On parle beaucoup de laïcité, mais on finit par ne plus savoir de quoi on parle. Didier Leschi, directeur général de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, revient sur la notion de laïcité.
Revue Politique et Parlementaire – Comment expliquez-vous les crispations récurrentes autour de la laïcité ?
Didier Leschi – Je pense que cette crispation est liée à deux problèmes qui s’alimentent en permanence l’un l’autre.
Le premier problème de la laïcité, peut-être celui qui est à la source de beaucoup de malentendus, de mésinterprétations, est son absence de définition juridiquement précise. Car, même si depuis 1946, la laïcité est constitutionnelle, puisque notre « république est laïque », son contenu ne relève d’aucune évidence. Et en pratique il est laissé à l’appréciation des tribunaux, en particulier du conseil d’État, avec tous les aléas que cela suppose. Cela a pu être constaté récemment avec les jurisprudences discordantes des tribunaux administratifs sur la nature « laïque » ou non d’une crèche installée dans le hall d’une mairie que le conseil d’État a fini par trancher sans pour autant mettre un terme à un débat public sur ce que serait ou ne serait pas la laïcité.
Laïcité est devenu un mot valise auquel on semble pouvoir faire dire une chose et son contraire.
Un mot même élastique puisqu’elle pourrait être, selon les positionnements, « ouverte » ou « fermée », ou même faire l’objet « d’accommodement raisonnable » sans que l’on sache bien quel pourrait en être le juge et dont il n’existe aucune histoire. Pendant longtemps le terme n’a été utilisé que comme un attribut. On parlait d’instruction gratuite, obligatoire et laïque nécessaire, d’une République laïque. Aujourd’hui on dit que c’est une valeur…
À mon sens, la meilleure manière de définir la laïcité est de repartir du mode d’organisation social avec lequel les Lumières, qui souhaitaient « chasser l’obscurantisme et le mystère », ont voulu rompre dans l’élan de la Révolution française. La laïcité, c’est la volonté de rupture avec une société où la Vérité de l’Église structurait et dominait la vie sociale, et où même le non croyant se devait, dans l’espace public, de ne pas mettre en cause ce régime de vérité.
Sur le plan du droit, la rupture juridique entre l’ancien et le nouveau régime se situe avant même la chute de la royauté. Elle a pour première étape deux actes fondateurs. Le premier est la laïcisation de l’État civil qui n’est pas qu’un simple transfert aux communes. L’Église avait obligation, depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en 1539, de tenir les registres paroissiaux, ce qui faisait d’elle la gardienne de la mémoire collective des familles. Le transfert aux communes signe une inversion dans la démarche puisqu’il ne s’agit plus d’enregistrer des sacrements, baptême, mariage, mais d’enregistrer la volonté de déclarer un enfant comme le sien ou de faire consigner la volonté de se lier sur le plan juridique, ce qu’est le mariage civil. Le deuxième acte fondateur posé par les révolutionnaires de 1789, d’une portée qui va participer du rayonnement de la Révolution française, est l’émancipation des juifs qui se traduit par leur accès à la pleine citoyenneté en tant que Français. C’est l’acte qui introduit définitivement le découplage entre identité religieuse et citoyenneté civile. Chacun est porteur de ses droits indépendamment de sa foi. La laïcité c’est donc fondamentalement l’inverse de cette catholicité, et toutes les lois laïques de la fin du XIXe siècle ont comme fil conducteur la volonté de poursuivre la mise à l’écart de l’Église, de casser sa prétention à vouloir dominer la vie sociale et institutionnelle, à prétendre à une place particulière au sein de la société.
Nous avons perdu la mémoire de la violence matérielle tout autant que symbolique qui fut exercée sur le monde catholique lors de cette période. Si elle était encore vive, cette mémoire permettrait sans doute de relativiser l’intensité des affrontements d’aujourd’hui autour de l’islam et des efforts demandés à certains de ses fidèles les plus littéralistes. Car le deuxième élément qui alimente aujourd’hui notre crise laïque est essentiellement lié à la manière dont les pratiques de l’islam s’insèrent, ou ne s’insèrent pas, dans notre cadre juridique ou remettent en cause les compromis sociétaux stabilisés au fil du temps et des affrontements passés avec les différent cultes, et au premier chef, bien sûr, l’Église catholique. Or, les pratiques de certains prédicateurs de l’islam donnent le sentiment, et c’est même la réalité vécue dans de nombreux quartiers populaires, qu’ils veulent mettre en place des mécanismes de contrôle social où la soumission à la loi de Dieu devrait prendre le pas sur les lois civiles. La crainte que ces pratiques inspirent est amplifiée par l’involution que connaît un monde musulman qui nous est particulièrement proche. À l’inverse de ce qu’a retenu l’expérience collective dans les pays d’Europe, du Maghreb au Pakistan, par la coercition juridique ou par l’imposition d’une violence sans limite, le monde musulman est devenu, sous nos yeux, celui où la différence, religieuse, culturelle, sexuelle, est traquée de plus en plus souvent jusqu’à l’éradication, avec son lot d’atrocités.
On ne peut de plus ignorer que l’affirmation ou la réappropriation de l’identité musulmane dans sa dimension religieuse s’est faite aux dépens des identités et espérances laïques. Le « jeune beur », pour ne prendre que cet exemple, n’a pas survécu à l’échec de « la marche des beurs » de 1983, qui a favorisé le passage assumé vers un nom mélangeant le cultuel et le culturel, les « jeunes musulmans ». Cette affirmation identitaire va trouver comme drapeau, le port ostensible du voile qui focalise dans les débats publics toutes les craintes, et ce d’autant plus qu’il est indéniable que partout où, depuis la Révolution Khomeyniste de 1979, le port du voile a été réactivé comme symbole identitaire, il a accompagné les régressions du monde musulman dans un mouvement inverse au nôtre. Car si le temps n’est pas loin où il était impensable, en France comme en Europe, qu’une femme sorte dans la rue ou entre dans une église « en cheveux », la disparition progressive de cette pression issue de la morale religieuse est concomitante du mouvement pour l’égalité des sexes. Comme le synthétise Régis Debray, « l’ex-fille aînée de l’Église n’a pas fait la Révolution pour se retrouver la fille cadette de l’islam, dont une fraction intégriste témoigne des mêmes ambitions d’emprise que le catholicisme vers 1900 ».
La dernière difficulté, c’est que le droit ne peut pas tout résoudre, ou ne peut remplacer les batailles politiques et idéologiques à mener.
RPP – Vous avez été préfet à l’égalité des chances en Seine-Saint-Denis, en quoi consiste cette fonction et qu’avez-vous observé de votre poste sur ce département très particulier ? Comment pouvez-vous le décrire ? En quoi, également, sa situation est-elle spécifique de la société française ?
Didier Leschi – La fonction de préfet pour l’égalité des chances a été créée après les violences urbaines de 2005. Il s’agissait dans certains départements (le Rhône, les Bouches-du-Rhône, le Nord, la Seine-Saint-Denis, le Val-d’Oise, l’Essonne) de renforcer l’action de l’État, sa capacité de coordination et d’impulsion des politiques publiques. C’est une fonction d’autant plus intéressante qu’elle laisse une très grande marge d’initiative, ce qui doit être la marque à mon sens de l’action publique dans le domaine de la politique de la ville. En Seine-Saint-Denis je suivais les dossiers de renouvellement urbain, avec en particulier de très gros défis autour des copropriétés dégradées comme à Clichy-sous-Bois, mais aussi les politiques en faveur de l’emploi et le développement des emplois aidés, le développement de l’apprentissage, la lutte contre les discriminations, la prévention de la délinquance etc.
La Seine-Saint-Denis est un département où les contrastes sociaux sont à la fois forts au sein du territoire et d’autant plus insupportables pour certaines catégories de la population, en particulier des jeunes, que la proximité de Paris les souligne et en fait un accélérateur de frustrations et de ressentiments.
C’est un département où vivent 1,5 million d’habitants. 55 % de la population est étrangère ou d’origine étrangère, ce qui veut dire qu’il y a des zones où cela peut atteindre les 90 %, avec des difficultés d’intégration que cela peut générer dans des écoles primaires où le français comme langue maternelle devient extrêmement minoritaire chez les élèves.
Plus de 30 % de la population à moins de 18 ans, résultat d’un indice de fécondité le plus élevé de tous les départements métropolitains avec 2,5 enfants par femme, ce qui en fait le département avec la population la plus jeune en France métropolitaine. Clichy-sous-Bois, La Courneuve, Aubervilliers dans le 93 sont, avec Vaulx-en-Velin que j’ai connu quand j’étais en poste à Lyon, les villes de France où il y a le plus de jeunes d’origine étrangère de moins de 18 ans. Et pour compléter des données démographiques, une forte natalité, mais aussi une forte mortalité infantile près de 5 pour mille. Une démographie peu courante donc. C’est aussi un taux de chômage supérieur à la moyenne régionale, entre 12 et 13 %, si on ne comptabilise que ceux qui sont inscrits à Pôle emploi.
J’ajoute que depuis 2008 le chômage des seniors a augmenté de plus de 50 % et ce chômage des pères accentue la crise sociale et même morale.
