Yves Marek, auteur, haut fonctionnaire et membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, a livré dans son dernier ouvrage une analyse remarquable, historique, littéraire sur l’art de gouverner les hommes. La Revue Politique et Parlementaire s’est entretenue avec lui afin de mettre en lumière l’essence même de son écrit.
Revue Politique et Parlementaire – Yves Marek, pourquoi ce livre riche en références ? C’est, on le sent, le fruit d’une longue expérience et observation des choses du pouvoir ?
Yves Marek – Il y a en effet beaucoup de références et ce livre peut n’être pris que comme une mine de citations profondes, savoureuses ou drôles sur le pouvoir utiles en toutes circonstances mais j’ai voulu à travers elles, dans un monde où la chose politique est souvent méprisée, rendre à nouveau visible, que la politique est chose humaine, que la nature humaine est partout la même de la Chine, des royaumes combattants à la Renaissance italienne, de l’Antiquité gréco-romaine à De Gaulle, et qu’il existe un art de gouverner qui est noble. Evidemment, tout cela, j’ai pu l’observer notamment dans un nombre presque record de cabinets, en animant avec Bernard Pons un parti politique de 17.000 membres, les Amis de Jacques Chirac.
Il me semble qu’il y a dans ce livre, sous l’apparence d’une promenade parfois espiègle parmi les grands esprits du passé, de quoi réenchanter notre rapport à la politique.
En effet, si beaucoup n’ont plus confiance dans la politique, c’est parce que les politiques ne font souvent plus de politique mais croient qu’ils doivent faire des réformes et qu’on a mis dans la tête des gens des idées fausses sur la politique. On s’est mis en tête de juger les politiques sur des critères qui sont le contraire de ce qu’a toujours été la politique. On leur demande d’être transparents alors que l’action suppose souvent le secret et la surprise.
On est moralisateurs jusqu’à vouloir tuer judiciairement les ennemis, au lieu d’être moralistes et de regarder la nature humaine avec une tendresse amusée, on voudrait le parler vrai alors que l’on sait l’importance des pieux mensonges, on dénonce Machiavel alors que l’on rêve d’hommes d’État habiles, on prétend être purs et juger en fonction des projets alors que l’on se ment à nous-mêmes sur notre fausse rationalité et qu’heureusement personne ne vote en fonction de la proposition 28bis du programme de 1000 pages que personne ne lit, nous prétendons qu’un politique doit agir selon ses convictions mais nous méprisons au fond à juste titre un député qui pour cette raison voterait deux fois sur trois contre son parti. Disraeli disait d’ailleurs « je suis un gentleman donc je vote avec mes amis ». Ce livre met donc en évidence qu’il faut à nouveau prendre conscience qu’il existe un art éternel de gouverner, des lois de la civilisation humaine propres au fait politique pour comprendre que ce n’est pas de la politique que les gens sont dégoutés, mais de l’oubli de la politique.
RPP- Vous avez été à plusieurs reprises par le passé conseiller de politiques. Est-ce que vous observez des changements dans la manière d’exercer le pouvoir, de le pratiquer entre hier et aujourd’hui ? Avons-nous par exemple perdu le sens de l’humain ?
Yves Marek – Avant d’être conseiller, j’ai baigné dès l’enfance dans la Tunisie de Bourguiba, pays de grande tradition de civilité méditerranéenne, vivant au jour le jour près du pouvoir les choix de construction d’une nation indépendante, au moment où la politique, menée par de grands ministres remplissait sa mission la plus noble de manière évidente.
En quelque sorte, toutes les élites, derrière le père de la Nation, proches du peuple, affrontaient le défi du développement, de l’éducation, de la croissance.
J’ai eu le privilège de connaître un homme d’État exceptionnel par sa culture et l’ampleur de son bilan, Edgar Faure, dont j’ai écrit une biographie, puis de travailler avec de grands ministres gaullistes. Tous ces personnages étaient des bâtisseurs, au service du peuple, parfaitement conscients de l’unité de la Nation.
Je ne peux que constater que le sentiment des dirigeants dans nombre de démocraties occidentales de faire corps charnellement avec la Nation comme abstraction et avec le peuple dans sa globalité est de moins en moins perceptible. Et parallèlement, les sujets qui occupent les politiques sont probablement moins clairs pour les citoyens qui attendent la satisfaction de besoins concrets (logement, alimentation, routes, médecine…) et à qui on parle souvent de sujets transversaux plus abstraits.
RPP – Qu’est-ce que le sentiment démocratique ? Est-ce seulement l’empathie ou faut-il d’autres ingrédients ?
Yves Marek – Mon livre est antérieur à la démocratie comme forme de gouvernement et d’ailleurs nous devons être lucides : la plupart des démocraties sont imparfaites et même des fictions qui cachent des oligarchies. On s’attache trop aux formes et aux institutions alors que seule compte l’esprit des choses.
La lecture de 3000 ans de sagesse politique montre que quelle que soit la forme du gouvernement, le secret est toujours le même : répondre aux aspirations des sujets ou du peuple, et garder son assentiment et sa confiance.
Le bon roi, démocratie ou pas, veut que son peuple mange à sa faim, que les nobles ne le volent pas, que les routes soient sûres, les frontières défendues et être aimé.
RPP – Gouverner implique de conduire et maîtriser les passions humaines. C’est la ligne continue de votre réflexion. Est-ce que la technocratisation de la chose publique n’a-t-elle pas justement fait perdre ce fil indispensable ?
