La crise sanitaire a accéléré la dématérialisation. Mais si elle représente incontestablement des avantages, il convient de veiller à ce qu’elle ne contribue pas à créer de la précarité sociale, alertent Pierre-Antoine Chardel et Florinda Detouteville.
Dans ces moments de crise globale que nous vivons, les vertus des médias sociaux et du numérique sont indéniables. On observe comment très concrètement nos outils numériques permettent l’apparition de nouvelles formes de solidarité et d’attention à l’égard des autres. Jamais peut-être nous n’avons autant communiqué avec nos proches, en prenant le temps nécessaire pour cela, avec des moyens qui étaient jusqu’alors souvent réservés à la sphère professionnelle, constatent Pierre-Antoine Chardel et Florinda Detouteville.
Toutefois, si la dématérialisation engendre des modes d’échange très salvateurs, et même souvent assez inventifs en ce temps de confinement, elle ne saurait nous faire négliger que sa généralisation dans la gestion de certains services publics demeure très problématique d’un point de vue éthique : elle contribue, dans certains cas, à créer de la précarité sociale.
Des risques de mises à l’écart de certaines catégories de la population sont importants lorsqu’une gestion presque exclusivement virtuelle d’un certain nombre de services publics se met en place.
Dans le département de la Manche par exemple, au début du confinement et durant plus d’un mois, vraiment très peu de bureaux de poste sont restés ouverts. Des personnes se sont ainsi vues confrontées à des situations absurdes : même avec de l’argent sur leur compte, elles ne pouvaient plus retirer d’espèces, ou aller faire un virement. Il s’agissait majoritairement de personnes âgées ou de personnes fragilisées par la maladie, ou relevant des minima sociaux.
A l’heure où nous parlons beaucoup de la digitalisation des modes de paiement, on compte encore un certain nombre de personnes qui, pour des raisons très variées, ne possèdent pas de carte bancaire. A l’échelle de la population française, ce nombre est sans doute dérisoire bien sûr. Mais d’un point de vue éthique, il est plus que problématique d’imposer des modes de paiement virtuels à des personnes qui ne le désirent pas, en posant ainsi implicitement qu’aucune vie sociale ne serait plus possible sans moyens numériques. Cette vision de la bonne marche de la société et de son progrès ne tient surtout pas compte des effets négatifs que des mesures de fermeture de services causent sur l’équilibre de vie de personnes âgées et vulnérables.
Puisque la crise que nous affrontons doit nous inciter à préparer le « temps d’après » (crise), une proposition que nous formulons ici est que les politiques publiques de dématérialisation de nombreux services de la vie sociale et économique devraient s’accompagner d’une prévention des inégalités générées par l’imposition du tout numérique.
Il est encore temps de nous interroger sur la place que nous souhaitons accorder aux personnes qui n’ont pas accès à Internet, et qui sont susceptibles de souffrir pour cela d’une invisibilité sociale et d’une incapacité d’agir dans leur quotidien.
Jacques Toubon, Défenseur des Droits, le soulignait déjà il y a un peu plus d’un an : les usagers « moins connectés », qui représentent une part non négligeable de la population (16 % de personnes n’ont pas accès à Internet et parmi celles qui y ont accès 20 % maîtrisent mal l’outil), rencontrent bien des difficultés pour accéder aux services publics1. L’avancée majeure que représente la dématérialisation crée ainsi une situation paradoxale : au lieu de simplifier l’accès aux services publics, elle pourrait remettre en cause l’effectivité de l’égalité d’accès de l’ensemble des usagers à ces services en les en éloignant davantage : ceci alors que dans « un contexte de précarité croissante, les personnes sollicitent davantage les organismes sociaux ».
Si les avantages que présente la dématérialisation de certains services publics n’est pas à remettre en cause, il reste néanmoins essentiel d’offrir des modalités d’information variées et de conserver des lieux d’accueil physiques, à plus forte raison en ces temps de crise sanitaire, en prenant toutes les précautions de distanciation qui s’imposent. Dans le cadre de leur politique de dématérialisation, les services publics devraient s’attacher à renforcer une articulation fine et raisonnée de l’outil Internet avec d’autres moyens d’information, incarnés par des personnes et des contacts physiques. L’enjeu est de taille car la mise à l’écart et la précarisation sociale apparaissent comme l’une des conséquences de politiques publiques trop univoques, irrespectueuses des enjeux de différences sociales qui interviennent dès qu’un même système technique est censé s’imposer à tous de la même façon.
Notre modernité qui a longtemps valorisé un certain nombre de principes tels que l’autonomie et la communication, se heurte finalement à d’intenses contradictions.
Car la neutralisation de la parole vive produit indéniablement un appauvrissement de la vie sociale.
On est renvoyé à un tel déclin, lorsque nous avons affaire par exemple à un service automatisé (un service bancaire, une assurance, une administration, etc.) qui nous contraint à interagir avec des systèmes et à prononcer des phrases comportant des mots-clés, ou bien à répondre à des injonctions qui consistent à taper sur les touches de notre téléphone. C’est ce que le philosophe Jean-Michel Besnier a justement mis en évidence dans son livre L’homme simplifié. Nous connaissons tous ce moment d’interaction avec une machine où soudainement nous nous trouvons en butte avec l’absurdité. C’est pour éviter une telle montée de l’insignifiance que des organismes ayant une mission de service public mettent en place des moyens de communication directe et d’aide à distance personnalisée. L’organisation de certains services sociaux, même en situation de télétravail, permet d’aider les personnes vulnérables pour les accompagner au mieux dans leur vie quotidienne en effectuant, parfois à leur place et avec toutes les précautions qui s’imposent, des démarches dématérialisées qu’elles sont incapables d’accomplir seules. Si l’absence d’échanges physiques ne permet pas de répondre à toutes les demandes, le lien social est néanmoins préservé.
Dans la crise que nous traversons, soulignons en tout cas que l’impossibilité de créer un échange spontané instaure des formes de précarisation sociale et de mises à l’écart très dommageables. Un risque est bien de voir s’ajouter à l’angoisse provoquée par la pandémie actuelle, la peur de l’isolement et la crainte de perdre toute vie sociale, faute d’avoir la possibilité d’accéder à des services numériques. On sait que dans les services de santé la parole vive portée par un être de chair est irremplaçable. Il convient donc de continuer à prendre soin de ces interactions directes à une plus large échelle, afin de conserver l’épaisseur humaine dont une société avide de progrès technologiques aura toujours besoin pour faire face à l’adversité.
Pierre-Antoine Chardel, sociologue et philosophe, professeur à IMT-BS, chercheur à l’IIAC (CNRS/EHESS), responsable de séminaire à l’EHESS et membre de l’Observatoire d’éthique publique
&
Florinda Detouteville, responsable de service social
- Jacques Toubon, Rapport relatif à la dématérialisation des démarches administratives et ses conséquences sur le service public, conférence de presse du 17 janvier 2019. ↩