Les enlèvements du baron Empain en 1978 et de David Balland en 2025 partagent un même geste (par discrétion je n’intègre pas le dernier enlèvement de mai 2025 mais il s’inscrit dans la même logique que celle de David Balland) : la mutilation d’un doigt, envoyé comme message aux proches ou aux autorités. Entre ces deux affaires, près d’un demi-siècle et un basculement du capitalisme industriel au capitalisme numérique. Ce texte explore la portée symbolique, sociale et politique de ces actes, en montrant comment ils fonctionnent comme révélateurs – non pas d’un simple crime, mais d’une transformation profonde de la nature du pouvoir, de la richesse et de l’individu dans nos sociétés.
En février 1978, le baron Édouard-Jean Empain, figure du capitalisme industriel européen, est enlevé à Paris. L’affaire, très médiatisée, atteint un sommet de violence symbolique lorsque les ravisseurs amputent un doigt du baron et l’envoient à ses proches pour hâter le versement d’une rançon. L’image est glaçante mais lisible : c’est la richesse, le pouvoir matériel, le corps de l’industriel – et à travers lui celui d’un système économique tout entier – qui sont mis en question.
Janvier 2025, David Balland, entrepreneur discret mais central dans l’univers des cryptomonnaies (cofondateur de Ledger), subit un sort similaire. Il est séquestré. Mutilé. Un doigt tranché pour obtenir une rançon en actifs numériques. L’affaire, pourtant, ne déchaîne ni les journaux, ni la parole politique. Elle se dilue dans la rumeur technologique. Il n’y a plus de mythe du baron. Il y a un « wallet », un écran, un homme dont la fortune est hors-sol.
Or, cette répétition formelle – le doigt tranché comme message – dans deux contextes si éloignés économiquement et symboliquement, invite à penser que quelque chose se répète au-delà du crime : une forme de lexique social de la revendication. Un code archaïque utilisé pour parler à une époque qui ne sait plus nommer ses pouvoirs.
De la richesse tangible à la richesse volatile et la société gazeuse du numérique
Empain incarnait un capitalisme statutaire, vertical, enraciné dans l’industrie lourde et les réseaux d’influence. Sa fortune était visible, son autorité physique, son nom chargé. Le pouvoir se lisait dans la pesanteur des infrastructures, dans la matérialité des chaînes de valeur, dans le territoire qu’il administrait. Son enlèvement fonctionnait donc comme un acte politique : une attaque contre un ordre visible.
Balland est le produit d’un capitalisme latéral, décentralisé, technique. Il détient des clefs cryptographiques, non des usines. Son pouvoir est personnel, mobile, immatériel. Son enlèvement n’attaque pas un système visible mais une opacité. Il n’a ni corps social, ni récit idéologique. Sa richesse est un faisceau de promesses inscrites sur une blockchain.
Et c’est précisément cette absence de corps qui suscite l’insécurité symbolique. En coupant un doigt à Balland, les ravisseurs ne signifient pas seulement une menace. Ils rendent réel ce qui, sans ce geste, resterait abstrait : ils cherchent un ancrage dans une économie sans chair. Le doigt devient l’unité de compte ultime. Dans une époque où les billets ne circulent plus, où l’argent ne se touche plus, la chair revient comme étalon.
Une mutation dans le lexique du pouvoir
Là où l’affaire Empain générait un discours cohérent – celui d’un choc entre classes sociales, d’une vengeance sociale contre une élite incarnée – l’affaire Balland comme celle d’aujourd’hui produit du silence. Elle n’engendre ni indignation structurée, ni récit dominant. Elle glisse dans un espace intermédiaire entre le fait divers, la technologie, la théorie du complot.
L’affaire Empain a déclenché un raz-de-marée discursif. Les médias s’en emparent, les politiques s’expriment, les sociologues théorisent. Le supplice du baron devient un rituel collectif, une mise en scène du désordre social. Il faut penser, commenter, restaurer un ordre. Le doigt mutilé devient une métaphore.
L’affaire Balland, elle, provoque peu de réactions officielles. Quelques dépêches, quelques rumeurs, beaucoup de silences. Ce n’est pas qu’elle n’est pas grave. C’est qu’elle est illisible.
Car Balland n’est pas une figure connue. Sa richesse est abstraite. Son pouvoir est technique. Il n’est pas représentatif d’un ordre, mais symptomatique d’un désordre.
Et ce silence est en soi un message. Il dit que l’État ne sait plus nommer ses élites. Que les puissants sont devenus si discrets, si désinstitutionnalisés, qu’on ne sait plus s’ils doivent être protégés, suspectés, ou oubliés.
Mais le dernier événement montre la mobilisation extrême des forces de police et autres… serait-ce une traduction latente de l’angoisse montante face aux problèmes majeurs de la cyber sécurité? – qui, pourtant, eux-mêmes seront néantisés par l’explosion du quantique et un questionnement nécessaire sur notre vision de l’intime.
Ce silence n’est pas anodin. Il révèle une crise du symbolique repérée par Melman.
