Vincent Pons enseigne l’économie à la Harvard Business School, aux États-Unis. À 39 ans, il vient de recevoir le « Prix du Meilleur Jeune Économiste français » décerné par le Cercle des économistes et « Le Monde ». D’abord intéressé par la philosophie, discipline dans laquelle il a fait une maîtrise, Vincent Pons s’est progressivement tourné vers l’économie. Élève de la Prix Nobel Esther Duflo, il a travaillé durant un an, au Maroc, sur une étude randomisée contrôlée visant à évaluer l’effet d’un dispositif d’aide au développement. Il a ensuite mobilisé le même type de méthode pour évaluer les interventions de lutte contre l’abstention aux élections, en particulier le porte-à-porte auquel recourt massivement la campagne de Barack Obama en2008, et qu’il a l’occasion de suivre en tant qu’étudiant au MIT. Après une première expérimentation lors de l’élection régionale de 2010 en Ile-de-France, avec l’équipe de Jean-Paul Huchon, il a ensuite été l’un des trois coordinateurs de la campagne de terrain de François Hollande en 2012. Cette campagne a mobilisé 80 000 volontaires pour le porte-à-porte, et Vincent Pons en a effectué l’évaluation. Pour la Revue Politique et Parlementaire, Florian Forestier l’a interviewé.
Revue Politique et Parlementaire – Je voudrais commencer par la question de l’incidence des réseaux sociaux sur la démocratie, qui est au centre de ce numéro spécial. Celle-ci est considérée par une grande partie de la classe politique comme un problème capital. Lors des élections, les candidats du monde entier (mais surtout aux Etats-Unis) utilisent les plateformes telles que Twitter ou Facebook comme des outils de communication importants. Or, soulignez-vous, ces discussions font l’impasse sur de nombreux résultats de recherche existants, lesquels suggèrent que les campagnes politiques sur ces réseaux ont peu d’influence sur le vote. Pouvez-vous en dire plus à ce sujet ?
Vincent Pons – Je me réfère d’abord à un article de deux chercheurs, Allcott et Gentzkow, qui ont cherché à déterminer si les fake news avaient vraiment joué un rôle décisif dans la victoire de Trump en 2016, comme cela a souvent été dit. Pour cela, ils se sont basés sur des travaux estimant l’effet d’un contenu vu en ligne. Ils ont calculé le nombre de fois qu’un électeur moyen était exposé à une fake news, et ont évalué l’effet global de cette exposition.
De là, ils ont conclu qu’il était peu probable que les fake news aient eu un effet conséquent sur les votes, et qu’on puisse leur imputer l’élection de Trump.
RPP – Les études que vous citez concernent le vote. Mais on évoque beaucoup d’autres effets possibles des réseaux sociaux, en particulier en matière de polarisation. Il me semble avoir compris qu’en la matière, les chercheurs demeuraient partagés. Christopher Bail, qui dirige le « Polarization Lab » de la Duke University (États-Unis) estime que les réseaux sociaux suscitent une « fausse polarisation », en sur-représentant les extrêmes, et constituent un prisme biaisé sur l’évolution réelle des opinions. Il reconnaît cependant un accroissement de la polarisation affective. En France, David Chavalarias (Directeur de recherches au CNRS) arrive à d’autres résultats : pour lui, les réseaux sociaux influencent effectivement le débat sociétal, via le mécanisme de recommandation des plateformes et de publicité ciblée. Lorsqu’on augmente la quantité d’information sociale, souligne-t-il, les dynamiques collectives deviennent à la fois plus prononcées, plus massives et plus imprévisibles. L’outil qu’il a développé avec son équipe, le Politoscope, met en évidence un phénomène de fragmentation et de polarisation interne aux positions modérées, et à l’inverse un accroissement de l’engagement aux extrêmes.
Vincent Pons – Il existe également des travaux d’économistes à ce sujet. Une étude de Gentzkow et autres auteurs évalue par exemple les évolutions de la polarisation sur Facebook. La méthode employée est assez originale. Les chercheurs ont incité un ensemble d’utilisateurs à quitter Facebook pour un certain temps, dans le cadre d’une étude randomisée contrôlée. On constate alors une légère réduction de la polarisation politique chez ceux qui ont quitté Facebook. De manière plus générale, la littérature scientifique consacrée à la polarisation, idéologique ou affective est nuancée. La polarisation est réelle dans de nombreux pays, comme la France ou les Etats-Unis, mais elle a plutôt diminué dans des pays comme l’Allemagne. Et surtout, il semble peu probable que les réseaux sociaux jouent un rôle de premier plan dans ces processus de polarisation. Les études montrent ainsi que ce sont les personnes âgées qui se sont le plus polarisées ces dernières décennies ; or, ce sont aussi les moins présentes sur les réseaux sociaux.
