De l’avis de la majorité des observateurs de la vie politique espagnole, les élections générales du 23 juillet devaient mettre un terme à plus de cinq années de « Sanchismo » et donner une majorité politique relative au leader du centre droit et président du Partido Popular, Alberto Nuñez-Feijoo. Si quelques voix se sont élevées dans les jours précédents le scrutin pour annoncer une surprise à gauche, comme celles de José Luis Rodriguez Zapatero, l’ancien chef du gouvernement socialiste (2004-2011) ou les conclusions de l’institut de sondage CIS, leur proximité militante avec le PSOE les rapprochaient plus d’un exercice d’incantation que d’une analyse objective de la situation.
Les observateurs pariaient donc largement sur un effondrement du PSOE, principale force de gauche, parce que celui-ci était affecté d’un passif lié aux contradictions et échecs inhérents à l’exercice du pouvoir et à une très forte montée du mécontentement social.
Ce passif gouvernemental, très personnalisé aussi autour de la figure de Pedro Sanchez, avait lourdement pesé dans les résultats, calamiteux pour la gauche, des élections régionales et municipales de mai.
A leur issue, la décision du chef du gouvernement d’en appeler aux urnes semblait donc logique et relever d’un appel à l’alternance, réclamée à corps et à cri par l’opposition et peut-être souhaitée in petto par des gouvernants convaincus de leur usure.
En tant que produit d’une gouvernance économique branchée sur les attentes de Bruxelles en même temps que sur une doxa progressiste en matière sociétale, abandonnée cette fois à la créativité de ses partenaires de l’ultra-gauche, Podemos puis Sumar, le Sanchismo pouvait apparaître aussi comme l’expression d’un compromis dialectique relevant plus du cynisme et des rapports de force internes à la majorité que d’une quelconque cohérence intellectuelle.
A droite, les pronostics les plus courants créditaient le Partido Popular (PP) de quelques 150 à 160 sièges, nécessitant ensuite d’obtenir soit l’abstention du Parti socialiste, soit un appui de Vox, le parti souverainiste de Santiago Abascal qui avait accompli en moins de 10 ans le chemin parcouru en plusieurs décennies par son homologue français du RN. Alors que des négociations avaient abouti en mai à des accords régionaux de majorité entre le PP et Vox, les réticences très fortes d’Alberto Nuñez-Feijoo à une alliance nationale en bonne et due forme avec Vox faisaient cependant peser une inconnue sur l’équation finale du résultat. Au-delà d’une commune opposition à la gauche, peu de chose unissent en effet un président d’exécutif régional, européiste et atlantiste selon sa propre définition, et un dirigeant de Vox, souverainiste et convaincu du caractère néfaste de la fédéralisation de l’Etat.
Les résultats inattendus du 23 juillet sont venus rappeler qu’en politique rien n’est jamais acquis jusqu’au moment du vote, surtout lorsque celui-ci se tient au cœur des vacances d’été et que plus de 2 millions et demi de bulletins relèvent du service postal.
Avec 136 députés, le PP est certes devenu le premier parti d’Espagne, mais il est très loin de disposer de la majorité absolue (176 sièges), y compris avec l’appui éventuel des 33 sièges de Vox. De son côté, si le PSOE ne dispose que de 122 sièges auxquels se joignent les 31 députés d’ultra gauche de Sumar, le parti présidé par la Vice-présidente du gouvernement, Yolanda Diaz, il peut encore moins prétendre dans cette configuration à générer une stabilité institutionnelle issue d’une majorité parlementaire naturelle.
Dans ce contexte, trois grandes options se font jour :
Bien que gagnants en sièges, l’arrivée d’Alberto Nuñez-Feijoo à la Moncloa après un vote d’investiture de la Chambre qui serait le résultat d’une coalition de toutes les droites nationales et régionales, paraît très compromise. Arithmétiquement parce que le nombre n’y est pas ; politiquement parce que les réserves de voix de la droite régionaliste, comme les cinq députés du Parti nationaliste basque, bourgeois et libéral, ancien partenaire de coalition de José Maria Aznar, rechigneront à unir leurs voix à celles de Vox.
La constitution d’une majorité relative à gauche, autour de Pedro Sanchez, pour difficile qu’elle soit, paraît plus probable. Elle requiert cependant un prix extrêmement lourd à payer aux partis nationalistes catalans et basques, et notamment des éléments symboliques difficiles à faire accepter, y compris au sein du PSOE, comme l’amnistie de l’ancien président de la Generalitat de Catalogne, Carles Puigdemont, toujours en fuite, et la participation à la majorité parlementaire de Bildu, parti héritier de l’organisation terroriste ETA.
La troisième option, qui recueillerait sans doute les faveurs du leader de la droite, serait un accord de gouvernement du PP avec le PSOE. Mais, outre qu’il signifierait le renoncement de l’actuel locataire de la Moncloa à ses fonctions, il impliquerait également un soudain renversement d’alliance et de discours pour le PSOE.
La situation qui se présente au lendemain des élections législatives, et dont il appartiendra au Roi de tirer les conséquences dans son rôle constitutionnel de chef de l’Etat, est qu’il n’existe pas de majorité claire au parlement.
Le pays se trouve donc dans une sorte de trou d’air institutionnel et politique qui avantage objectivement le candidat sortant.
Premier ministre dépourvu de majorité, Pedro Sanchez va continuer en effet d’occuper l’exécutif et d’assurer la continuité gouvernementale, lui permettant ainsi d’assumer, outre la symbolique du pouvoir, un certain nombre de décisions dans le domaine politique, administratif et judiciaire qui seront autant de gages portés au crédit de sa négociation avec ses partenaires potentiels de la gauche nationaliste basque et catalane.
Dans le cas où cette option ne parviendrait pas à accoucher d’une majorité, de nouvelles élections devraient alors être convoquées pour novembre ou décembre prochain. Au vu de l’échec retentissant enregistré par l’ensemble des prévisionnistes pour ces élections de juillet, il serait particulièrement téméraire d’émettre quelque projection que ce soit. En revanche, apparaissent de plus en plus clairement les fondements d’un paysage politique espagnol lourdement polarisé et bien éloigné de la quête de concorde qui fut, il y a un demi-siècle, l’ADN de la transition démocratique.
François Vuillemin
Membre du comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire