Depuis le soir du deuxième tour de l’élection législative du 7 juillet 2024, la vie politique française s’est figée à un point tel que le cours des institutions de la V° République a été bouleversé d’une façon inconnue depuis 1958.
La brutale dissolution
La dissolution décidée par le président Emmanuel Macron le soir des élections européennes le 9 juin 2024, a plongé le pays dans la consternation. La cinglante défaite du camp présidentiel s’est soldée par une intervention martiale du chef de l’Etat, visiblement en colère, décrétant la dissolution de l’Assemblée nationale et de nouvelles élections les 30 juin et 7 juillet suivants, dans un délai extrêmement restreint.
Dès les résultats du deuxième tour connus, le chef de l’Etat a vite réalisé que la situation qu’il avait créée dans une perspective de clarification s’achevait dans la confusion la plus totale. La coalition de gauche, le « nouveau front populaire » composée de LFI, les écologistes et le parti socialiste et apparentés, obtenait 193 députés et sortait manifestement vainqueur de ces élections. Il lui revenait donc le droit de former un gouvernement et de s’installer à l’Hôtel Matignon.
Les partis de la majorité présidentielle n’obtenaient quant à eux que 166 parlementaires, le Rassemblement national, le plus grand groupe politique, détenant 126 députés.
La simple arithmétique permettait dès le début de constater qu’une possibilité de majorité absolue ne pourrait se dégager d’une assemblé aujourd’hui dispersée entre 11 groupes, si doivent être exclus de la coalition à venir à la fois le RN et LFI. Les partis charnières auront donc un rôle essentiel à jouer, voire celui de « faiseur de roi », notamment le groupe de la gauche démocrate et républicaine avec 17 sièges, les républicains « classiques » n’ayant composé ni avec le RN, ni le président du parti Les Républicain en rupture Eric Ciotti, ni avec le groupe de « libertés, indépendants outre-mer et territoires ».
Une Première ministre potentielle désignée par le bloc de gauche
Malgré la lecture de la grille arithmétique, un jeu politique débutait au sein des principaux partis. Depuis le 7 juillet, le NFP revendique ainsi la nomination de l’un des leurs à l’Hôtel Matignon. Après plusieurs tentatives infructueuses, le nom de Lucie Castets, haute fonctionnaire à la ville de Paris, directrice des finances, et active dans les milieux de la gauche s’est imposé. Aujourd’hui, la gauche maintient cette candidature alors qu’elle est loin de faire l’unanimité.
En voulant imposer une candidature à l’Hôtel Matignon, le NFP et en particulier LFI, a été le premier camp à malmener la Constitution. En application de l’article 8 de la Constitution « Le Président de la République nomme le Premier ministre (…) ».
Dans la situation confuse issue du 7 juillet, il était normal qu’un laps de temps s’écoule pour la nomination du Premier ministre. Mais jamais sous la V° République un tel « lobbying » n’avait été exercé pour forcer la main du président de la République. Il est vrai que lors des périodes de cohabitation, le choix du Premier ministre était pour ainsi dire décidé par le parti vainqueur des élections : Jacques Chirac, chef du parti gaulliste, en 1986, Edouard Balladur (à la demande de Jacques Chirac) en 1993, enfin Lionel Jospin, premier secrétaire du parti socialiste en 1997.
Un long gouvernement démissionnaire chargé des « affaires courantes »
Toutefois, le président lui-même n’est pas à l’abri de critiques. Devant cette situation, la logique du bricolage institutionnel a prévalu. La démission du gouvernement de Gabriel Attal n’a été acceptée que mardi 16 juillet, soit un délai anormalement long après la défaite aux élections législatives. En temps ordinaires et dans la tradition républicaine, la démission est présentée et acceptée le lendemain des élections. Il y a là une premier entorse à la tradition constitutionnelle de la V° République. Le président a ainsi bénéficié de la confusion pour continuer à prendre un certain nombre de décisions par décrets contresignés par un Premier ministre en exercice pendant une dizaine de jours. Il en va ainsi de plusieurs décrets d’application de la loi asile immigration publiés au journal officiel les 14 et 16 juillet 2024, soit juste avant la démission du gouvernement, des dispositions contestées qui n’auraient sans doute pas été prises par un gouvernement de cohabitation. Le Journal Officiel n’a jamais été aussi fourni que durant cette longue période de flottement institutionnel.
La France vit donc depuis le 16 juillet avec un gouvernement démissionnaire. Un gouvernement démissionnaire est sensé se borner à gérer les « affaires courantes ». Il n’existe pas de définitions textuelles des affaires courantes, mais on sait qu’elles doivent être exclusivement consacrées au seul bon fonctionnement de l’administration 1.
Il est évident que cette notion d’affaires courantes n’a pas vocation à perdurer. Cette période inédite aura donc duré presque deux mois, le Premier ministre Gabriel Attal allant jusqu’à proposer à la veille de la rencontre à l’Elysée un « impôt participatif » dans la perspective d’une future coalition. Un autre problème est venu se superposer au premier.
Député et ministre
Selon les règles institutionnelles en vigueur, le ministre élu député dispose d’un mois pour choisir de siéger comme député et abandonner son poste au gouvernement ou rester au gouvernement et céder son siège à son suppléant.
Dans un premier temps, l’élection à la présidence de l’assemblée ayant lieu le 18 juillet, les ministres démissionnaires ont donc siégé en qualité de parlementaires pour y procéder et par là, permettre l’élection de la représentante du camp présidentiel, Mme Yaël Braun-Pivet. Il s’agit ici d’un nouveau bricolage institutionnel déjà réalisé en pratique en 1988 lorsque les ministres du gouvernement de Michel Rocard avaient voté pour l’élection de Laurent Fabius à la présidence de l’Assemblée Nationale. Fidèle à sa jurisprudence de 1986 2, le Conseil constitutionnel a jugé dans sa décision du 31 juillet 2024 3, qu’il était incompétent pour juger de l’élection de la présidente de l’Assemblée nationale « aucune disposition de donnant compétence pour statuer sur une requête tendant à la mise en cause de la régularité de l’élection du président de l’Assemblée nationale ». La requête a donc été rejetée comme irrecevable.
En quelque sorte, la pirouette consistant à faire siéger des ministres en qualité de parlementaire pour l’élection à la présidence de l’Assemblée nationale alors qu’ils sont encore ministres, est devenue une pratique admise faute de contrôle juridictionnel.
Mais entre la démission et gouvernement acceptée par le président, et la fin du mois d’août, des centaines d’arrêtés ministériels ont été pris dont il n’est pas assuré qu’ils entrent tous dans la catégorie des actes des affaires courantes, ni que ces décisions soient urgentes en application de la jurisprudence déjà citée du Conseil d’Etat de 1952. Surtout, s’il existe bien un gouvernement démissionnaire, un vide juridique existe puisqu’à l’issue d’une période d’un mois, les ministres devaient choisir entre leur siège de député et leurs fonctions ministérielles. Il n’était ainsi plus possible de se revendiquer à la fois député mais aussi ministre, deux fonctions pour le coup incompatibles en application de la Constitution.
Stéphane Séjourné qualifié par la presse de « chef de la diplomatie française, se rendait ainsi au Liban et en Israël le 15 août, alors que n’étant plus ministre mais député des Hauts-de-Seine depuis le 7 juillet 2024, il n’avait plus vocation à représenter son pays sur la scène internationale, ce qui a nécessairement réduit l’utilité et la portée de son voyage.
Il appartiendra une fois encore au Conseil d’Etat, s’agissant des décisions prises par les ministres alors qu’ils siégeaient déjà comme députés un mois après leur élection, de juger, en cas de recours, si les actes administratifs qu’ils ont édictés sont entachés d’incompétence et doivent, pour ce motif, être annulés.
La trêve olympique coïncidant avec la trêve politique
Le président de la République aussi décidé d’une trêve olympique qui devait rimer avec trêve politique. De fait, il a lui-même décider de procrastiner en vue de la nomination d’un Premier ministre. Si les pressions exercées par LFI pour faire nommer Mme Castets à Matignon ne sont pas conformes à l’esprit de la Constitution, Emmanuel Macron a lui-même fait bon ménage avec la Constitution.
Il s’est ainsi en réalité placé comme le maître du jeu en décidant d’inviter les représentants des groupes politiques à l’Elysée le 23 août. Le chef de l’Etat se positionne comme le faiseur de gouvernement, celui qui adoubera le futur Premier ministre. La logique institutionnelle aurait dû conduire à ce qu’il nommât un Premier ministre dans la foulée du 7 juillet, une personnalité issue du bloc majoritaire, afin que celui-ci cherche lui-même sa majorité et, en cas d’échec, qu’il confie à une autre personnalité le soin de former un gouvernement, sur le modèle des démocraties parlementaires, comme en Italie, aux Pays-Bas ou même en Allemagne, autant de pays où les consultations sont certes longues mais où les gagnants des élections ne sont pas contestés.
Aujourd’hui, le président de la République estime qu’il n’y a ni gagnant ni perdant.
Il ressort pourtant des urnes que le parti soutenu par le président a clairement perdu les élections, même si sa défaite n’est pas déshonorante et que le bloc de gauche les a gagnées, même s’il ne dispose pas de la majorité à l’Assemblée.
A mesure que le temps passe, le blocage des institutions s’amplifie. Or il est impératif de nommer rapidement un nouveau gouvernement afin de permettre de renouer avec la gestion du pays, en premier lieu, pour le vote du projet de loi de finances 2025. La situation ne saurait perdurer sauf à précipiter une crise de régime.
Ainsi, il ne faut pas se tromper sur l’enjeu de cette réunion à l’Elysée le 23 août prochain. Il n’appartient pas au président de la République de choisir sa coalition, mais aux responsables politiques de dire selon quel schéma ils veulent gouverner. La décision de nomination du Premier ministre revient bien au seul président, sans qu’un nom ne lui soit imposé, et la personnalité retenue devra disposer d’une majorité, même relative, pour gérer le pays. Selon toute probabilité, l’année politique qui commence au mois de septembre, s’annonce chaotique avec sans doute de nouvelles élections législatives d’ici un an voire, mais si cela est hautement improbable, une démission du Président de la République.
- Voir sur ce point Conseil d’Etat, 1952, Syndicat régional des quotidiens d’Algérie, décision laquelle la haute juridiction avait annulé un décret que ne relevait pas de son objet et d’une situation d’urgence « si extensive que puisse être cette notion dans l’intérêt de la continuité nécessaire des services publics ». ↩
- CC, 16 avril 1986, 86-3 Elec. ↩
- CC, 31 juillet 2024, n°2024-58/59 Elec ↩