En cette période de confinement, les obsèques sont fortement réglementées, une situation pénible pour les proches des défunts qui peut entraîner d’importants dégâts comme nous l’explique Damien Le Guay.
Le confinement est, au sens propre, « ce qui est dans la même limite » – une limite autour de nous, une limite à vue d’œil pour n’être pas exposé aux « étrangers ». Désormais que le confinement a été décrété, nous devons, par obligation sanitaire, et non égoïsme, nous protéger dans l’enceinte de notre vie personnelle. Le Gouvernement nous demande d’ériger une muraille invisible, d’instaurer une bulle de protection. Il nous faut, pour notre survie, retrouver le goût nécessaire des frontières à ne pas franchir. Nous avons, depuis trente ans, détruit toutes les barrières douanières et supprimé nos garde-frontières en uniforme pour casser l’enfermement national au profit d’un vaste ensemble européen ouvert et fraternel. Or, début 2020, venu d’un marché chinois, la mondialisation nous amène un virus qui nous oblige à devenir les douaniers de nous-mêmes. 60 millions de petits espaces intimes protégés sont apparus. 60 millions de petites patries intimes doivent demeurer à distance les unes des autres. Il y a là un gigantesque paradoxe : trop d’ouverture aux quatre vents nous conduits à un auto-protectionnisme de notre intimité pour la mettre à l’abri des autres. Et puis notre naïve fraternité à l’échelle du monde entier doit faire machine arrière au profit d’un sauve-qui-peut individuel. La fraternité devient risquée. Le prochain est sans doute porteur de mort. Le « touche pas à mon pote » devient « me touche pas, mon pote ».
Alors, dans ces conditions, le Gouvernement, (qui impose le confinement à tous, faute de pouvoir protéger 60 millions de citoyens avec des masques, des tests, des lits et des respirateurs en nombre suffisant), empêche les sorties sans raison, les rassemblements, les regroupements, les sorties sur la plage, la vie sociale habituelle. Il faut avoir une « autorisation », une raison impérieuse. Sinon, la police surveille et verbalise.
Chacun doit être son propre gardien sanitaire sinon les gardiens de la paix sociale font pleuvoir des contraventions.
Si le travail est socialement nécessaire, déconfinement autorisé. S’il s’agit de s’alimenter, sortie de sa bulle protectrice autorisée.
Mais, au grand dam de ceux qui s’intéressent au gigantesque travail du deuil et aux devoirs que l’on doit rendre aux morts, le Premier ministre, l’autre jour, a dit que la présence aux obsèques était rendue impossible dans les circonstances actuelles. Et, d’interdictions en empêchements, de mauvaises volontés de certains opérateurs des pompes funèbres en décrets autorisant une accélération des procédures funéraires, les différentes phases du deuil ont été réduites à la portion congrue. L’accès à la chambre des mourants pour leur faire un dernier adieu est toujours difficile et trop souvent impossible. Les aumôniers se plaignent de ne plus pouvoir circuler librement quand un patient est à l’article de la mort. Pour les funérailles, pas plus de cinq personnes, puis dix. On a même vu, à Paris, des opérateurs de pompes funèbres refuser de transporter le cercueil du véhicule à l’intérieur d’une église. Nombreux sont les « contrevenants » sanctionnés pour s’être rendu à des obsèques « non autorisées ». Au Père Lachaise le crématorium est fermé au public, et petite cérémonie de 5 personnes maximum dans une annexe, et 20 personnes maximum au cimetière.
On doit dire, haut et fort, que cette manière de traiter les mourants, les morts et les endeuillés n’est pas à la hauteur de la solidarité indispensable que nous devons avoir les uns à l’égard des autres surtout quand est question de ceux qui sont confrontés au choc d’un deuil. Il y a là une sorte d’anesthésie sociale pour ceux qui nous ont légué le monde que nous habitons, une dureté de cœur vis-à-vis des ébranlés endeuillés, une indifférence pour les soins et l’ultime politesse dus aux morts. Au nom de quoi pouvons-nous rompre ce pacte de soutien d’aide et d’assistance ? Les risques sont à limiter par les mesures barrières en vigueur, tout bêtement, quand nous allons nous ravitailler.
Nos gouvernants ne se rendent pas compte, pour se protéger derrière des comités scientifiques qui mettent en avant la seule raison hygiéniste, des dégâts qu’ils sont en train de générer chez tous ceux qui ne peuvent pas « rendre hommage » à leurs morts, qui n’auront pas été en mesure de leur dire adieu proprement, qui auront été empêchés de venir verser une larme au cimetière !
Parler, pleurer, poser des gestes, réciter des paroles, se retrouver. Tout cela est indispensable pour débuter son deuil.
Et nous savons que l’entrée dans un deuil impossible, dont on ne sort jamais quand il est essentiel, est déterminante pour la suite. Pour surmonter la sidération, pour traverser cette longue période de fuite, pour affronter cette autre période de déstructuration intérieure et pour parvenir, enfin (tard, très tard) à la phase de reconstruction. Boris Cyrulnik, dernièrement, à ce sujet, parlait de « catastrophes » en série. Arrêtons ce prochain tsunami de deuils mal faits, bâclés, vite fait mal faits ! Ce n’est pas une question d’esthétique, de religion ou d’habitudes anciennes mais, avant tout, de santé publique.
Faut-il ajouter du chaos psychologique au chaos d’une mort ?
N’oublions pas, comme nous le dit Ionesco, que « les morts sont tellement rancuniers ». Si nous ne les honorons pas comme ils doivent l’être, ils se vengent et viennent hanter les vivants indignes. Nous le savons depuis la nuit des temps. Pourquoi faudrait-il ignorer ces vérités archaïques ? Pourquoi provoquer les morts ? Pourquoi laisser en déshérence le deuil des endeuillés ? Voulons-nous rajouter du malheur aux malheurs des temps ? Non.
Alors, il est vital d’entendre la petite voix d’Antigone. Elle s’oppose et s’opposera toujours aux restrictions funéraires de tous les gouvernants. La cité ne peut pas avoir le dernier mot quand il s’agit « d’enterrer les morts » pour mieux « réparer les vivants » – selon la formule de Tchekhov.
Damien Le Guay
Philosophe, enseigne à l’espace éthique d’Ile-de-France et à l’espace éthique de Picardie.
Président du CNEF (Comité National d’Ethique du Funéraire),
Expert auprès du CNOF (Conseil National des Opérations Funéraires) piloté par le ministère de l’Intérieur.
Auteur, entre autre, de Qu’avons-nous perdu en perdant la mort ?, Le Cerf, 2003 ; Le fin mot de la vie – contre le mal mourir en France, Edition du Cerf, 2014 ; Les morts de notre vie, Albin Michel, 2015 (avec Jean-Philippe de Tonnac.).