nos mémoires privées et publiques. Ces questions ont pris une telle dimension et degré de gravité qu’elles sont devenues des priorités pour les États.
Notre étude s’orientera dans trois directions principales : la mémoire dans sa conception classique à la fois historique et militaire, ensuite l’interprétation de la mémoire dans une vision internationale et enfin la mémoire en quête de justice. Cette recherche sera analysée sur un plan collectif même si les dimensions collectives et individuelles sont souvent inter- indépendantes.
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La conception classique : la défense des principes et valeurs Au début de cette étude, il est important de s’interroger sur les enjeux mémoriels. Pourquoi organiser des commémorations ?
C’est se rappeler d’abord des événements historiques et politiques qui se sont déroulés en France. Notre pays est très attaché à ces manifestations, symboles de l’unité. La mise en scène de ces manifestations est particulièrement soignée.
En effet, dans la tradition, la mémoire est aussi un outil de transmission et de communication.
A cet égard, la célébration de manifestations en faveur d’héros militaires, scientifiques qui ont accompli des actions marquantes pour l’humanité sont des moments privilégiés pour faire passer des messages.
Sur un plan plus large, il existerait une mémoire collective ou culturelle, celle qui prend place autour événements historiques (leur évocation ou leur commémoration) et contemporains médiatisés. Il existe aussi une mémoire partagée, constituée de différentes représentations pour l’ensemble de la population.
Notons aussi les cimetières, les monuments aux morts, les musées-mémoriaux ainsi que les minutes de silence à l’occasion de manifestations représentent des vecteurs de mémoire.
Dans le cadre de cette conception classique, nous pourrions donner quelques exemples anciens et récents qui attestent de ce même modèle.
Les cérémonies commémoratives relatives à la deuxième guerre mondiale (1939-1945) en sont une illustration. Il faut notamment souligner ces derniers mois (juin 2024) les cérémonies commémoratives liées à la libération de la France et de Paris.
Dans le premier cas, ce fut des milliers d’américains, de britanniques, d’australiens et canadiens qui débarquaient sur les plages de Normandie pour sauver la France et défendre le principe de liberté dans le monde (cf. les dizaines de musées qui longent les côtes normandes pour retracer cette histoire).
Dans le deuxième cas, le 15 août 1944, le Général de Gaulle lut l’acte de capitulation de Von Choltiz à Montparnasse(cf. le musée de Libération à Paris). Pour le débarquement de Provence, ce fut le Général de Tassigny qui mena ce combat en1944 conduisant à l’indépendance de la France.
Un mémorial inauguré à Toulon le 15 août 1964 par le Général de Gaulle rappelle ce souvenir. Plus récemment, le 14 octobre 2024 a été organisé une journée de commémoration des attentats terroristes qui ont causé la mort à 2 enseignants : Samuel Paty en 2020 et Dominique Bernard en 2023. Ce sont deux personnes qui sont mortes dans l’exercice de leur métier. Le rôle social de ces éducateurs doit être réaffirmé. Ces attaques opposent l’idéal laïc et républicain face à l’obscurantisme religieux. Le 14 octobre 2024, l’ensemble des écoles publiques respectait une minute de silence en hommage aux victimes de ces attentats.
On peut citer également les sites comme le Mémorial des victimes du terrorisme au Pays basque ou encore le Mémorial de New York en souvenir des victimes du 11 septembre 2001. Sans doute les contextes ne sont pas les mêmes mais le principe demeure » ne jamais oublier » (cf. le Monde du 22 mai 2024- p. 9). Le musée- mémorial concernant le terrorisme qui sera ouvert prochainement à Suresnes (France) en 2027 est aussi un message de prévention contre le terrorisme et de protection des valeurs et des principes républicains défendu par nos sociétés. Un mémorial de la Shoah sera inauguré le 26 janvier 2025 sur la place Carnot à Lyon quatre-vingts ans après la libération du camp d’Auschwitz. Le projet retenu est intitulé : » Les rails de la mémoire ».
Il aura pour vocation » d’interpeller les passants au cœur de la cité « .
C’est là que fut arrêté et torturé Jean Moulin et beaucoup de juifs sont venus s’y réfugier. Nous pouvons citer aussi la libération du camp d’Auschwitz qui a eu lieu le 27 janvier 1945 par les forces russes. Le 27 janvier de chaque année est célébrée comme une journée internationale dédiée aux victimes de l’Holocauste.
Il s’avère que ces grands événements (guerres, politique, culture…) nationaux et internationaux se gravent dans l’histoire nationale et internationale Or que penser de ces actes mémoriels illustrés par des musées- mémoriaux et cérémonies dans des cimetières ainsi que l’organisation de rassemblement sur des places publiques ? Ils sont l’expression d’une liberté d’expression fondamentale. La critique portant sur les actes terroristes en est une des illustrations principales. D ́ autres opérations cérémonielles peuvent s’intégrer dans le dispositif de protection et de lutte contre le terrorisme. Ils paraissent bien faibles face aux violences et menaces que représente le terrorisme pour la société.
