Si en 1969, sous Georges Pompidou, les 200 ans de la naissance de Napoléon furent largement commémorés, la célébration du bicentenaire de sa mort fait polémique dans la classe politique.
En 1969, la France célèbre en grandes pompes le bicentenaire de la naissance de Napoléon. Un an après les événements de mai 1968, les Français sont ainsi replongés dans le souvenir de l’empereur. Georges Pompidou, élu en juin 1969, ne manque pas le rendez-vous d’Ajaccio et y prononce un discours dans lequel il salue l’œuvre unificatrice de Napoléon, tant en France qu’en Allemagne ou en Italie, deux pays partenaires de la France dans la construction de l’Europe des six. Il ne s’agit pas, à l’heure des balbutiements de la construction européenne, de magnifier l’expansionnisme napoléonien, mais de montrer, à travers ses exploits guerriers, la faculté de la France à conserver son indépendance et à imposer « une certaine idée de la France ». La référence à Napoléon ne pose pas de problème dans un pays en expansion, fier de son Concorde, de ses mirages, du France. Napoléon parvient à faire quasiment l’unanimité autour de son souvenir. Même le Parti communiste, alors la principale force de gauche, accepte de s’associer à la célébration du bicentenaire de sa naissance, voyant en lui l’homme qui a réussi à consolider les acquis de la Révolution. Partout, en France, des manifestations, des expositions sont organisées pour commémorer ce bicentenaire, des livres sont édités, à l’image du Napoléon d’André Castelot, qui rencontre un très grand succès. La télévision joue aussi un rôle essentiel pour raviver les souvenirs d’école de nombre de Français.
Un débat ancien
Trente ans plus tard, le silence des plus hautes autorités de l’État autour du bicentenaire du Consulat et de l’Empire est en revanche assourdissant. Jacques Chirac s’est refusé à toute commémoration nationale des années 1799 et suivantes, attitude qu’il conserve jusqu’à son départ de l’Élysée en 2007. J. Chirac n’a jamais caché son peu de sympathie pour Napoléon. Il reste au fond un radical très marqué par le souvenir de son grand-père instituteur, lui-même nourri de la haine du Second Empire. Parmi ses proches, Dominique de Villepin, alors secrétaire général de l’Élysée, ne cache pas sa passion pour l’Empire sur lequel il collectionne les ouvrages, préparant une grande fresque sur Napoléon, dont le premier volume, consacré au Cent Jours, paraît précisément au début de l’année 2000 et rencontre un vif succès. Mais la détermination du chef de l’État à ne pas participer à ce qui pourrait apparaître comme une célébration de la monarchie impériale est complète.
Si la République n’entend pas commémorer un régime autoritaire, sinon dictatorial, elle organise la célébration des grandes institutions dont elle est encore l’héritière.
Pour ce faire, l’État dispose d’un instrument, le Haut comité aux célébrations nationales, né à la fin des années 1960, rattaché depuis 1998 à la Direction générale des Archives de France. Chaque année, de 1999 à 2003, plusieurs événements sont retenus, dans le cadre du bicentenaire du Consulat : la naissance du Sénat et du Conseil d’État en 1999, la création de la Banque de France et du corps préfectoral, ainsi que le début des travaux du Code civil en 2000, le premier recensement de la population et le Concordat pour 2001, la création des lycées et de l’Inspection générale, de la Légion d’honneur, en 2002, enfin pour 2003 la création de la Chambre de commerce de Paris, l’organisation du notariat, la création du franc, la mort de Toussaint-Louverture et la vente de la Louisiane aux États-Unis.
