« Nous nous sommes intéressés à des parcours de personnalités plutôt placés dans des rôles de décideurs. Mais les trajectoires sont, me semble-t-il, tout autant sinueuses pour ceux qui sont à la base et dans l’action directe. Ce qui est certain dans le cas de nos 14 volte-faces, c’est qu’ils accordent beaucoup d’importance à l’écrit. Leur action politique se résume parfois à cela. »
Revue Politique et Parlementaire: Les changements de camp que vous évoquez dans votre ouvrage traversent l’histoire du XX eme siècle . Ce siècle d’affrontements idéologiques est-il propice selon vous à ces trajectoires ?
Etienne Augris : Oui et non. A toutes les époques, des changements de camp se sont produits. La première des multiples éditions du dictionnaire des girouettes date ainsi de 1815. Ce qui est certain, c’est que l’ampleur des crises et bouleversements du XXe siècle a conduit à une perte des repères et à de nombreux changements de trajectoires. Il nous a semblé que les guerres mondiales, la guerre d’indépendance algérienne ou la guerre froide, par leur caractère exceptionnel et l’impact sans précédent qu’elles ont eu dans la vie des gens, en particulier des femmes et des hommes dans des situations de pouvoir, avait pu donner lieu à des parcours parfois improbables. Les destins individuels on indéniablement été considérablement affectés par les bouleversements collectifs du siècle dernier.
RPP : Quels sont les critères qui ont présidé à vos choix biographiques ? Tous obéissent-ils à un changement, une rupture en quelque sorte ou à une évolution ? Quoi de commun par exemple entre Marie-Madeleine Fourcade, Louis Vallon d’un côté qui infléchissent leurs positions mais sans rompre nécessairement et d’autres qui comme Doriot ou Garaudy par exemple paraissent rompre littéralement avec leurs combats d’origine ?
Etienne Augris : Il est certain qu’il n’y a pas de règle, et que chaque trajectoire est unique. Après avoir précisé ce sur quoi nous voulions travailler dans ce livre, il nous a fallu trouver les personnages qui correspondaient à nos critères. Ces derniers étaient clairement la rupture avec un homme, un parti, un mouvement, un camp, une famille politique. Pour certains, il était visible qu’ils avaient changé de camp et s’étaient grandement éloignés de leur point de départ. Pour d’autres, comme effectivement Marie-Madeleine Fourcade qui fréquente des milieux d’extrême droite avant de s’en éloigner en plongeant dans l’action et la résistance, si la trajectoire nous apparaissait indéniable, il était plus difficile d’identifier un moment clair de rupture, celle-ci se faisant par étapes et pouvant être interprétée comme un glissement progressif ou un infléchissement, d’ailleurs parallèle à celui de la société française ou de l’époque.
Dans le cas de Louis Vallon, c’est son implication dans la France libre et sa relation personnelle avec de Gaulle qui l’éloigne de la gauche et de sa famille politique socialiste. Et c’est la mort du Général en 1969 qui le libère, en quelque sorte, de son association avec le gaullisme social et le conduit à appeler à voter pour François Mitterrand au deuxième tour de 1974. Au-delà des idées défendues, les relations entre les personnes et l’attachement à une figure comptent énormément dans ces trajectoires.
RPP : C’est le tragique de l’histoire qui pour une grande part semble expliquer ces passages d’une rive à l’autre ? Finalement pas de vrais opportunistes dans les parcours que vous décrivez ?
Etienne Augris : C’est une question difficile. Les motivations nous échappent parfois, et échappent d’ailleurs aussi le plus souvent à ceux-là même qui changent de camp! En effet, les crises cristallisent parfois des dilemmes moraux et politiques préexistants. Elles accélèrent les basculements et donnent lieu à des prises de décisions qui peuvent paraître subites et surprenantes, mais qui sont en fait le résultat d’un aboutissement, de la maturation d’une réflexion. La question de l’opportunisme est celle du pouvoir. Si vous vous penchez sur ces femmes et ces hommes que nous avons étudiés, vous vous rendrez compte que leur changement de camp a plutôt tendance à les éloigner du pouvoir…
Certains, comme Gustave Hervé, semblent même prendre un malin plaisir à être toujours dans l’opposition au sentiment dominant, dans une posture de provocation permanente. Nous aurions pu, parce qu’ils sont de fait très nombreux, nous pencher sur les vrais opportunistes, ceux qui sont prêts à tout pour obtenir ou conserver du pouvoir. Mais finalement, ce qui nous a intéressé, ce sont ces personnages qui sont face à des choix difficiles, parfois impossibles, qui questionnent la notion de loyauté et la dimension morale de la politique.
RPP : Il y a aussi ceux dont le virage n’est pas vécu comme tel et plutôt comme la conséquence de la trahison supposée de ceux auxquels ils avaient voué leur destin . N’est-ce pas par exemple le cas de Soustelle qui va s’opposer à De Gaulle ? Et d’ailleurs pourquoi ne pas avoir traité du cas de Bidault aussi ?