C’est surtout de courage politique dont il faut faire preuve pour affronter de telles situations.
En effet, la mise en place de nouvelles stratégies est nécessaire pour lutter contre l’islamisme politique sur lequel se fonde les actes terroristes. Pour l’instant, l’Etat y apporte des réponses de nature juridique : le Plan d’action du terrorisme du 13 juillet 2018 contre le terrorisme par le renforcement du régime des infractions (ex :la réclusion criminelle à perpétuité contre des actes qui ont causé la mort à des personnes).
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Mémoire-relations internationales : une association difficile La politique mémorielle mise en place ces dernières années entre l’Algérie et la France relate une histoire difficile et douloureuse Elle concerne surtout les harkis, les rapatriés d’Algérie ainsi que les différents protagonistes militaires.
Il faut signaler que les politiques mémorielles découlent directement du président de la république. Dans le cadre du devoir de mémoire, une politique commémorative avait été lancée afin de pacifier les mémoires, faire perdurer le souvenir et transmettre l’histoire des événements de la guerre d’Algérie aux futures générations. Quelques dates clés permettent d’éclairer ce processus de libération en faveur du peuple algérien.
Ce fut d’abord les Accords d’Evian
Du 19 mars 1962 qui prévoient un cessez-le -feu et mettent fin à la guerre. Après plus 7 ans de guerre et 132 ans de colonisation française, l’indépendance de l’Algérie est proclamée le 5 juillet 1962.
Soixante ans plus tard, la loi du 6 décembre 2012 institue le 19 mars comme une journée nationale du souvenir et du recueillement, à la mémoire des victimes civils et militaires de la guerre l’Algérie.
Cette période contemporaine fut largement influencée par le rapport de B, Stora du 20 janvier 2022 intitulé « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Dans une politique mémorielle, les présidents de la République se présentent comme les narrateurs prééminents de l’histoire. Déjà en tant que candidat aux élections présidentielles en 2017, E. Macron exprimait une nouvelle vision politique en déclarant : « La colonisation est un crime contre l’humanité et une vraie barbarie «
Il précisait plus tard que les harkis » ont été victimes de la trahison de l’Etat français ». Pour l’Algérie, la politique mémorielle et l’histoire coloniale s’incarnent surtout sous la forme de la repentance et d’une rente mémorielle.
Dans la mise en œuvre de cette politique, deux thèses s’opposent : la première est attachée à une vision mémorielle fondée sur le passé et aux droits humains et une autre qui est plus tournée vers une vision d’avenir. Celle -ci est établie à partir d’un rapport de force entre États.
On assiste depuis 2021 à un changement important de cette politique mémorielle qui se serait soldée par un échec dans le cadre des relations entre la France et l’Algérie.
A l’occasion d’une rencontre à l’Elysée le 30 septembre 2021, avec des étudiants (« petits -enfants de la guerre d’Algérie » -cf. Le Monde du 2 octobre 2022), le président de la République expliquait le changement de politique de la France. Il dénonçait d’abord une « histoire officielle » selon lui « totalement réécrite qui ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui, il faut bien le dire repose sur une haine de la France »
La nation algérienne post-1962 se serait construite sur une rente mémorielle. Il y ajoutait « On voit bien que le système algérien est fatigué, le Hirak (mouvement populaire en Algérie qui a débuté en 2019) l’a fragilisé… » déclarait E. Macron. Par ses propos, il avoue l’échec de la politique mémorielle qui devait rapprocher et concilier les deux pays. Sans doute, ces critiques auront des conséquences sur les relations entre les deux pays. Le président de la République a déjà annoncé une réduction de 50 % sur les visas accordés aux algériens. Ces mêmes documents accordent aux demandeurs la liberté d’établisse- ment et le droit d’exercer une activité professionnelle. Rupture diplomatique ou changement de stratégie de la France à l’égard de l’Algérie ? Il est certain que cette nouvelle politique aura un impact sur les relations futures entre les deux États (cf. : « L’Algérie d’E Macron. Les impasses d’une politique mémorielle « – Éditions Presses universitaires françaises (2024) – S. Ledoux, PM. Morin). En outre, la nouvelle alliance conclue avec le Maroc affirme la nouvelle stratégie française. A l’occasion d’une visite d’Etat au Maroc le 28 octobre 2024, E. Macron reconnaissait « la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental « . La » bataille mémorielle » entre l’Algérie et la France est sans doute terminée mais pour combien de temps ?