Les premières institutions à lancer l’offensive de la commémoration sont donc celles nées de la Constitution de l’an VIII, à l’image du Conseil d’État qui, sous l’impulsion de son vice-président, Renaud Denoix de Saint-Marc, déploie, dès le mois de décembre 1999, les efforts les plus notables pour célébrer son bicentenaire. Le grand colloque organisé à la Sorbonne, en décembre 1999, introduit par le président de la République et conclu par le Premier ministre, a montré l’importance accordée par les plus hautes autorités du pays à l’une des clefs de voûte de l’État. Le discours de Jacques Chirac est du reste très révélateur de la difficulté qu’il éprouve à reconnaître l’œuvre de Napoléon. « Héritier d’une longue tradition, souligne-t-il, le Conseil d’État n’en est pas moins une institution des temps modernes. Une institution profondément inscrite dans la réalité d’une société nouvelle fondée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Belle gymnastique intellectuelle permettant de faire du Conseil d’État un des fruits de 1789, en omettant Bonaparte qui est tout de même cité plus loin, mais de façon incidente. En février 2000, ce sont les préfets qui commémorent le bicentenaire de la création de leur corps, né de la loi du 17 février 1800. Des initiatives nationales, ponctuées par une réception du corps préfectoral à l’Élysée, mais aussi de nombreuses initiatives départementales, ont marqué les premiers mois de l’année 2000, même si la commémoration n’eut pas l’ampleur prévue initialement, comme si l’État avait renâclé à trop insister sur une création symbole de centralisation, précisément à l’heure de la construction européenne d’une part, de la régionalisation d’autre part. La Grande Chancellerie de la Légion d’honneur a tenu à mettre l’accent sur la fondation de cette décoration qui reste la plus prisée en France.
Il aura pourtant fallu attendre 2004 pour que le Haut Comité des célébrations nationales se décide à accorder une place privilégiée à la période napoléonienne, en consacrant, dans la brochure qu’il publie, un dossier spécial à l’Empire. 2004 marque de fait à la fois le bicentenaire du Code civil et celui du Sacre, préféré à la proclamation de l’Empire. C’est l’occasion de revenir sur l’œuvre, essentiellement civile, de Napoléon, les aspects militaires étant abordés beaucoup plus rapidement. Le ministre de la Culture, Jean-Jacques Aillagon, s’empresse toutefois de signaler dans son avant-propos : « La République ne célèbre pas les aspects autocratiques d’un régime aboli ; elle commémore un moment de l’histoire de la France et une œuvre dont le Code civil, plusieurs monuments et certains tableaux de David sont sans doute les plus beaux fleurons ». La distinction opérée par le ministre entre la République et la France souligne toute l’ambivalence de la mémoire napoléonienne. La République est héritière d’une œuvre qui a été voulue par Napoléon. Elle ne peut l’occulter, le Code civil en étant le plus bel exemple.
La frilosité des dirigeants politiques
Un an plus tard, le tableau est très différent alors que s’annonce le bicentenaire de la victoire d’Austerlitz qui demeure, dans l’esprit du public, l’archétype de la bataille napoléonienne. Malgré les vicissitudes des programmes scolaires, elle a largement échappé au discrédit de l’histoire bataille. La bataille d’Austerlitz reste présente dans les esprits aussi, à cause de son enracinement dans le paysage urbain de Paris : un pont qui donnera aussi son nom à une des principales gares de la capitale, deux arcs de triomphe surtout, l’arc du Carrousel dédié à la Grande Armée et à la campagne de 1805, l’Arc de triomphe de l’Étoile, lancé également à la suite de la bataille d’Austerlitz, même s’il fut achevé beaucoup plus tard, en 1835. Il n’en demeure pas moins un des symboles des guerres de l’Empire. Plus qu’aucune autre bataille napoléonienne, celle d’Austerlitz avait l’avantage d’avoir été brève, peu meurtrière (1 500 tués côté français), et surtout pouvait être présentée comme l’une des dernières batailles de la France révolutionnaire cherchant à défendre ses principes face à l’Europe autocratique, incarnée par le tsar Alexandre et l’empereur d’Autriche François Ier. Elle n’est pas pour rien restée dans les mémoires comme la « bataille des trois empereurs ».
