Au moment où nous écrivons ces lignes, la victoire de la coalition de « centre droit », selon la dénomination italienne, n’est ni contestable, ni contestée. Cette union des droites obtiendrait en effet près de 44 % des voix, avec sans doute autour de 26,5% pour Fratelli d’Italia (G. Meloni), de 10% pour la Lega (M. Salvini) et d’un peu plus de 8% pour Forza Italia (S. Berlusconi). Ailleurs dans l’échiquier politique, les deux autres principales forces seraient le Parti Démocrate, qui peinerait à obtenir 20%, et le M5S, qui serait autour de 15%.
Ainsi, quand son parti ne recueillait en 2019 que 6% des intentions de vote, Giorgia Meloni pourrait bien devenir la première présidente du Conseil de l’histoire de la péninsule. Une nouvelle personnalité forte dans un pays où la fragmentation partisane d’une part, les tensions politiques et sociales d’autre part, favorisent l’émergence de telles figures emblématiques sur lesquelles l’opinion publique se cristallise un temps, et ce pas seulement aux extrêmes : se sont ainsi succédées, à droite la figure de Matteo Salvini ou celle de l’insubmersible Sylvio Berlusconi, à gauche celle de Beppe Grillo, toutes trois proches d’un certain populisme, mais aussi des dirigeants très éloignés de cette tendance, comme Mario Monti et Mario Draghi.
Une Italie qui se cherche donc, et un système politique italien qui se caractérise par une instabilité qui ne résulte pas uniquement d’un système électoral mêlant proportionnelle et scrutin majoritaire à un tour, qui favoriserait l’émiettement des partis et rendrait nécessaires la formation de coalitions de gouvernement, mais aussi de ces jeux politiques de la péninsule où les parlementaires changent si facilement de formations.
En ce sens, en dehors du fait que la pratique du pouvoir conduise souvent, sinon à un recentrage, au moins à des compromis, la nouvelle coalition affiche des points communs qui peuvent rassurer sur sa pérennité. La sociologie électorale de ses trois principales formations est d’abord assez proche : la péninsule, comme nombre d’autres pays européens, est sociologiquement et géographiquement fracturée entre les habitants des métropoles, qui votent largement pour le centre-gauche, et ceux des périphéries, qui soutiennent le centre-droit.
Elles se retrouvent ensuite dans des thématiques nationalistes, sinon souverainistes, culturellement anti-progressistes, et économiquement libérales – mais avec sur ce dernier point une réelle dimension sociale, due en partie à une approche identitaire plus ou moins sous-jacente.
Comme ailleurs, la question sociale donne par exemple lieu à deux approches : pour aider les Italiens à surmonter la crise qui s’annonce, à lutter contre l’inflation, faut-il multiplier les aides, comme le proposait le M5S, ou baisser les impôts, comme le pensait le centre-droit ? Ce dernier choix a eu le mérite d’attirer en faveur de la coalition le soutien de chefs d’entreprise du Nord, dépassant les habituels petits commerçants et artisans qui faisaient déjà partie de ses électeurs. Ajoutons enfin que la coalition propose d’instaurer une élection du président de la République au suffrage universel, qui pourrait modifier le rapport des forces politiques et apporter aussi une certaine stabilité.
Mais, parallèlement, et c’est ce qui explique aussi sa place aujourd’hui, quand les tribuns des trois principaux partis de la coalition sont volontiers populistes, ce qui leur donne une tonalité particulière, « anti-système », à leurs déclarations, Fratelli D’Italia bénéficiait de n’avoir pas participé aux précédentes coalitions de gouvernement, contrairement à Forza Italia et à la Lega, qui ont soutenu Mario Draghi – sans compter le souvenir de l’alliance d’un temps entre la Lega et le M5S. Le parti de Giorgia Meloni a pu apparaître ainsi aux électeurs, non pas nécessairement comme plus radical que les deux autres, contrairement à l’image que l’on en donne parfois, mais surtout comme moins empêtré dans ces étonnantes combinazione.
Les Italiens, comme nombre d’autres peuples européens, sont aujourd’hui saisis par la peur du déclassement sinon par celle de l’effacement de leur identité. On ne sera donc pas surpris de trouver dans les thématiques victorieuses de la coalition, et notamment dans celles de Fratelli d’Italia, les questions qui agitent toute l’Europe. La lutte contre une immigration incontrôlée d’abord, où l’Italie est en première ligne avec ses côtes ; la méfiance ensuite envers le fondamentalisme islamique et ses revendications ; le refus enfin de laisser s’instaurer une insécurité grandissante. Mais le parti de Giorgia Meloni prévoit aussi une nouvelle politique familiale, avec de nombreuses mesures pour relancer la natalité – quotient familial ou aides spécifiques -, et culturellement ensuite, au-delà des attaques contre le « lobby LGBT » ou la théorie du genre, c’est tout le progressisme déconstructionniste qui est visé.
