Lorsque se conjuguent en politique le cynisme manipulateur, le chantage permanent et « l’infantilisme révolutionnaire » qu’évoquait l’historien Bartolomé Bennassar à propos du leader socialiste espagnol des années 30, Francisco Largo Caballero, il y a péril en la demeure. C’est pourtant cette situation inédite qui prévaut aujourd’hui en Espagne. Les équilibres démocratiques du pays, construits sur la capacité de la Constitution de 1978 à agglomérer toutes les forces politiques, vainqueurs et vaincus de la guerre civile, droite et gauche, centre et périphéries, volent en éclats. Plus qu’un épuisement du cadre institutionnel et politique de 1978, la volonté du Premier ministre socialiste, Pedro Sanchez, de se maintenir coûte que coûte au pouvoir est la clé de lecture de cette crise sans précédent.
Plusieurs mouvements de fond dans la société espagnole permettent de mettre en perspective la séquence politique en cours. Le premier est sans doute la perte de substance progressive de « l’esprit de la Transition », défini comme la recherche de consensus entre le personnel politique provenant de la structure autoritaire du franquisme et ceux qui ont lutté contre la dictature, associée à un élan d’optimisme vital d’une Espagne jeune, désireuse de normalité européenne et de paix intérieure. L’Espagne de 2023 n’est évidemment plus celle de 1978. Ses dirigeants sont les enfants de ceux qui ont vécu la transition, devenue au fil du temps une vénérable référence historique. C’est peu dire que les marqueurs générationnels de la culture politique ont évolué.
Si « l’esprit de la Transition » a pu être questionné en tant que patrimoine commun de tous les Espagnols, c’est aussi parce que le principe d’unité nationale a été altéré par quarante-cinq ans de fonctionnement et de dysfonctionnements d’un État de communautés autonomes qui a, de facto, fédéralisé la gestion publique.
Au-delà des « communautés historiques » de Catalogne, du Pays Basque et de la Galice, la multiplication des « Petites patries », l’effacement de l’État central sur le territoire, l’éclatement en entités territoriales étanches de services publics aussi essentiels que la santé et l’éducation, la suppression du service militaire à la fonction intégratrice et la réécriture de l’histoire nationale en de multiples histoires communautaires ont donné lieu à une provincialisation des esprits que la figure du monarque unificateur et le recours à l’illusion européenne peinent à camoufler.
À cette tendance lourde s’est rajouté le grand coup de canif dans « l’esprit de la Transition » que constitue la loi sur la mémoire historique[1] de 2007, promue par le Premier ministre socialiste José Luis Rodriguez Zapatero. Renoncement revendiqué au droit à l’oubli, qui constituait l’un des fondements de la transition, cette loi aurait pu néanmoins être l’occasion de rechercher un consensus en mémoire de toutes les victimes. Elle fut conçue, au contraire, comme un instrument de dénonciation exclusif du franquisme, de ses excès et de ses brutalités. Loi partiale et partielle, ses promoteurs n’ont pas cherché à ouvrir des droits à réparation, fussent-ils symboliques, aux victimes et ayants droit des exactions et de la répression féroce ayant sévi dans la zone républicaine. Elle a passé aussi sous silence la mémoire des règlements de compte sanglants entre anarchistes, communistes et autres factions du bloc républicain.
Instrument politique de revanche posthume, la loi sur la mémoire historique n’a pas fermé les plaies mais contribué à raviver l’opposition entre les deux Espagnes.
La crise actuelle s’inscrit aussi dans un contexte d’affaiblissement du modèle parlementaire classique reposant sur un parti à vocation majoritaire capable de gouverner par lui-même. La fragmentation partisane et représentative remet en cause l’objectif de stabilité gouvernementale au profit de formations minoritaires susceptibles de faire valoir leurs droits et d’exercer, quand elles en ont l’occasion, un véritable chantage sur les équilibres politiques du pays. Le choix souverain du gagnant de « gouverner avec » pour élargir sa base, devient « l’obligation de composer avec » sous peine de voir le graal de l’investiture et de la confiance parlementaire s’éloigner définitivement. Dès 1996, le chef de la droite conservatrice, José María Aznar, dût négocier son investiture avec le vieux Parti nationaliste basque, la droite catalane de CiU et le parti canarien. En 2004, à l’apogée du système bipartisan (322 députés du PSOE et du PP sur 350 sièges aux Cortès), 7 sièges firent défaut à José Luis Rodriguez Zapatero pour disposer d’une majorité absolue qui alla donc les chercher chez Izquierda Unida[2], et parmi les formations nationalistes de gauche (Esquerra Republicana de Catalunya ; Coalición Canaria ; Bloque nacionalista Gallego ; Chunta Aragonesista).
Enfin, l’évolution du mouvement nationaliste catalan et sa position d’arbitre de la majorité gouvernementale constituent une des causes majeures de la crise politique actuelle.