Une autre politique mémorielle est revendiquée par la population des pays du Commonwealth à l’égard des Britanniques qui ont occupé et exploité ces terres pendant des décennies. Les 56 Etats membres du Commonwealth réclament » une justice réparatrice » pour le passé en raison de » l’odieuse » traite esclavagiste du Royaume-Uni. Cette revendication s’est exprimée de nouveau lors du dernier sommet le 18 octobre 2024 qui s’est déroulé aux îles Samoa. Celle-ci s’inscrit dans le cadre des nouvelles guerres mémorielles. Il faut remarquer que pour l’instant le premier ministre britannique K. Starmer et le roi Charles III refusent les demandes de réparation et de présenter des excuses. Cependant, ils acceptent d’en débattre….
A l’analyse de ces faits, il se révèle que la coopération Nord – Sud est devenue problématique. Pour les pays européens, envisager une coopération politique et économique solide avec ces pays, c’est se projeter dans des dimensions sécuritaire, géopolitique et géoéconomique qui permettent d’appréhender les nouveaux défis.
Les schémas traditionnels sont de plus en plus remis en cause. Il est nécessaire maintenant d’utiliser et d’appliquer de nouvelles méthodes et stratégies.
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Universalité et mémoire : une approche nouvelle A côté des politiques et actes mémoriels prend place également des lois. Depuis les années 1990, on assiste à un décentrement de la nation comme référence idéalisée. (Cf : S. Ledoux-Les politiques mémorielles en France : quelles commémorations ? (Vie-publique.fr).
Un changement fondamental s’est opéré depuis quelques temps avec la mise en place des politiques mémorielles. Celles-ci insistent sur la reconnaissance et la réparation à l’égard de groupes victimes de violence. La question des droits de l’homme est au premier plan de cette doctrine. Dans ce nouveau cadre, les atteintes à la dignité prennent une place prépondérante face à l’idéal de souveraineté. Ces politiques mémorielles condamnent toute politique d’oubli. La pratique traditionnelle de régulation des conflits est mise de côté.
Le droit français reconnaît quatre lois mémorielles:
- La loi « Gayssot » du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémitisme ou xénophobie. Cet article punit toute personne qui nie le génocide des juifs (le révisionnisme).
- La loi du 29 janvier 2001 composée d’un seul article reconnaissant le génocide arménien commis par l’empire ottoman en 1915- 1916.
- La loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité (dite loi Taubira).
Toutes ces lois ont un caractère commun : elles ont une fonction emblématique et symbolique. L’esclavagisme moderne pourrait s’inscrire dans cette problématique générale. Celui-ci se trouve parmi les exploités et travailleurs saisonniers qui travaillent sur les plages et dans les vignes pendant de longues heures par jour et sans papiers. On peut y découvrir également du personnel enfermé dans les résidences de diplomates comme ce fut le cas au Liban (cf. CCM- Comité contre l’esclavage moderne).
4. Il y a aussi les crimes de génocide reconnus par les Nations – Unies comme celui des Arméniens par l’empire ottoman en 2015-2016 ; les génocides commis par les nazis de 1941 à 1945 et celui des Tutsis alors dirigé par le pouvoir Hutu au Rwanda en 1990.
On peut y ajouter la loi dite » Mekachera » portant reconnaissance de la Nation et contribution des français rapatriés d’Afrique du Nord et d’Indochine.
(Cf. A de Raulin » Les relations droit-mémoire en droit interne et international « no1 – 2013- Revue de droit international et comparé).
Un génocide Khmer a été reconnu
Le 16 novembre 1978 par un tribunal du Cambodge parrainé par l’ONU. Il s’agissait de 2 dirigeants coupables de génocide au Cambodge de 1975 à 1979. Ce génocide a entraîné la déportation en masse de la population et des travaux forcés. Cette situation a provoqué la mort de 2 millions de personnes.
Comment gérer et analyser avec rigueur et précision des événements importants tels que des guerres, des conflits ou des crises de différente nature ? Cela suppose une démarche complexe et collective entre l’historien, le juriste et le sociologue. Au début, le droit de mémoire était une nouvelle branche du droit qui relevait principalement d’une approche historique et juridique. Or réduire l’approche mémorielle à ces deux disciplines apparaît réductrice et simplificatrice.
Une nouvelle réponse au droit de mémoire suppose une démarche globale et collective qui intègre plusieurs disciplines (histoire, droit, sociologie, science…). Il s’agit d’une démarche pluridisciplinaire et plurielle qui doit conduire à un nouveau régime. Certes, il est difficile de distinguer les rôles respectifs de chacune de ces disciplines selon cette approche. Mais celle-ci s’inscrit dans un mouvement transversal et sociétal. Il n’appartient pas au pouvoir politique seul d’écrire l’histoire et de dire la vérité.
En réalité, le cadre juridique des lois mémorielles s’ordonne et se construit autour des principes de la recherche scientifique et de la liberté d’expression.
Ces règles constituent le socle et les piliers de leur régime juridique. C’est à cette condition que la transmission de l’histoire peut se perpétuer au- delà des événements.
Arnaud de Raulin
Professeur émérite des universités