Etienne Augris : C’est l’aspect qui m’a le plus frappé dans l’étude de ces parcours, c’est la revendication par quasiment tous d’une grande cohérence. Ils ne se conçoivent pas le moins du monde comme des traîtres, quand bien même le terme leur est accolé par leur camp d’origine. Le cas de Soustelle est très intéressant à ce titre. Jacques Soustelle, en plus de son travail de chercheur en anthropologie sur le Mexique, a mené deux combats dans sa vie : d’abord celui au service de la France libre et du général de Gaulle, puis celui pour le maintien de l’Algérie française. A un moment, ces deux objectifs sont devenus incompatibles et il a dû choisir la cause à laquelle il accordait la priorité absolue. Ce fut l’Algérie française. Dans son cas, ce choix fut facilité par l’amertume qu’il avait vis-à-vis de De Gaulle et les humiliations que celui-ci lui avait fait subir à plusieurs reprises au cours des années 1950.
La qualité de la relation entre les deux hommes était déjà altérée et laissait présager du choix que Soustelle allait accomplir en 1960. D’autres, mis dans la même situation que lui, je pense notamment à Michel Debré, ont choisi de rester fidèle à de Gaulle quand bien même ils étaient en désaccord avec sa politique algérienne. Dans le cas de Soustelle, et il le dit et l’écrit très clairement dans les années qui suivent la rupture, c’est bien de Gaulle qui a trahi et non lui qui explique que le « néo-gaullisme » des années 1958-1969 est une trahison des idéaux du premier gaullisme qu’il a contribué à faire revenir au pouvoir.
Le cas de Bidault, qui a également une trajectoire particulière, est très différent dans la mesure où sa proximité avec de Gaulle était bien moindre que celle de Soustelle qui voyait le Général tous les jours à l’époque de la France libre avant d’être la cheville ouvrière du RPF.
RPP : Plus généralement comment départager le facteur psychologique du facteur politique ? Lequel vous paraît-il dominant ?
Etienne Augris : Nous nous sommes assez peu aventurés sur le terrain psychologique, qui ne relève pas de notre domaine de compétence. Le facteur psychologique est évidemment fondamental pour comprendre pourquoi une femme ou un homme fait des choix surprenants dans un contexte particulier. Dans le livre, nous cherchons à éclairer ces choix en restituant le parcours de ces personnages dans le contexte historique qui était le leur.
A la fois en éclairant le moment de bascule, en particulier sur le plan politique, mais aussi en racontant ce qui, dans la vie de ces femmes et de ces hommes, précède et peut nous éclairer dans la compréhension de leurs décisions.
Ils sont ainsi nés entre 1871 et 1915, on se doute par exemple que la Première Guerre mondiale les a tous beaucoup marqués et permet parfois d’expliquer quelles attitudes ils adoptent lors des conflits suivants, singulièrement la Seconde guerre mondiale.
RPP : Ces politiques sont presque tous des intellectuels . Faut-il y voir la détermination commune de ces changements de trajectoires ?
Etienne Augris : Quand bien même elles et ils sont tous dans l’action politique et/ou militaire, ils sont effectivement souvent intéressés par les idées autant que par leur mise en œuvre. Pour autant, il n’y a bien entendu aucun déterminisme. Nous nous sommes intéressés à des parcours de personnalités plutôt placés dans des rôles de décideurs. Mais les trajectoires sont, me semble-t-il, tout autant sinueuses pour ceux qui sont à la base et dans l’action directe. Ce qui est certain dans le cas de nos 14 volte-faces, c’est qu’ils accordent beaucoup d’importance à l’écrit. Leur action politique se résume parfois à cela.
RPP : Comment la plupart du temps ces passages d’un camp à l’autre impactent la vie personnelle de ces femmes et de ces hommes ?
Etienne Augris : De manière souvent dramatique. Les choix opérés ne sont pas anodins dans ces temps de crise. Les carrières prennent fin brutalement comme dans le cas de Pâris de Bollardière qui quitte l’armée, de Soustelle qui est même exclu du CNRS, ou encore de Jacques Chevallier qui … change de nationalité et de métier dans l’Algérie indépendante où il choisit de vivre. C’est aussi cet impact sur leur vie qui rend l’étude du basculement intéressante.
Ce n’est pas une simple posture, c’est parfois un engagement total qui peut aller jusqu’à une suite plus ou moins tragique. Parfois, c’est aussi le risque de l’oubli ou de la marginalisation.
On pense ici au colonel Rémy qui, après avoir défendu Pétain en se prévalant de l’assentiment de De Gaulle, est écarté du mouvement gaulliste. Cela ne l’empêche cependant pas de continuer à exister dans les médias, trouvant ailleurs, parmi les nostalgiques de Vichy, des soutiens pour remplacer ceux qu’il avait perdu parmi les gaullistes. Ainsi, changer de camp c’est inévitablement perdre des amis et en trouver de nouveaux… Le cas de Doriot est à ce titre emblématique. Si certains de ses compagnons du PC à Saint-Denis le suivent dans l’aventure du PPF, ceux qui le soutiennent désormais appartiennent à d’autres familles politiques et défendent bien entendu d’autres causes que celle du communisme. La plupart des personnages s’en tirent plutôt bien de ce point de vue, choisissant pour la plupart d’écrire pour justifier, avec parfois un certain succès comme Rémy, Garaudy ou Soustelle.
Etienne Augris