Empain incarnait une élite sur laquelle on pouvait projeter la colère sociale. Balland incarne une réussite solitaire, insaisissable. Il est l’un de ces entrepreneurs devenus riches sans infrastructures, sans main d’œuvre, sans narration collective. Son pouvoir n’est ni assumé, ni reconnu, ni contesté – il est simplement soustrait au visible.
Dès lors, la violence ne parle plus à un ordre établi : elle tente de faire advenir un sens là où il n’y en a plus. Elle mime les formes anciennes du conflit social dans un monde qui a perdu ses repères narratifs.
Lexique de la rançon : quand le bandit parle à la société
La rançon est un mot ancien. Il évoque les croisades, les prises d’otage médiévales, les négociations d’honneur. Mais elle s’est adaptée à son époque. Elle s’habille des mots du présent. En 1978, on exigeait de l’argent liquide, des montants tangibles, des transferts intraçables. Aujourd’hui, la demande s’écrit en cryptomonnaies, en clefs privées, en wallets froids, comme si le langage du crime devait suivre le langage du capital.
Mais ce lexique n’est pas seulement technique. Il est symbolique là où la société peine à en produire.
Dans l’affaire Empain, le mot rançon signifiait encore une dette : le prix du pouvoir, le tribut à payer pour incarner une classe honnie. L’économie, même brutale, obéissait à une grammaire compréhensible. Le geste criminel venait contester une hiérarchie identifiable.
Dans l’affaire Balland, le lexique est dissous. Le mot rançon lui-même semble déplacé. On parle de wallets compromis, de menaces vidéo, d’empreintes numériques, mais jamais d’un récit stable. Le langage glisse, comme les actifs qu’il désigne.
Et c’est cela, sans doute, qui effraie le plus. Que même les mots pour dire le crime se soient déracinés, vidés de leur densité symbolique.
Le doigt comme signifiant universel
Pourquoi ce même geste, cette même amputation du doigt ? Parce que le doigt est un symbole. Il désigne, il signe, il jure. Il pointe le pouvoir, scelle les contrats, active les dispositifs de reconnaissance. Dans une société biométrique, l’empreinte digitale est l’ultime preuve d’identité. Couper un doigt, c’est désactiver un sujet. C’est empêcher la signature. C’est révoquer le pouvoir.
Plus profondément, c’est une façon de réintroduire du corps là où il n’y a plus que de l’écran. De dire : « Nous ne pouvons pas voir ta richesse, mais nous pouvons te faire saigner. »
Il s’agit donc d’un geste doublement archaïque et contemporain. Archaïque dans sa brutalité. Contemporain dans sa portée : re-matérialiser le pouvoir dématérialisé.
Par correction gardons sous-silence ce geste devenu trivial, même plus en lice d’un concours d’impolitesse, parce que devenu une traduction désemparée de la perte de médiation du langage quelques soient les inscriptions dans les strates sociologiques supposées clivantes en termes de retenue dans l’expression publique.
De la classe au signal : que signifie encore un enlèvement ?
L’affaire Empain s’inscrivait dans une lutte de classes. L’enlèvement en était le symptôme visible. Le corps du baron servait à représenter une contestation sociale collective. Il y avait un message politique lisible, même s’il était condamné.
L’affaire Balland, comme d’autres qui la suivent (père d’influenceur crypto à Paris en mai 2025), semblent se détacher de tout cadre collectif. La violence devient un acte de prédation ciblée, sans revendication claire. Le pouvoir ne se désigne plus. Il se soupçonne.
Dans cette transformation, le banditisme devient un miroir. Il indique ce que la société n’ose plus dire : que le pouvoir s’est dissous dans des figures privées, solitaires, désinstitutionnalisées. Que les riches sont désormais des cibles mobiles, isolées, sans soutien symbolique. Que le capitalisme, en s’individualisant, a aussi individualisé la vulnérabilité.
La violence comme métaphore de la perte de sens
Ces affaires ne nous parlent pas seulement de sécurité ou de criminalité. Elles nous parlent de société. De ce que nous avons perdu en passant d’un monde d’infrastructures à un monde de protocoles. De ce que nous ne savons plus dire à mesure que la richesse devient invisible, la réussite désincarnée, le pouvoir inaudible.
Le doigt tranché, en ce sens, n’est pas seulement une menace. Il est une tentative désespérée de remettre du réel dans l’économie du flux. Un geste qui dit : « Tu ne veux plus rien incarner ? Alors on va t’incarner malgré toi. » Il est la rançon d’un monde où le symbolique ne fonctionne plus – et où la violence, comme souvent, revient pour le suppléer.
Il faut donner à la jeunesse un doigt qui montre un nouveau chemin d‘espérance et non le choix d’une rébellion de sécession, marque désespérante d’un malentendu prétendument générationnel alors que, de plus en plus, il apparaît comme anthropologique comme le démontrent les exemples multi nationaux qui se multiplient. D’Arte à Netflix les séries tv viennent nous proposer ces passages à l’acte d’adolescents victimes des réseaux sociaux et déconnectés de parents qui n’en peuvent mais…(‘Adolescence’, ‘I know your soul’).
Pierre Larrouy