Yves Marek – Un de mes chapitres tente d’expliquer que les grands politiques n’ont jamais pensé que gouverner c’était résoudre des problèmes comme des équations ni réformer. On a mis dans la tête des citoyens et des élus que la politique était une affaire de technique et on a en effet perdu la relation humaine. Du moment où les solutions sont imaginées comme réponses des problèmes techniques, elles sont presque toujours mauvaises.
Pire s’installe l’idée qu’il y a d’un côté les solutions parfaites que l’esprit imagine et de l’autre le peuple à qui on doit faire de la pédagogie ou convaincre que l’on fait son bien malgré lui, avec un fonds de dolorisme chrétien et maladif qui suppose que par construction les bonnes mesures sont forcément douloureuses et impopulaires.
Ce qui s’élabore par un gouvernement qui bénéficie de la confiance, dans la délibération, le compromis, en bon père de famille, par la palabre, ou avec l’autorité est toujours plus fécond que ce que les technocrates imaginent et qui échoue. De surcroît, en perdant le solide ancrage humain et les capteurs qu’ils devraient avoir, les élus sont désarmés et n’ont plus le courage de contester les solutions techniques que leur instinct sait mauvaises. Ils sont intimidés et tétanisés parfois complexés à tort. Cela est d’autant plus regrettable que les discours d’experts sont souvent le refuge des médiocres et des demi-intelligents qui masquent leur insuffisance comme les médecins de Molière sous le jargon.
RPP – Votre livre est aussi une plongée dans la lecture des grands auteurs. Est-ce là le bréviaire indissociable pour former à la conduite de l’État ?
Yves Marek – Parce que la politique est chose humaine, outre les hommes d’État et les penseurs politiques, les grands écrivains et même les humoristes sont les meilleurs analystes des passions humaines. Bien sûr, une solide culture des humanités et de l’histoire est un atout pour l’homme d’État. De Gaulle ou Pompidou, Senghor, Bourguiba, Edgar Faure en sont de brillants exemples. Mais un grand homme d’État peut être un parfait autodidacte, une énergie brute dotée d’un instinct très sûr car dès lors que la politique est chose humaine, il a pu se nourrir de l’observation de la vie et de la sagesse populaire et sans lire Marc-Aurèle, ni Balzac ni Saint-Simon ni Chamfort, avec les proverbes de nos campagnes, les fables de La Fontaine, Marcel Pagnol ou Michel Audiard, et une bonne éducation familiale chacun a presque assez pour comprendre la comédie humaine et se hisser à la hauteur des princes. Des Monory, des Tapie, des Bérégovoy ont montré qu’ils pouvaient dominer intellectuellement des inspecteurs des finances.
Le peuple avec son bon sens pense en général plus juste que bien des technocrates.
Ce qu’ont en commun ces diverses manières d’atteindre la sagesse, l’expérience acquise, l’expérience apprise dans les livres, la sagesse familiale et populaire, c’est qu’elles enseignent à ne pas être dupes de l’instant, ni de la nouveauté, ni promesses et des illusions, ni dupes des théories car elles rapportent tout ce qui arrive soit à l’histoire, soit aux proverbes des moralistes que l’on se répétaient à la veillée, c’est-à-dire à l’éternel humain. Et le seul secret, au fond, c’est de faire corps avec ses semblables, de vouloir aller ensemble vers ce à quoi ils aspirent légitimement.
RPP – Vous en appelez dans les dernières pages de votre livre à une hygiène mentale pour résister à un temps de pièges. Comment restaurer les conditions de cette vigilance et éviter cette “ère du vide” si prospère aux ” séducteurs ” pour reprendre votre constat ?
Yves Marek – Le préalable pour tout dirigeant, c’est de faire corps avec la Nation comme le cavalier avec son cheval et avant de penser dossier, penser à cette symbiose charnelle. Jacques Attali a écrit un jour que le dirigeant devait avoir l’intuition des passions, faculté précieuse pour sentir chaque mouvement de l’opinion et de l’état du pays. Encore faut-il conjurer le double risque de la sécession des élites et des ravages de l’idée que le projet européen rend illégitime la recherche du bien de la collectivité nationale. J’ai entendu un jour un esprit brillant ayant quitté le service de l’État pour des multinationales américaines par dépit amoureux dire « mais pourquoi vouloir se battre pour un pays qui n‘aspire qu’à disparaître ? ».
Une fois, ce préalable posé, une fois que les dirigeants retrouvent leurs capteurs, leur sens des besoins concrets du peule, il est plus facile de penser juste et d’écarter bien des fadaises en agissant en bons pères de famille pragmatiques et visionnaires.
La politique est au fond dans la même situation -et ce n’est pas un hasard- que l’Art.
Il y a plus ou moins -je simplifie bien sûr une question esthétique complexe- une idée du Beau qui unit le génie et le peuple. Mais des imposteurs et des spéculateurs ont poussé un art conceptuel qui ne se justifie que par son discours autoréférentiel destinés à une coterie (« l’artiste questionne les questions de genre et d‘inclusion » par exemple) qui convient bien aux arrivistes sans talent ni générosité. Dans les deux cas, le peuple est perdu devant des discours où il ne retrouve plus la recherche du Beau et du Bien.
Yves Marek
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer
Auteur de « Gouverner, c’est aimer : anthologie morale de l’art sublime de gouverner les hommes », Balland, 2022
Propos recueillis par Arnaud Benedetti