Ce sont des hypothèses intéressantes, mais ce genre de résultat est par principe très difficile à établir rigoureusement. Si tout est contextuel, il devient pratiquement impossible de déterminer des relations qu’on peut considérer comme causales parmi les corrélations.
RPP – Beaucoup de recherches privilégient les réseaux sociaux, peut-être parce que les données y sont directement disponibles. Cela introduit un biais qui conduit à laisser de côté ce qui se passe hors des réseaux sociaux, qu’il s’agisse des conversations directes ou des médias traditionnels. Ceux-ci ont-ils (encore) une influence ? Lors de mon travail de préfiguration pour l’Observatoire pour l’information et la démocratie, il y a deux ans, j’ai eu cette discussion avec un haut fonctionnaire français : ce n’est pas parce que le journal de TF1 n’est pas conçu pour buzzer sur les réseaux sociaux, me disait-il, qu’il n’a plus d’influence…. Mais ce n’est pas forcément en étudiant les réseaux sociaux qu’on mesurera celle-ci.
Vincent Pons – On peut en effet distinguer trois grands facteurs qui influencent nos opinions : les réseaux sociaux, les discussions personnelles, par exemple avec des amis ou des membres de notre famille, et les médias dits traditionnels. Un petit mot d’abord concernant ces derniers. Avec mon équipe, j’ai testé l’hypothèse selon laquelle une élection se joue lors de certains moments décisifs, liés à l’agenda médiatique, tels que les débats télévisés entre candidats. Pour le vérifier, on a comparé l’évolution des intentions de vote dans différents pays, à différents moments de la campagne, selon qu’un débat était organisé ou non. Il en ressort qu’il n’y a aucun effet mesurable des débats télévisés sur les intentions de vote. D’autres chercheurs ont également évalué l’effet despublicités télévisées, en particulier aux USA, et celui-ci s’avère assez faible. Cela ne signifie pas que les médias traditionnels n’aient aucun effet: on sait par exemple que Fox News a beaucoup fait progresser le camp républicain. Mais la télé ne semble pas être le meilleur vecteur pour un candidat qui cherche à persuader les électeurs.
RPP – Passons maintenant aux conversations et échanges directs, qui sont au cœur de votre travail – en particulier de votre travail sur l’impact du porte-à-porte.
Vincent Pons – On a d’abord établi que les campagnes électorales dans leur ensemble ont un effet important sur la manière dont les gens forment leur opinion. Pour cela, on s’est basé sur des enquêtes qui interrogent des électeurs à deux reprises : avant, puis après l’élection. 60 jours avant l’élection, 72% des personnes interrogées savent prédire leur choix. Cela monte à 89% la veille de l’élection. Autre leçon importante, comme vous l’avez mentionné, l’importance des discussions en personne. Ce sont ces discussions qui mobilisent, qui font voter, et qui nous font parfois changer d’avis.
Les travaux que nous avons menés en France montrent par exemple que la campagne de porte à porte menée en 2010 lors des élections régionales en Ile de France a eu un effet de 4 à 5% sur la participation.
Qui plus est, quand le porte à porte donne de l’information ou de l’aide pour s’inscrire sur les listes, il permet d’accroître la participation via l’inscription : en 2012, 93% des électeurs inscrits grâce à ces porte à porte sont allés voter à un des quatre tours (élection présidentielle ou élections législatives). Cela met d’ailleurs en évidence un problème spécifique à la France, le fait que la procédure à la française fasse peser le coût de la démarche d’enseignement important : le porte à porte a un effet sur l’inscription sur l’électeur, ce qui crée des barrières à l’entrée. Autre orientation des votes, autrement dit, les personnes rencontrées peuvent changer leur vote à la suite de la discussion. On a pu le mesurer en 2012 en menant des études randomisées au niveau des bureaux de vote pour estimer l’effet du porte-à-porte de François Hollande sur le score de ce candidat.
RPP – Et les discussions entre électeurs, indépendamment des partis ?
Vincent Pons – Évaluer le rôle des discussions à l’intérieur d’une famille pose des difficultés méthodologiques. Mais des chercheurs ont utilisé une démarche ingénieuse: ils ont sélectionné des ménages de deux personnes, et choisi au hasard quel électeur serait ciblé par le porte-à-porte. Il en ressort que le porte-à-porte a non seulement un effet mobilisateur sur la personne à qui on a parlé, mais aussi sur l’autre membre du ménage. J’ai par ailleurs constaté que le nombre de discussions entre électeurs semble augmenter durant la campagne : de plus en plus de gens répondent “oui j’ai discuté avec ma famille ou avec mes amis” au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’élection.