L’autonomie est autant un état d’esprit qu’un mécano institutionnel de partage de compétences avec le gouvernement central. Si cet état d’esprit évolue significativement, c’est tout l’édifice institutionnel qui change de sens avec lui. Dans une Catalogne qui a voté OUI à plus de 91 % à la Constitution de 1978, le premier Govern de Josep Taradellas[3] a joué la maximisation de l’intérêt régional au sein de la nation espagnole, s’opposant à l’imposition de la langue catalane sur les hispanophones et à la revendication hégémonique des « pays catalans » débordant sur les Pyrénées orientales françaises, la principauté d’Andorre, le pays valencien et les Baléares. La génération suivante, celle de Jordi Pujol et de son parti nationaliste de centre droit, CiU[4], mena pendant vingt années une stratégie de victimisation historique assortie d’une ambiguïté dialectique sophistiquée sur le rapport à l’Espagne. Imbriquée dans le système espagnol, tout en se rêvant nation et en s’affirmant symboliquement comme « pays » au sein d’une Union européenne présentée comme une juxtaposition de länder, la Catalogne des années 80 à 2000 a vécu un rêve d’émancipation sans traumatisme dans un contexte de mondialisation et d’européisation heureuses où elle réussissait à incarner à la fois les succès de l’Espagne et sa singularité périphérique. Alimenté ensuite par la nécessité de faire oublier la mise à jour du système de corruption institutionnalisée[5] de l’ère Pujol et par la réforme unilatérale du statut d’autonomie de 2006[6], le choix d’une rupture souverainiste s’imposa progressivement au sein des forces nationalistes. Les années qui suivirent furent en conséquence celles d’une crispation croissante de la vie publique catalane au point que même les terribles attentats islamistes d’août 2017[7] furent instrumentalisés au bénéfice d’un État catalan à naître. Le 1er octobre 2017, la stratégie de la rupture avec l’État central atteignait son point d’orgue avec le référendum illégal sur l’indépendance et les multiples violences qui l’accompagnèrent, suivi les 10 et 27 octobre par les déclarations d’indépendance du président de la Generalitat, Carles Puigdemont, et du Parlament. L’irrationnalité du projet éclatait à la vue de tous avec un nationalisme décidé à passer en force et ne voyant plus la réalité du 50-50[8] qui structure de façon durable la vie politique et sociale de la région et sous-estimant la capacité de l’État central à réagir avec vigueur, par des poursuites judiciaires sévères et des moyens institutionnels exceptionnels comme le déclenchement de l’article 155 de la Constitution[9]. Le 28 octobre 2017, Carles Puigdemont, devenu contumax, s’enfuyait en Allemagne, puis en Belgique, tandis que le 14 octobre 2019 le Tribunal Suprême condamnait les 18 ex-responsables politiques nationalistes à des peines de 9 à 13 ans de prison pour sédition, malversation de deniers publics, et désobéissance.
Alors que depuis 2017 la question catalane s’était refroidie, notamment avec la reconnaissance par Oriol Junquera, président de ERC, d’une erreur d’appréciation de la situation en 2017 et l’abandon de la voie unilatérale au profit de « la voie écossaise », le résultat extrêmement serré des élections législatives espagnoles du 23 juillet 2023 a bouleversé la donne.
Bien que majoritaire en voix, le Parti populaire ne l’a pas été en termes de sièges et son candidat, Alberto Nuñez Feijoo, n’est pas parvenu à obtenir le 29 septembre dernier les 176 voix nécessaires à son investiture. Du côté socialiste, il manquait sept voix à Pedro Sanchez pour atteindre la majorité absolue. Après avoir affirmé en de multiples occasions que l’amnistie ne pouvait être accordée à ceux qui avaient violé de façon volontaire la Constitution, le candidat à l’investiture changeait radicalement de pied à la recherche soudaine d’une « solution politique au conflit catalan ». Après des semaines de négociations à Bruxelles et à Genève avec les leaders nationalistes catalans et basques, Pedro Sanchez réussissait enfin, le 16 novembre, à obtenir les voix de 179 députés fruit de l’appui hétéroclite de son partenaire initial d’extrême gauche, Sumar, et de partis nationalistes de droite comme de gauche aux intérêts divers et souvent contradictoires. Comme dans tout mariage d’intérêt, la question de la dote de la mariée se trouve au cœur du processus. Dans le cas d’espèce, les contreparties à payer sont chères et pas toujours du domaine public. On retiendra le vote d’une loi d’amnistie dessinée sur mesure pour l’ancien président Puigdemont, incluant ses proches et sa famille, et tous les condamnés du mouvement de 2017, l’acceptation d’un processus de vérification mensuel en territoire helvétique entre « les parties catalanes et espagnoles » par la fondation suisse Henri Dunant, et un blanchiment politique de Bildu, la formation héritière politique du terrorisme d’ETA. Le 13 décembre, le choix du groupe municipal PSOE de Pampelune de faire élire dans la capitale de Navarre un maire affilié à Bildu commençait aussi d’alimenter la suspicion d’un compromis passé entre l’exécutif et cet encombrant allié.
Si la tactique du président Sanchez s’inspire, avec un indéniable succès, du précepte machiavélien selon lequel tous les moyens sont bons pour arriver au pouvoir et y demeurer, ce choix a cependant ouvert une crise démocratique, morale et sociale inédite. S
ur le plan de la morale publique, le choix de l’exécutif signifie que tout vaut pour l’emporter, y compris l’alliance avec ceux qui, hier, se rebellaient dans la violence contre l’ordre constitutionnel, et sont prêts à recommencer demain. Ce choix repose également sur un mensonge fondateur dont nul ne peut être dupe : Pedro Sanchez et les responsables socialistes se sont prononcés de façon constante pendant les six dernières années au pouvoir contre l’amnistie et ce jusqu’à la veille des élections législatives de juillet. Les élections législatives, capitales dans un régime parlementaire, ne se sont donc pas jouées sur ce terrain. Le changement de cap à 380 degrés de Pedro Sanchez ne répond donc à aucune conviction politique profonde, mais seulement à un pur opportunisme issu d’un rapport de forces défavorable, ce que l’écrivain Javier Cercas qualifie « d’amnistie pour convenance personnelle ».
Sur le plan de la philosophie politique, l’amnistie de 1977 avait été conçu en faveur des personnes enfermées pour délits d’opinion par le régime franquiste, y compris d’ailleurs des militants d’ETA. À cette amnistie fondatrice de la démocratie espagnole, le gouvernement Sanchez entend substituer désormais, au nom de la « l’apaisement entre la Catalogne et l’Espagne », une autre amnistie, signifiant ainsi que la démocratie, l’action de l’État et les poursuites pénales étaient par là même illégitimes en 2017.
Au sein d’un Parti socialiste devenu l’ombre de lui-même, fuyant le débat et déserté par ses anciens leaders historiques, au premier rang desquels Felipe Gonzalez, la rupture générationnelle et politique se fait criante. À de rares exceptions près, comme celle du président de Castilla-la Mancha, Emiliano García-Page, Pedro Sanchez n’a laissé d’autre alternative à ses militants que le choix de se soumettre ou de se démettre.
Ainsi, dans une société très majoritairement opposée à l’amnistie, y compris au sein de l’électorat socialiste, les fractures s’accentuent.
Au sein de la majorité, la personnalisation croissante du pouvoir, le poids de l’extrême gauche et des nationalistes radicaux font craindre pour demain l’ouverture de nouveaux fronts dédiés au maintien d’une coalition où ceux qui pèsent le moins sont paradoxalement les plus puissants. La domestication en cours du pouvoir judiciaire, la persécution des magistrats impliqués dans les poursuites pénales du dossier catalan, la déstabilisation des services de renseignement (CNI) qui ont travaillé sur les structures financières et partisanes du « coup » de 2017, le retrait des forces de sécurité de l’État du pays basque et de Catalogne, l’opacité totale dans la gestion et la distribution des fonds européens et la marginalisation croissante de l’institution monarchique s’inscrivent ainsi dans le fil directeur d’un scénario nourri d’inspirations bolivariennes bien plus que de la lecture de Montesquieu. À quand l’appel aux mannes de la République ?
François Vuillemin est diplômé de l’Institut d’Études politiques et Docteur en histoire contemporaine
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[1] « Loi de reconnaissance et d’extension des droits et de rétablissement des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécution ou de violence durant la Guerre civile et la Dictature ».
[2] Fédération de partis politique espagnols de gauche formée en 1986 autour du Parti communiste.
[3] Secrétaire général de Gauche républicaine de Catalogne (ERC) en 1938, Président de la Generalitat en exil à partir de 1954, puis président de la Generalitat réinstaurée de 1977 à 1980.
[4] Convergencia i Unio
[5] Système dit des 3%, soit le montant de surfacturation imposée systématiquement aux entreprises opérant dans le cadre des marchés publics de la Généralité. Josep Taradellas avait prévu et dénoncé de façon prémonitoire la mise en œuvre de ce macro-système de corruption liant intimement les comptes opaques de Convergencia I Unio et ceux de la famille Pujol.
[6] Prélude à un conflit territorial naissant, cette réforme donna lieu à un recours formé en juillet 2006 auprès du Tribunal constitutionnel par le Parti populaire et six autres régions autonomes contre l’évolution du statut de la Catalogne, lequel conduit le 28 juin 2010 à une diminutio capitis dudit statut par le juge constitutionnel.
[7] 24 morts en deux jours à Barcelone et sa région.
[8] Nationalistes-Non nationalistes
[9] Mis en œuvre par le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, le 27 octobre 2017, l’article 155 de la constitution entraîne la cessation immédiate des fonctions du président catalan et des membres de son gouvernement, la dissolution du Parlement régional, la mise en place d’une administration transitoire nommée par Madrid et la convocation d’élections autonomiques dans un délai de trois mois.