Un siècle et demi sépare Patrice de Mac Mahon d’Emmanuel Macron. Pourtant, à lire l’histoire de l’un et à observer la pratique du pouvoir de l’autre, un même fil se dessine : celui d’un président convaincu de sa légitimité, mais de plus en plus isolé face à un peuple qu’il prétend servir sans toujours l’écouter.
En 1877, Mac Mahon, maréchal monarchiste placé à la tête d’une République qu’il n’aimait guère, décide de renvoyer le gouvernement républicain de Jules Simon. Il dissout la Chambre, espérant un sursaut conservateur. C’est l’inverse qui se produit : les Français réélisent massivement des députés républicains. Désavoué, Mac Mahon finit par se retirer. Cet épisode marque un tournant : la République ne se gouvernera plus jamais contre le suffrage universel. Son erreur fut celle de la surdité. Persuadé d’incarner l’ordre et la raison, il refusa d’entendre le pays réel, celui qui aspirait à la liberté politique plutôt qu’à la tutelle militaire. En cela, il fut le dernier représentant d’une République sans peuple, mais aussi le premier symptôme d’un pouvoir qui s’isole lorsqu’il doute.
Il n’a fait que révéler la fracture entre la France institutionnelle et la France réelle.
Emmanuel Macron, bien sûr, n’est pas Mac Mahon. Il est le produit d’une démocratie mûre, élu au suffrage universel direct, et non choisi par une assemblée de notables. Mais depuis 2017, la comparaison s’impose par contraste : même verticalité, même certitude de gouverner “pour le bien du pays”, même difficulté à entendre les signaux d’alerte envoyés par la société. Des Gilets jaunes à la réforme des retraites, le chef de l’État s’est souvent heurté à une colère diffuse qu’il a interprétée comme un malentendu, non comme un désaveu. La pédagogie présidentielle a remplacé l’écoute politique. À force de vouloir “expliquer”, Emmanuel Macron donne parfois le sentiment de vouloir corriger le peuple plutôt que de le comprendre. Le mal français n’est pas seulement celui du pouvoir ; il est celui de la distance démocratique. Mac Mahon gouvernait sans le peuple ; Macron gouverne malgré lui. Entre les deux, la légitimité électorale s’est transformée en légitimité procédurale, parfois déconnectée du vécu des citoyens.
Le risque, hier comme aujourd’hui, est le même : une République sans confiance.
Depuis sa réélection en 2022, Emmanuel Macron n’a cessé d’affronter une succession de désaveux électoraux et politiques. La perte de sa majorité absolue, la contestation sociale, la défaite aux européennes, puis la dissolution de l’Assemblée en 2024, traduisent moins un accident politique qu’une crise profonde : celle d’un pouvoir sans peuple, rationnel, mais de moins en moins représentatif.
En juin 2022, Emmanuel Macron est réélu président de la République, mais le second mandat commence déjà dans un clair-obscur. Quelques semaines plus tard, la coalition présidentielle échoue à conserver la majorité absolue à l’Assemblée nationale. La Ve République, conçue pour donner au président les moyens d’agir, se retrouve suspendue à des équilibres fragiles, à des compromis précaires, à un Parlement devenu champ de tension permanente. Deux ans plus tard, le désaveu s’est transformé en symptôme. Les élections européennes de 2024 se soldent par une défaite cinglante du camp présidentiel. Le soir même, Emmanuel Macron choisit la voie la plus risquée : dissoudre l’Assemblée nationale. Le pari du sursaut démocratique s’est mué en pari du vide et l’élection « d’une assemblée introuvable » sans la moindre majorité ou coalition majoritaire pérenne. Car la dissolution n’a pas recréé de dynamique politique ; elle a confirmé l’épuisement d’un pouvoir qui ne parle plus qu’à lui-même. Depuis 2022, la France vit sous un pouvoir élu, mais minoritaire ; républicain, mais sans relais populaire. C’est là le paradoxe d’une démocratie fatiguée : les institutions tiennent, mais la confiance s’effrite. Six premiers ministres plus tard (en comptant la nouvelle nomination de Sébastien Lecornu) le Président a gardé le pouvoir formel mais il a perdu la majorité politique et morale.
Plus grave la dissolution a ouvert les portes d’une véritable éclipse du politique à l’échelle nationale.
L’histoire, on le sait, ne se répète jamais, mais elle bégaie souvent. Mac Mahon apprit à ses dépens qu’on ne gouverne pas durablement contre le pays. Emmanuel Macron, lui, affronte une autre forme de désaveu : celui d’une société qui ne croit plus que le pouvoir la représente. Dans les deux cas, une évidence demeure : la France se gouverne avec les français de droite et de gauche. La République, pourtant, n’existe que par le consentement de ceux qui la vivent. Mac Mahon avait oublié que la souveraineté populaire n’est pas un obstacle mais une condition de légitimité. Emmanuel Macron affronte aujourd’hui une version contemporaine de cette même leçon : l’usure démocratique ne vient pas seulement du rejet des institutions, mais de leur surdité.
Par Brice Soccol, Tribune de Brice Soccol, politologue et essayiste, auteur de « Parlons-nous tous la même langue ? » (coécrit avec Frédéric Dabi, Editions de l’Aube, 2024)