Fallait-il pour autant en commémorer le bicentenaire, c’est-à-dire mettre l’accent sur le volet militaire de l’Empire, avec ses conséquences immédiates, l’expansionnisme de la France en Europe ?
La réponse des autorités publiques a été ambivalente. Elle n’a pas consisté en un non catégorique, mais l’État s’en est tenu à des manifestations très réduites. Le gouvernement a délégué en République tchèque la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, qui s’est rendue sur le champ de bataille, la veille des grandes manifestations organisées par les autorités locales. Sur place, près de 30 000 reconstituants avaient été réunis pour faire revivre la bataille, devant des dizaines de milliers de spectateurs venus de l’Europe entière. À Paris, une cérémonie fut organisée place Vendôme, avec le concours de l’armée, et sous la présidence nominale du garde des Sceaux, Pascal Clément, mais en l’absence du Premier ministre, Dominique de Villepin, connu pourtant pour son intérêt pour la période napoléonienne, lequel préféra effectuer un déplacement à Amiens. Enfin un colloque international eut bien lieu aux Invalides, mais la grande exposition européenne, qui devait également être organisée au Musée de l’Armée, fut annulée. Ce relatif silence a incontestablement troublé une partie de l’opinion, même s’il faut reconnaître que la grande majorité des Français s’est probablement peu intéressée à l’affaire. Néanmoins les réactions recueillies alors soulignent une certaine incompréhension face aux choix opérés au moment du bicentenaire d’Austerlitz, incompréhension d’autant plus grande que, deux mois plus tôt, la France avait dépêché un porte-avions, le Charles-de-Gaulle, à l’occasion de la grande manifestation navale organisée par les Britanniques pour célébrer le bicentenaire de la bataille de Trafalgar. Les Anglais n’avaient ainsi aucune difficulté à mettre en avant, à l’heure de la construction européenne, un événement militaire qui s’était achevé par la défaite cinglante des flottes française et espagnole, le 21 octobre 1805. La France en revanche s’est trouvée embarrassée face au traitement mémoriel d’une victoire qui avait profondément marqué l’histoire de l’Europe. Pour faire bonne mesure toutefois, la diplomatie fut mobilisée, mais hors de France, les ambassades de France en Slovaquie et en République tchèque organisant chacune un colloque en partenariat notamment avec les autorités locales, mais aussi avec les Autrichiens.
L’incompréhension face à cette absence de commémoration a suscité de nombreuses réactions qui méritent d’être soulignées dans la mesure où elles dépassent largement le cadre des spécialistes ou nostalgiques de l’Empire.
Certes, le baron Gourgaud, président de la Fondation Napoléon, était dans son rôle lorsqu’il rédigea une tribune intitulée « Bicentenaires : un bien pâle « soleil d’Austerlitz » », publiée notamment dans Commentaire. Il y regrettait le renoncement à une exposition européenne à l’image de ce que les Anglais réalisèrent au Musée de la Marine à Greenwich sous le titre « Nelson-Napoléon ». Du côté des hommes politiques, un grand silence prévalut, seuls Claude Goasguen et André Santini s’interrogeant sur l’absence de commémoration. Des intellectuels en revanche s’étonnèrent. L’exemple le plus explicite en est fourni par la tribune publiée dans Le Monde par l’historien Pierre Nora, membre de l’Académie française. « Avec cette commémoration, ou plutôt cette non commémoration de la bataille d’Austerlitz, on touche le fond. Le fond de la honte et le fond du ridicule », écrit ainsi Nora. Cette prise de position est d’autant plus importante que Pierre Nora est d’abord un historien de la République. Il est surtout l’inventeur du concept de « lieu de mémoire », et le maître d’œuvre d’un monument historiographique publié chez Gallimard à partir de 1984, qui demeure à ce jour l’apport le plus neuf en matière de recherche et de réflexion historique des dernières années du XXe siècle. En sept volumes, les collaborateurs de Nora avaient scruté les « lieux de mémoire » qui avaient forgé la République, la Nation, les France. Curieusement, l’épopée napoléonienne y était peu présente, apparaissant au travers d’un article sur le retour des cendres qui permettait de mettre en scène les Invalides, ou encore par l’étude du Code civil. Mais rien sur les grands monuments hérités de l’Empire, tel l’Arc de Triomphe, sur certains tableaux célébrissimes comme le tableau de David, rien non plus sur les grandes batailles du règne, Austerlitz ou Waterloo, cette dernière pourtant ayant particulièrement inspiré poètes et romanciers, comme l’a fort bien montré l’historien Jean-Marc Largeaud, étudiant la manière dont la mémoire s’était réappropriée Waterloo, transformée en « défaite glorieuse ». La faible place accordée à Napoléon dans les Lieux de mémoire donne à l’inverse encore plus de poids à la prise de position de Nora en décembre 2005. L’académicien use de l’ironie pour comparer le déploiement d’initiatives des Européens en matière de commémoration et le silence d’une France qui se « cache derrière son petit doigt ». Il revient aussi dans sa tribune sur la polémique née de la publication du pamphlet de Claude Ribbe, intitulé Le Crime de Napoléon, qui a incontestablement contribué à minimiser encore un peu plus l’engagement de l’État autour du bicentenaire d’Austerlitz.
En 2007, la candidature de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République suscite de nombreuses comparaisons avec Napoléon, le candidat n’hésitant pas à faire cinq fois référence à Napoléon dans ses discours de campagne, ce qui est inhabituel chez les hommes politiques. Mais une fois parvenu au pouvoir, il adopte une attitude assez voisine de celle de ses prédécesseurs, même s’il lance le projet d’un Musée de l’histoire de France, finalement mort-né. Il paraissait dans ce contexte difficile de mettre en avant l’extension de l’Empire qui atteint son apogée en 1810-1811. La commémoration des dernières campagnes s’inscrit dans le même refus de toute mise en avant de l’État français. Pourtant Vladimir Poutine avait invité le président François Hollande, fraîchement élu, aux célébrations de la bataille de Borodino. Le seul représentant officiel de la France sera sur place l’ambassadeur, avec à ses côtés l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, et Charles Bonaparte. « On ne va pas célébrer une défaite », déclara alors un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. En la circonstance, fut sans doute manquée l’occasion d’un rapprochement franco-russe autour d’une page commune de l’histoire de l’Europe. La même réflexion prévaut quant à l’absence de toute représentation officielle aux commémorations de la bataille de Waterloo qui est certes une défaite de Napoléon, mais une « défaite glorieuse » qui a habité l’imaginaire des Européens. Comme tout au long des quinze années de commémorations des années du Consulat et de l’Empire, c’est des collectivités territoriales que sont venues les principales initiatives, notamment en 2014 à l’heure du bicentenaire de la campagne de France.
Le débat sur la commémoration de Napoléon est donc ancien. Mais en 2021, il ne s’agit pas de commémorer un régime contre lequel la République s’est fondée, mais bel et bien un homme qui a marqué l’histoire universelle, avec ses points positifs et ses aspects négatifs, mais c’est précisément le moment d’en tirer le bilan. Mais l’homme Napoléon dépasse cette dimension. Sa mort en 1821 renforce son mythe. Même ses plus farouches adversaires le saluent, à l’image de Chateaubriand, plaçant sa vie au cœur de ses Mémoires d’outre-tombe. Plus généralement, il tient une place essentielle dans la littérature, la peinture, la sculpture, et même la musique, ce qui signifie qu’il est aussi un élément de l’histoire culturelle occidentale.
Jacques-Olivier Boudon
Professeur à Sorbonne Université
Président de l’Institut Napoléon
Auteur de nombreux ouvrages, dernière publication Les quatre sergents de La Rochelle, Passés Composés, 2021 et de Napoléon, le dernier Romain, Les Belles Lettres, 2021