Famille, nation, identité, il s’agit bien ici d’un programme conservateur dans le fond et populiste dans la forme, un programme au sujet duquel Fratelli d’Italia et sa dirigeante refusent de subir une quelconque stigmatisation anti-fasciste.
Pour le parti, comme d’ailleurs pour la grande majorité des Italiens, la page est tournée, et en Italie comme ailleurs la diabolisation des tenants de lignes politiques conservatrices, quand bien même seraient-ils issus de partis ayant eu à une époque des liens avec un certain néo-fascisme, ne permettent plus d’établir les fameux « cordons sanitaires » qui les excluaient du jeu politique – et en Italie moins qu’ailleurs peut-être, puisque les « alliances élargies » à droite datent des débuts politiques de Silvio Berlusconi.
On mesure, face à cela, l’erreur stratégique d’une Ursula von der Leyen, présidente d’une Commission en roue libre, évoquant de possibles sanctions de l’UE à l’encontre d’un gouvernement dirigé par Giorgia Meloni, des pressions qui ne pouvaient que conforter nombre d’électeurs dans leurs choix. La coalition n’envisage pourtant nullement de sortir de l’UE, d’abord parce que l’Italie est largement bénéficiaire d’un Plan de relance européen qu’elle souhaite seulement modifier sur certains axes, mais aussi parce qu’elle rejoint les partisans d’un changement de l’UE « de l’intérieur ».
Il s’agit ici de redonner vie à un principe de subsidiarité bien oublié quand l’UE intervient dans des domaines sur lesquels nul transfert de compétences n’existe, et sans concertation aucune avec les États membres. Et sur la question essentielle de la hiérarchie entre normes juridiques européennes et nationales, la coalition s’inscrit dans le mouvement actuel qui vise à affirmer la prééminence du droit national sur certains points jugés essentiels pour l’identité constitutionnelle des États membres. Une Europe plus confédérale donc, une « Europe des peuples » avec leur identités propres, et Fratelli d’Italia, étant resté en dehors des dernières coalitions plus « européistes », se distingue de la Lega ou de Forza Italia.
Pour autant, le parti de Meloni n’entend, ni quitter la monnaie unique, ni même remettre en cause le lien avec l’OTAN dans le domaine de la défense « européenne » – même s’il appelle à construire au sein de ce dernier un pilier européen.
Cette volonté d’affirmation nationale va de pair avec une certaine méfiance envers une Allemagne qui donne trop souvent l’impression de faire de l’UE un simple cache-nez de sa propre affirmation de puissance, mais aussi d’une France volontiers jugée trop arrogante : Fratelli d’Italia a ainsi refusé de voter le « traité du Quirinal » voulu par Emmanuel Macron – et ce ne sont pas les récentes déclarations d’Élisabeth Borne après le résultat des élections italiennes (« Bien évidemment on sera attentif, et (avec) la présidente de la Commission européenne (Ursula von der Leyen), à ce que ces valeurs sur les droits de l’Homme, sur le respect des uns et des autres, notamment le respect du droit à l’avortement, soient respectées par tous») qui vont faire changer d’avis Giorgia Meloni.
Populiste en ce qu’elle veut s’adresser au peuple comme lui rendre sa souveraineté et ses libertés, à rebours de la ligne oligarchique des défenseurs du « cercle de la Raison », conservatrice en ce qu’elle souhaite conserver et non déconstruire une identité, une culture, une vision du monde, mais aussi les acquis sociaux d’un groupe situé, la ligne de la coalition italienne est de celles qui, partout en Europe, obtiennent le soutien de ces peuples qui ne veulent pas mourir – on ne s’étonnera donc pas de voir les droites nationales espagnole, polonaise, hongroise et française se féliciter de l’arrivée au pouvoir de Meloni. À bien y regarder, sa prétendue « radicalité » n’apparaît-elle qu’au regard de la fuite en avant de la doxa progressiste. Restera bien sûr à faire passer ce programme de la théorie aux actes.
Christophe Boutin
Professeur agrégé de droit public
Université de Caen-Normandie
Crédit photo : Antonello Marangi