RPP – A-t-on essayé de mesurer de façon plus précise l’influence des discussions entre personnes ? Par exemple, en s’intéressant à l’importance des lieux de socialisation, de type cafés, salles de conférences, tiers lieux, etc.
Vincent Pons – Concernant l’influence des lieux de socialisation, il n’y a pas à ma connaissance d’études rigoureuses à ce sujet, mais ce serait en effet intéressant à mesurer. Mais la méthodologie pour construire une étude sur ces questions ne sera pas évidente. Je ferais l’hypothèse que le lieu de travail peut jouer un rôle essentiel. Les entreprises restent en effet les seuls endroits où on croise des gens ayant des positions différentes mais qu’on respecte et avec qui on interagit.
RPP – Pour conclure, si vous deviez identifier un risque principal pour nos démocraties, quel serait-il ?
Vincent Pons – Je vois un risque majeur dans l’insatisfaction et la défiance croissantes qui se développent envers les élus et les institutions. Elle est en progression permanente depuis les années 1970, entrecoupée d’événements sporadiques comme la crise des gilets jaunes, et elle fait écho à la baisse de participation à presque toutes les élections. Cela entraîne un véritable risque de déstabilisation des institutions. Quand le niveau de défiance est aussi élevé, n’importe quel événement peut jouer le rôle de détonateur et lancer un processus social, et il devient aussi difficile de prédire la probabilité d’un mouvement que son issue une fois celui-ci engagé. En Israël en 2011, la contestation est née de l’augmentation du prix d’un fromage. Au Chili, en 2019, de l’augmentation du prix du métro de seulement quelques centimes à Santiago. Une fois le mouvement lancé, l’évolution est totalement aléatoire, d’autant que les mouvements sociaux sont aujourd’hui sans leader.
Les réseaux sociaux facilitent en effet la coordination momentanée de groupes hétéroclites. L’absence de leader signifie que la négociation avec le gouvernement sera difficile.
De tels mouvements ouvrent une fenêtre opportunité à des entrepreneurs politiques populistes ou venant des marges, et il peut conduire le pouvoir en place à accepter des solutions politiques qui semblaient inenvisageables. Au Chili par exemple, le sujet du changement de la constitution a été mis en avant pendant le mouvement social de 2019. Le gouvernement chilien a alors ouvert un processus constitutionnel pour donner une interprétation électorale à un mouvement spontané, sans structure ni revendication claire. Mais cela a ouvert une période d’incertitude et d’instabilité forte, avec une première constitution rejetée, et une nouvelle assemblée constituante beaucoup plus conservatrice que la précédente. Plus de trois ans plus tard, le processus n’est toujours pas terminé.
RPP – Que préconisez-vous pour prévenir ce risque ?
Vincent Pons – En premier lieu,
il est urgent de lutter contre l’abstention, en particulier en diminuant le coût du vote, qui pour l’instant, en France, est intégralement à la charge de l’électeur.
Il faudrait passer à une inscription automatique pour tous sur les listes électorales. Il faudrait aussi renforcer le sens civique des citoyens en mettant en place dès le système scolaire une éducation civique bien plus concrète, basée sur la discussion de cas pratiques.Ensuite, il faut démultiplier les discussions interpersonnelles sur des questions politiques. Les partis politiques ont un vrai rôle à jouer à ce sujet pour recruter des volontaires, les envoyer sur le terrain et élargir ainsi le champ des discussions au-delà de nos cercles proches.
Par ailleurs, il faut prendre acte de la place des entreprises comme lieux de discussion politique, de confrontation à des opinions différentes. Il ne s’agit pas forcément pour les dirigeants de transformer leurs entreprises en agora permanente mais de veiller, par des formations, et en donnant l’exemple, à ce que les discussions soient constructives et respectueuses de points de vue différents. Enfin, mais cela concerne moins la France, il est impératif d’instaurer des règles permettant l’alternance démocratique, en particulier en s’assurant que l’opposition peut faire campagne à armes égales. En général, les alternances électorales ont des effets positifs sur la performance économique et sociale d’un pays, car un nouveau pouvoir est davantage prêt à changer de politiques publiques, et il dispose d’ une plus forte légitimité auprès de la population.
Vincent Pons
Professeur d’économie à la Harvard Business School
Propos recueillis par Florian Forestier
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