Et parmi les paradoxes, alors que c’est l’un des départements les plus touchés par le chômage, c’est en Seine-Saint-Denis qu’en Île-de-France se crée le plus d’emplois, en particulier dans la Plaine Saint-Denis qui devient une sorte de La Défense avec un foncier moins cher, mais avec des entreprises qui, pour l’essentiel, viennent avec leurs personnels ou ne recrutent que des personnels très qualifiés. On pourrait ajouter d’autres chiffres de la précarité, plus de 100 000 personnes au RSA, près de 30 % de familles monoparentales avec beaucoup de mères en grande difficulté car ce sont essentiellement des femmes seules en charge d’enfants avec des pères très souvent totalement défaillants ne serait-ce qu’en matière de pension alimentaire.
C’est bien dans ces zones que le terme de banlieue, le lieu du ban, prend tout son sens. Jean-Pierre Chevènement en 1997 quand il avait fait voter cette première grande loi de l’intercommunalité comme mécanisme de solidarité entre collectivités locales avait justifié sa démarche en expliquant qu’elle visait à lutter contre « l’apartheid social ». Le terme a été repris par Manuel Valls quand il était Premier ministre. Il peut sembler excessif car tout cela n’est pas le fruit d’une volonté explicite, mais plutôt le résultat de mauvais choix, par exemple en matière de concentration de logement social qui peut atteindre dans certaines villes plus de 50 % (pour plus de 37 % dans tout le 93) (La Courneuve, Dugny, Stains) et très facilement 40 % (Aubervilliers, Romainville, Bagnolet, Saint-Ouen, Sevran etc.). Cette concentration n’a pas seulement été imposée par des offices parisiens dans une volonté d’écarter les pauvres de la capitale comme on le dit souvent, mais aussi voulue par des élus qui n’avaient pas anticipé la destructuration sociale liée à la crise industrielle avec son impact sur une base sociale qui était aussi une base électorale. C’est du reste le dernier aspect de la crise spécifique de ce département qui a un rapport avec la crise de la laïcité. La Seine-Saint-Denis est de longue date une porte d’entrée de l’immigration, mais les capacités d’intégration par le travail et l’effondrement de l’encadrement laïque que constituaient les organisations de ce que l’on appelait le mouvement ouvrier, les mouvements d’éducation populaire, ou même le christianisme social avec des organisations comme la jeunesse ouvrière chrétienne accentuent cette crise. Les femmes et les hommes porteurs des valeurs laïques ne sont plus en nombre suffisant au plus près des habitants.
RPP – Vous dirigez aujourd’hui l’Ofii, quels sont les défis auxquels la France est confrontée en matière d’immigration ? En quoi est-ce particulier par rapport au reste de l’Europe ?
Didier Leschi – La France demeure un pays d’immigration. En dehors des étudiants, plus de 60 000 par an, ce sont aux alentours de 160 000 titres de séjour nouveaux qui sont délivrés tous les ans, essentiellement des conjoints de Français, des personnes rejoignant leur famille, et encore un peu d’immigration de travail. Enfin, et c’est ce qui polarise l’attention, une demande d’asile en augmentation. Plus de 100 000 cette année. Même si un effort particulièrement important a été fait depuis 2012 en matière d’offre d’hébergement, la crise migratoire qui traverse toute l’Europe à partir de la Grèce et de l’Italie fait que nous sommes, mais comment pourrait-il en être autrement, en retard par rapport aux besoins. En 2012 un tiers seulement des demandeurs d’asile se voyait proposer une possibilité d’hébergement dans le cadre du dispositif national d’accueil dont l’Ofii a la charge, aujourd’hui plus de deux tiers de ceux qui sollicitent l’asile le sont. Plus de 70 000 demandeurs d’asile sont à l’heure actuelle hébergés, et plus de 100 000 se voient verser l’allocation pour demandeur d’asile par l’Ofii. Et nous avons réussi grâce à une opération de mise à l’abri sans précédent à mettre un terme au campement situé sur la lande de Calais.
Mais les problèmes d’intégration sont d’abord liés, quelle que soit la motivation de la migration en France, à la maîtrise plus ou moins grande de la langue française et au niveau de qualification. L’Ofii oriente vers un premier niveau d’apprentissage de la langue française et vers les structures de droit commun pour accélérer le processus d’autonomisation du migrant. Mais c’est la situation économique du pays, de l’emploi qui est un frein à l’intégration, ce que les migrants comprennent bien, c’est pour cela que l’Allemagne et les pays du Nord, où les opportunités d’insertion sont plus fortes, ont été les principales destinations des migrants l’année dernière. Cependant, c’est ce que nous appelons les mouvements secondaires, de plus en plus de migrants qui ne trouvent pas le moyen de s’insérer s’orientent vers la France.
Et puis, nous avons des flux particuliers, liés à notre passé colonial, des personnes qui viennent du Maghreb ou de l’Afrique francophone qui sont l’essentiel de la migration légale.
Didier Leschi
Directeur général de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration